Parti Communiste International |
Juillet 2013 (il Partito n° 360)
Le gouvernement égyptien réuni en un temps record par le premier ministre, l’octogénaire Hazem el-Beblawi, et installé mi juillet, a à sa disposition peu de temps du fait que la situation en Égypte requiert des décisions rapides. « Les réserves de blé importé sont suffisantes seulement pour les deux prochains mois, selon un ex ministre du gouvernement destitué. Il s’agit de 500 mille tonnes auxquelles s’ajoutent trois autres millions de tonnes cultivés dans le pays » (AGL, 11 juillet). En effet, à cause de la diminution des réserves en monnaie étrangère, il semble que depuis février le gouvernement déposé de Morsi ait suspendu les habituelles acquisitions de blé sur le marché mondial. Désormais, après le coup d’état, les douze milliards de dollars d’aides promis par l’Arabie Saoudite, le Koweït et les Émirats arabes sont très attendus (1) : ces énormes capitaux devraient permettre en outre à l’État égyptien, le premier importateur de blé au monde, d’alimenter ses 85 millions d’habitants, gagnant ainsi quelques mois de trêve, mais faisant croître d’autant sa dette.
Le gouvernement des Frères Musulmans avait prévu d’abolir les subventions étatiques, mais sans toutefois y parvenir. La grande majorité de celles-ci sert à couvrir les besoins en énergie de l’industrie et des familles. Le pétrole national extrait correspond environ à 165 milliards de livres égyptiennes (un dollar équivaut à 7 £.E.), mais l’État le revend au prix de 50 milliards, en payant la différence. D’autres subventions importantes sont destinées à l’acquisition des bonbonnes de gaz, indispensables à l’économie familiale : il semble que l’Égypte en consomme 360 millions par an. L’autre produit fondamental subventionné est le pain : le gouvernement vend une miche 5 piastres alors que son coût de production est de 40.
Ce système est naturellement source d’abus et d’escroqueries, mais ce système de subvention est indispensable à la survie de nombreux millions d’Égyptiens pauvres. Les vampires du FMI ont également demandé au gouvernement Morsi d’abolir le système des subventions.
Ceci ne constitue qu’un des problèmes vitaux que le gouvernement des Frères n’a pas été en mesure d’affronter. Des problèmes économiques et sociaux très graves mettaient en danger le fonctionnement des institutions et alimentaient les conflits sociaux. D’où la décision de l’Armée, véritable détenteur du pouvoir politique et économique, d’intervenir.
Sur l’exemple de la révolte tunisienne, des premiers mois de 2011, le puissant prolétariat égyptien s’est mis en mouvement avec des manifestations et des grèves qui ont abouti en quelques semaines à vider les syndicats de régime et à la naissance de syndicats libres qui revendiquent de fortes augmentations de salaires et de meilleures conditions de travail et de vie.
Durant cette phase, la chute du gouvernement de Moubarak, chargé de tous les maux par le mouvement démocratique libéral et par les Frères Musulmans, a servi de fusible aux classes dominantes et à fourvoyer le prolétariat en le détournant de ses objectifs propres, vers ceux démocratiques. Il s’agissait une nouvelle fois de « tout changer pour ne rien changer ».
Citons « l’Unità »(2) du 9 juillet : « Les militaires ont tenu en main l’Égypte durant les 17 mois qui ont suivi la chute du régime de Hosni Moubarak. Durant ces 17 mois, Amnesty international a souligné dans un rapport que les forces de sécurité et l’armée ont tué au moins 120 manifestants : les cours martiales ont soumis à des procès iniques plus de 12 000 civils, les militaires ont arrêté des femmes qui prenaient part aux protestations et les ont soumis par la force à des "test de virginité" ».
Et pourtant le libéral El-Baradei, pour ne parler que de lui, depuis le début collabore avec les militaires putschistes.
A la fin de 2011, l’armée est encore intervenue contre une manifestation de jeunes coptes qui protestaient contre les agressions des Frères Musulmans, en ouvrant le feu sur la foule avec des mitrailleuses et en causant un carnage. Et pourtant le pope copte était aux côté du général Al Sissi quand il annonça le coup d’État.
Le gouvernement des Frères Musulmans, né d’une victoire électorale acquise de justesse, a été limité dans son action par un accord avec les hiérarchies militaires. Sur le plan économique, le « libéralisme » des Frères devait régler le compte de l’ « étatisme » des militaires, mais s’est réduit au bout du compte à accaparer les postes du pouvoir en faveur de ses coreligionnaires.
