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L’histoire enseigne que les révoltes et révolutions se font toujours non pour quelque chose mais contre quelqu’un qui opprime et affame les classes les plus pauvres et les plus exploitées. Il en est allé ainsi en Égypte, même si on cherche à faire passer la requête des foules au Caire et ailleurs pour un virage vers un système réellement démocratique bourgeois, masquant derrière un fumeux rideau idéologique la faim et le désespoir des masses. Celles-ci sont exploitées sûrement par un régime despotique et corrompu, mais soutenu par toutes les démocratiques chancelleries mondiales, parce le vieux pharaon s’est toujours remarquablement comporté comme un gendarme interne, autant contre les partis islamistes que contre les authentiques luttes de classe du prolétariat. Il se portait garant dans le même temps de la sécurité de la circulation maritime dans le canal de Suez, ainsi que du très délicat équilibre armé en Palestine à l’avantage d’Israël. Les différentes administrations américaines l’ont en ceci protégé et renforcé en concédant, entre autres, une licence pour la construction en Égypte des chars de combat Abrams de tout type, jusqu’à atteindre un total de 1 000 tanks.
Mais tout a un coût et un prix à payer ! Et c’est sur la dynamique des prix des produits pétroliers et de ceux alimentaires que s’est rompu l’équilibre interne égyptien, pointe avancée de la stabilité de la côte sud de la Méditerranée.
Commençons dans l’ordre. Cet équilibre était soutenu par une distribution de denrées alimentaires de base, taxées à bas prix, financée par les gains de la vente de la production pétrolière nationale. Les conflits ont commencé quand le gouvernement, à cause de la consistante réduction de la rente pétrolière, a menacé d’abord de supprimer, ensuite de réduire conséquemment les subsides alimentaires et notamment les subvention sur le prix du gaz et du pétrole raffiné.
Après les premières protestations, qui arrachèrent la promesse de la part des représentants publics d’une augmentation des retraites et des salaires de 15%, ce qui évidemment a entraîné des demandes analogues de la part du secteur privé, ceux qui connaissent la situation financière réelle de l’ Égypte se sont demandés où le régime allait trouver l’argent, alors que la situation ne le permet pas. Cette simple promesse avait pour but de calmer la rue pour gagner du temps. Combien de temps, quand 60% de la population vit avec quelques euros par jour et doit destiner 50% de son revenu à la dépense alimentaire ? Nul ne le savait. En 2010, les prix ont augmenté de 12,8% tandis que les salaires, dont l’augmentation est modulée selon les catégories, nettement moins. Alors que l’augmentation promise de 15% permettait seulement de récupérer la perte du pouvoir d’achat de l’année passée.
1974 est l’année de la première grande crise de surproduction du capitalisme mondial de cet après guerre, que l’on a faussement attribué à l’augmentation du prix du pétrole qui n’a été que le prélude de l’augmentation du prix des matières première en général. Toute crise de surproduction est à chaque fois précédé de l’augmentation du prix des matières premières. Cette augmentation clôt un cycle où la production capitaliste est arrivée à l’extrême limite des ses possibilités et où les capacités d’absorption du marché sont saturées. Une étude soigneuse de la British Petroleum révèle que la production de pétrole en Égypte a enregistré une constante et rapide augmentation depuis 1974 jusqu’en 1995, ensuite avec la classique allure "en cloche" elle a subi une diminution constante, et aujourd’hui sa production est égale à celle de 1983. Ce qui est impressionnant au contraire est l’allure de la consommation intérieure des produits pétroliers qui monte progressivement jusqu’à dépasser en 2010 la valeur de la production nationale. Le même graphique montre la courbe de l’exportation nette de pétrole qui après le maximum de 1995 atteint zéro en 2010. Ceci signifie que l’ Égypte en à peine 45 années est passée du rôle de pays exportateur à celui d’importateur de pétrole.
La situation du gaz naturel est analogue. Depuis 2008, l’Égypte n’a plus stipulé de contrats pour l’exportation de gaz, de façon à pouvoir subvenir à sa consommation intérieure.
En outre, l’absence d’exportation de la production pétrolière porte en soi une chute des entrées fiscales, d’autant que la consommation intérieure d’énergie (pétrole, gaz et électricité) est subventionnée par l’État, tout comme le sont les produits de première nécessité. En 2005 ces subventions représentaient environ 10% du PIB. Sur les 58 milliards livres égyptiennes consacrées aux subventions, 40 milliards l’étaient pour l’énergie.
A cela vient s’ajouter la crise économique mondiale qui s’est traduite par une chute des exportations de pétrole, par une réduction notable du commerce mondial, et par conséquent par une réduction du trafic maritime marchand, ce qui entraîna à son tour une chute des taxes en provenance du Canal de Suez. Pour les principaux pays industrialisés la chute des exportations pour l’année 2009, au plus fort de la crise a varié de -20% à -30% suivant les pays. En Égypte sur la même année les exportations totales ont chuté de 12%. A cela il faut ajouter une perte de devises avec la diminution du tourisme due à la crise.
Selon un rapport informatif de la CIA, suivant les dernières données disponibles pour 2009, avec des recettes fiscales de 47 milliards de dollars, le montant des dépenses de l’État égyptien s’éleva à 64 milliards. Le rapport estime le déficit budgétaire pour 2010 à 8,1% du PIB.
La manœuvre du gouvernement pour réduire les subventions sur l’alimentation et l’énergie et la prise de toute une série de mesures pour augmenter les impôts est alors devenue inéluctable. Mais tout aussi inéluctable la révolte populaire, si l’on sait que la majorité de la population consacre 40 à 60% de ses revenus à l’alimentation, que 20% vivent en dessous du seuil de pauvreté et que 20 autres pour cent sont juste au dessus de ce seuil. Sans oublier qu’un jeune sur trois se trouve au chômage. L’écart de revenu entre classes riches et pauvres, qui est propre à toute société de classe et en particulier au capitalisme, s’amplifie en périodes de crise. La colère contre la corruption de tout l’appareil du régime et la volonté de se débarrasser de ses principaux représentants, s’explique alors. Ce n’est pas encore la revendication communiste d’abolition des classes et avec elle de la propriété, mais c’est déjà un premier pas vers le rejet de conditions matérielles insupportables et le refus d’un régime de classe inique. Les conditions subjectives (présence d’un large réseau de syndicats de classe et d’un parti communiste qui encadre les masses à travers ce réseau) pour conduire le prolétariat à la prise du pouvoir ne sont pas encore présentes.
L’autre facteur révolutionnaire est la rapide et constante croissance de la population qui de 20 millions en 1950 est passée à 79 en 2010, quadruplant en seulement 60 ans avec un taux de fertilité moyen de 3 enfants par femme. La CIA sous-évalue, dans cette situation, le chômage avec un taux de 9,7% quand d’autres sources, bien plus crédibles, l’estime à 40%.
En raison de l’accroissement de la population, il faut plus d’aliments et plus d’espace pour vivre, plus d’infrastructures pour l’organisation productive et sociale, mais surtout plus de terre à cultiver dans un pays enserré par le désert sur le long des rives du Nil; ce que les anciens pharaons avaient bien compris en organisant en conséquence toute la structure productive. Le capitalisme au contraire va exactement dans la direction opposée: plus de terre pour la rente foncière urbaine, industrielle et touristique, bien plus rentable pour les grands propriétaires que le riz, le blé, les dattes ou la production d’oignons. Tant et si bien que le ministre préposé à l’agriculture a dû déclarer que l’ Égypte importe aujourd’hui 40% de ses besoins alimentaires, dont 60% de ses besoins en blé !