Cependant il n’en a pas été ainsi sur le plan social où l’action du gouvernement a été bien plus incisif contre le mouvement ouvrier, comme en témoigne un document élaboré par la Confédération Égyptienne des Syndicats Indépendants de juin dernier (tiré de Mena Solidarity Network) :
« Nous vivons aujourd’hui la troisième année de la révolution, mais sous le gouvernement du régime actuel, nous sommes en train de recueillir encore les fruits amers de la dictature, qui a ramené l’Égypte dans la liste noire de l’Organisation Internationale du Travail des pays ayant les statistiques les plus mauvaises concernant les droits des travailleurs. Maintenant, à la veille d’une nouvelle vague de la révolution de notre peuple, nous rappelons au monde les revendications des travailleurs égyptiens au lendemain de la révolution.
« Nous demandons : où est la nouvelle loi sur les syndicats, la soi-disant loi sur les libertés syndicales ? Pourquoi n’a-t-elle pas été promulguée, bien qu’elle ait fait l’objet de discussions durant plus de deux ans ? Pourquoi la machine répressive est-elle de plus en plus utilisée contre les protestations des travailleurs, au point que la grève de la Portland Cement à Alexandrie a été réprimée par l’utilisation de la police avec des chiens ? Pourquoi ont été licenciés les travailleurs coupables d’exercer leurs droits de manifester et de faire la grève sous l’accusation de la soi-disant « incitation à la grève » ? Pourquoi y a t-il des milliers de chômeurs à cause de la fermeture des usines ou à la fin de leurs contrats ? Pourquoi l’État est-il resté silencieux tandis que 4 000 usines ont fermé, sans même questionner les propriétaires et sans protéger les droits des travailleurs ? Qu’est-ce qui empêche la réalisation des lois qui améliorent les conditions des travailleurs, comme la loi sur le salaire minimum et maximum, la nouvelle loi sur le travail ? Au contraire ont été promulguées des lois contre les intérêts des travailleurs, comme celle sur la criminalisation de la grève, ou des lois qui réclament des taxes aux pauvres et ne touchent pas à l’inverse les riches et les investisseurs.
« Il faut déclarer le gouvernement actuel comme étant coupable comme les précédents, que ce soit avant ou après la révolution, étant donné qu’ils ont travaillé contre les intérêts des travailleurs et en faveur de ceux d’une minorité d’investisseurs, de riches et de grands entrepreneurs. Ces gens n’ont pas d’autre intérêt sinon celui de faire augmenter leurs profits en suçant le sang et la sueur des travailleurs et des pauvres ».
L’évolution de la situation en Égypte ces deux dernières années l’a pleinement confirmé.
Une mise en scène avisée, probablement conseillée par Washington, a caractérisé le coup d’État par lequel le Conseil Suprême des Forces Armées a liquidé le Président Mohamed Morsi, arrêté des centaines de Frères Musulmans, parmi lesquels leurs dirigeants les plus importants, suspendu la Constitution, dissous le Sénat et imposé comme chef provisoire du gouvernement un juge, Adly Mansour, président de la Cour Constitutionnelle. Le chef d’État major de l’armée et Ministre de la Défense Al Sissi a annoncé la destitution de Morsi en parlant d’une salle où étaient réunis des représentants appartenant au plus haut niveau de la soi disant « société civile », des partis d’opposition, de l’Église copte et des religieux islamiques, et le diplomate Mohamed El Baradei, directeur de l’agence internationale de l’énergie atomique.
Les buts immédiats des putschistes étaient de prévenir la réaction des Frères Musulmans et de leur parti Justice et Liberté exclus par le coup de force, de continuer à jouir de l’aide des États-Unis en donnant une apparence « démocratique » au coup d’État, que justifiaient les immenses manifestations antigouvernementales et obtenir une patente d’impartialité et de modération qui pouvait être utile en cas d’intervention. Remarquons, à la lumière de ce que la bourgeoisie et son bras armé sont capables de faire contre les siens, elle le fera bien plus férocement contre le prolétariat des villes et des campagnes.
L’action de l’armée a obtenu l’appui du Front de Salut National du libéral El Baradei, des Islamistes salafistes, de l’Église copte et du « Mouvement des Rebelles », ceux qui avaient recueilli, selon leurs dires, 22 millions de signatures pour faire sauter le gouvernement Morsi. Cela a été une claire démonstration que les contrastes entre les diverses composantes des classes dominantes passent au second plan quand il s’agit de la question fondamentale, la défense de l’État bourgeois.