Le problème est devenu plus aigu cette année au niveau mondial, comme les révoltes en Asie, en Amérique du sud, en Afrique et dans le sous continent indien l’ont montré. En raison de deux faits majeurs: en premier lieu, il y a eu une forte chute de la production mondiale pour des causes climatiques, surtout le mauvais temps en Russie; en second lieu, la spéculation à la bourse sur les denrées agricoles qui ont profité de la situation pour faire monter les prix à la consommation. En 1793 les spéculateurs étaient envoyés à la guillotine par les sans-culottes. Dans un avenir pas si lointain, celle-ci reprendra du service ! De plus l’offre alimentaire s’est contractée pour la production de biocarburants, de plus en plus réclamés comme alternative aux produits d’origine pétrolière, ce qui a réduit les terrains agricoles destinés à la production alimentaire. D’amples études de la FAO démontrent que la production mondiale de blé a connu une légère et discontinue croissante jusqu’au maximum de 2008 pour ensuite diminuer sensiblement.
Pour les prix des denrées alimentaires, «l’indice de la FAO a atteint le maximum depuis sa création en 1990. L’incrément est tel qu’il dépasse celui de l’été des records, en 2008, quand le baril de pétrole atteignait 147 dollars» (Corriere della Sera, 16 février).
Nonobstant l’augmentation de la population mondiale, la FAO a
soutenu
par ailleurs que celle-ci pouvait être nourrie avec l’actuelle capacité
de production; mais, selon nous, seulement après avoir éliminé le
fétiche
de la marchandise et la loi de la valeur qui va avec !
L’ARMÉE- PARTI-ÉTAT
L’État égyptien a le contrôle du canal de Suez. Son éventuel blocage provoquerait une augmentation des prix des marchandises à cause des routes plus longues à parcourir, surtout pour l’ Europe et les USA. Ceci aurait divers effets quand il s’agit d’importation de pétrole, ou de produits finis de l’ Orient, ou d’exportations dans l’autre sens. Ce n’est pas pour rien qu’une force navale a été mise en alerte face au canal. Le navire d’attaque amphibie Kearsarge, doté d’équipements pour le débarquement d’hommes et de moyens lourds, avec un pont de décollage pour les hélicoptères, y a été envoyé le 6 février, officiellement pour d’éventuelles opérations d’évacuation rapide de citoyens américains; mais le porte-avions Enterprise, le plus long navire de guerre au monde, présent en Méditerranée s’est déplacé, à la suite de navires d’escorte, face aux côtes égyptiennes, certainement pas pour une croisière de plaisir.
La grande bourgeoisie égyptienne, bien représentée et défendue par son armée, a réussi dans l’immédiat, à gérer l’urgence, en faisant sortir de scène, malgré lui, Moubarak en février 2011, et en évitant toute intervention militaire étrangère, du reste très problématique.
En Égypte, l’armée a un rôle très important dans la vie politique, économique et sociale du pays. L’honneur de la caste militaire remonte à l’époque du général Nasser qui, avec l’appui du général Nagib, par un coup d’ État, renversa le roi Farouk. L’armée, en particulier les forces terrestres, assume le contrôle de l’ Égypte en cooptant dans ses rangs ceux qui occupent à la tête du gouvernement les postes clefs. La première mesure prise par Nasser après son arrivée au pouvoir a été de faire pendre deux syndicalistes pour fait de grève. Ainsi le chantre du nationalisme arabe montrait ouvertement ce qu’il était: le représentant des intérêts de la bourgeoisie égyptienne et seulement de cela. Le fidèle conseiller et successeur de Nasser en 1970, Anouar el Sadat, provenait aussi de l’armée. Après l’assassinat de ce dernier, en 1981, par un groupe de fondamentalistes qui se vengeaient ainsi du traitement qui leur était réservé, lui succéda le premier conseiller, le général de l’aéronautique, Mohammed Hosni Moubarak. En 2004 ce dernier tenta d’imposer son fils Gamal comme successeur, dans une tradition presque dynastique. Formellement ces potentats militaires furent toujours confirmés par des plébiscites dans de "libres" élections démocratiques.