Ceci doit être bien présent à l’esprit du prolétariat égyptien, s’il veut s’organiser pour défendre les intérêts des travailleurs. Le parti communiste révolutionnaire ne peut s’allier, pas plus en Égypte qu’ailleurs, au mouvement libéral dans un front commun pour l’obtention d’objectifs qui s’apparentent aux acquis des démocraties bourgeoises d’occident comme l’État laïc, l’égalité entre les sexes, la liberté de presse, la liberté d’association syndicale ou le droit de grève. Aujourd’hui, il n’existe pas plus en Égypte que dans le reste du monde – que ce soit en Europe ou en Amérique du Nord – une bourgeoisie « libérale » et « progressiste » : la bourgeoisie est contre révolutionnaire partout, dans toutes ses franges, grandes et petites, disposée seulement à défendre ce système économique qui est de plus en plus en ruines, prête à tout pour conserver ses grands ou misérables privilèges et son pouvoir, même par la dictature ouverte quand cela est nécessaire. Et elle ne demandera certes pas le consentement des classes exploitées.
Ce « démocratique » coup d’état n’a pas été en réalité dirigé contre les Frères Musulmans avec lesquels, jusqu’à il y a quelques semaines, l’armée avait collaboré activement de façon antiprolétarienne, mais contre un gouvernement qui n’a pas réussi à empêcher la croissance des protestations et des grèves.
« L’incapacité de garantir la sécurité et le contrôle du territoire a été l’une des plus grandes limites de l’administration Morsi », raconte du Caire l’ambassadeur italien Maurizio Massari. « L’approvisionnement en gaz est devenu irrégulier, les transports également, et l’argent liquide a commencé à disparaître. La confusion institutionnelle, la corruption et le chaos législatif ont en fin de compte asséné le coup de grâce à l’expérience de gouvernement des Frères Musulmans », écrit « Il Mondo » n°29. Il s’est agi d’un coup d’état préventif, afin de chercher à gagner du temps, dévoyer une nouvelle fois les protestations sur le plan d’un changement interne à l’intérieur de la classe bourgeoise, en imposant un gouvernement en mesure de rétablir, du moins l’espère-t-il, une apparence d’ordre et de légalité et créer les conditions minimum pour recevoir les aides économiques de l’extérieur, essentielles à l’État pour éviter l’effondrement.
L’armée défend, il est vrai, ses intérêts en tant que trust, propriétaire d’industries et de terres qui emploient des dizaines de milliers de salariés, et selon cette caractéristique, elle s’est trouvée en opposition avec la politique « libérale » menée par le gouvernement Morsi, mais elle représente aussi l’État en tant qu’instrument de défense de l’ordre bourgeois et pour cela son action a reçu l’appui de la plus grande partie des classes dominantes.
Voici la déclaration faite à « Asie News » par le porte parole de l’Église catholique égyptienne : « Ce qui est survenu en Égypte n’est pas un coup d’état. L’armée a choisi de protéger une révolution pacifique organisée par les jeunes Égyptiens et suivie par des millions de personnes dans tout le pays. Dans un coup d’état normal, les militaires auraient tout de suite nommé un de leurs hommes comme président par intérim ; ils auraient changé le gouvernement, en prenant le pouvoir. Mais ceci n’est pas le cas de l’Égypte ».
Dans les premières heures de la matinée du lundi 8 juillet, l’armée égyptienne a dispersé, avec une extrême violence, une manifestation des Frères Musulmans, organisée face au siège de la Garde Républicaine au Caire, pour demander la libération de l’ex-président Morsi, qui disait-on y était détenu. Sous les tirs des soldats et des tireurs d’élite il y eut plus de 50 manifestants tués, dont beaucoup par des tirs à la tête, tandis que plus de 300 ont été blessés. Plus de 200 ont été arrêtés et le siège du parti Justice et Liberté, émanation des Frères Musulmans, a été fermé. Ce massacre est passé sans provoquer un grand scandale, les partis bourgeois, les diverses Églises ont seulement demandé « une commission d’enquête » qui « vérifie » les faits.