L’État major de l’ armée n’est pas seulement une caste de pouvoir mais un système économique et politique – tout comme en Algérie. Toute information statistique ou industrielle est considérée comme un secret militaire, y compris de nombreuses données économiques pour lesquelles ne sont disponibles que des estimations. L’armée contrôle directement 45% de l’économie non seulement en produisant de façon autonome une bonne partie de ses besoins, mais aussi des biens de consommation pour le reste de la population: ciment, tissus, électro-ménager de tout genre, denrées agro-alimentaires parmi lesquelles l’huile, l’eau minérale, cultivés ou extrait à partir de terres qui lui appartiennent, pain sortie des fourneaux de l’armée, etc. Le secteur touristique national généralement est assigné aux hauts officiers à la retraite comme gratification supplémentaire. Le ministère du tourisme emploie 40 000 personnes, le plus souvent des civils, et réalise environ 255 millions d’euros de gain. De fait État et bourgeoisie sont en grande partie superposables.
On estime que l’armée est composée de 400 000 hommes et autant de réservistes. Depuis environ 40 ans elle est soutenue économiquement par les USA qui achètent sa fidélité avec 1,3 milliards de dollars par an ! Mais il y a un compte pour les hauts gradés, et un autre pour les soldats et gradés subalternes qui reçoivent bien peu de cette manne !
La stratégie adoptée par l’armée dans les récents conflits sociaux a été le signe de la continuité dans la gestion du pouvoir, avec tout l’appui des diplomaties étrangères. Face à la colère de la rue, qui a de fait accepté de se tenir dans des limites non violentes, elle a fait en sorte que les protestations se dirigent vers la figure du vieux raïs, en donnant aux militaires la consigne de ne pas tirer sur la foule, sauf en cas d’attaque de sa part. Cependant les forces de l’Unité 777, les forces spéciales, étaient de garnison dans les quartiers clés du Caire.
Moubarak sacrifié, jouant le rôle de sauveurs de la patrie, les militaires se sont présentés pour gérer "la transition" vers un nouveau présumé "système démocratique", où leurs hommes clés pourraient continuer leur coterie économique, notamment sur le tourisme.
Ceci convient très bien aux bourgeoisies d’ Occident et des USA: la crise économique nécessite la stabilité politique maximale, surtout dans cette zone. L’habituel jeu se poursuit, sans Moubarak: "Tout changer pour ne rien changer" ! Dans les pays démocratiques c’est le rôle de l’alternance.
La lutte des travailleurs s’est pourtant poursuivie: ils ont continué à protester pour de meilleures conditions de travail et des salaires décents. La caste militaire a dû alors mettre bas le masque de la liberté et présenter son vrai visage d’ennemi de classe, tant comme capitalistes enragés par les grèves des entreprises du textile, que comme groupe au pouvoir qui maintient la soumission politique du prolétariat. Elle a donc annoncé avoir modifié les règles d’engagement des forces armées contre toute forme d’instabilité, grèves comprises !
Comme réponse à la reprise des grèves des travailleurs de la Compagnie Fils e Tissus d’ Égypte, la plus grande usine textile du pays avec 24 000 employés, le Conseil militaire a ainsi déclaré: «Il y a ceux qui organisent des manifestations qui font obstacle à la production et créent des conditions économiques critiques qui peuvent amener une détérioration de l’économie du pays (...) La continuation de l’instabilité et ses conséquences provoqueront des dommages pour la sécurité nationale. Le Conseil Supérieur des Forces Armées ne permettra pas la poursuite de tels actes illégaux qui constituent un danger pour la nation et s’y opposera en prenant des mesures légales pour protéger la sécurité de la nation». En d’autres termes, c’est la couverture légale pour que l’armée puisse tirer sur les grévistes !