L’intervention brutale répond certainement à la nécessité de terroriser les manifestants (et pas seulement ceux qui se mobilisent derrière les mot d’ordre des Frères). Mais elle a aussi une autre fonction : les islamistes doivent être éloignés du pouvoir mais non pas éliminés, parce que leur action contre les organisations prolétariennes, leur populisme démagogique, leur propagande religieuse a aidé et continuera à aider les classes dominantes dans le maintien de leur pouvoir. De la même façon la machine répressive bien huilée de l’État sera de plus en plus nécessaire, malgré les paroles tonitruantes sur la démocratie et sur la liberté utilisées aujourd’hui par les partisans de l’armée.
Sur le plan international, le coup d’État a été immédiatement salué par la monarchie saoudienne, qui a félicité le général Abdul Fattah al-Sisi et le nouveau chef du gouvernement Adli Mansur, lequel a été durant dix ans l’homme de confiance de Hosni Moubarak en Arabie Saoudite. Le président syrien Bachar Al Assad a lui aussi salué la chute du gouvernement des Frères Musulmans, ses adversaires dans la guerre qui se déroule chez lui. Le président palestinien Abu Masen l’a également fait, tandis que le Hamas semble avoir perdu, avec Morsi, un allié important.
Au contraire le petit Qatar, financièrement très puissant, a durement condamné la chute du gouvernement des Frères qui avaient favorisé ses intérêts dans le pays, mais il ne renoncera pas pour autant à ses affaires. Le gouvernement turc a eu la même attitude étant lui aussi de matrice islamique. L’Iran a également critiqué le coup d’état.
Les pays occidentaux depuis les USA jusqu’à l’Europe ont été bien plus prudents. Leur attitude a été bien résumée par les paroles du secrétaire générale de l’ONU, Anders Fogh Rasmussen, qui a déclaré : « Je ne crois pas que la chose la plus importante aujourd’hui soit d’étiqueter ce qui est survenu en Égypte, par des discussions théoriques, que se soit ou non un coup d’État ; il faut aujourd’hui renforcer la démocratie au plus vite. »
Les États Unis ont également fourni à l’Égypte les derniers quatre avions F16 sur les 20 promis, démontrant que l’alliance continue, et le Département d’État a dépêché au Caire le vice secrétaire William Burns pour confirmer le soutien de son pays « au peuple égyptien ». Nonobstant la crise et les difficultés économiques qui n’épargnent pas non plus leur économie, les États Unis ne veulent pas perdre cet allié précieux qui non seulement contrôle le canal de Suez, mais constitue un pilier du maintien du statu quo au Moyen Orient.
Même le ministre chinois des Affaires Étrangères, Hua Chunying, a exprimé son soutien au « choix du peuple égyptien » et a appelé les différentes parties au « dialogue » et à la « réconciliation » ; le président Morsi avait fait justement en Chine sa première visite d’État hors du monde arabe. Mais les affaires sont les affaires, et la Chine a en Égypte des projets importants à réaliser. Selon des données reportées par « Le Monde » du 21 septembre 2012 : « le volume des échanges entre la Chine et l’Égypte est passé de 5,5 à 9 milliards de dollars entre 2009 et 2011. Peu effrayés par la perspective de l’arrivée des islamistes au pouvoir, les Chinois ont continué à investir en Égypte, tandis que les capitaux du monde entier prennent la fuite. Pour la Chine, l’Égypte constitue un point stratégique de grande importance ».
La situation économique de l’Égypte est donc très difficile ; l’économie, déjà affaiblie par des problèmes structurels et par la crise générale du capitalisme, a vu sa situation se détériorer encore par de longs mois d’instabilité sociale, de désordres, heurts et grèves.
Les bourgeoisies de tous les pays, du capitalisme le plus vieux au plus jeune, dans la crise qui n’a pas l’air de se résoudre, n’ont pas de « modèle » alternatif à proposer sinon l’habituelle recette : réduire les salaires et réduire à néant l’État social pour tenter de vaincre la concurrence sur le marché international.
L’unique à avoir un « modèle alternatif » d’économie est le grand absent du moment ; c’est le prolétariat, mondial et égyptien, qui ne parvient pas encore à parler en son propre nom, « encadré » qu’il est par des partis ouvertement bourgeois ou faussement socialistes et communistes.
Les travailleurs des villes et des campagnes d’Égypte sont la seule classe qui peut obtenir « pain, liberté et justice sociale », mais ils ne pourront le faire qu’en abattant, à l’unisson avec le prolétariat international, l’État bourgeois, en détruisant son armée, en abolissant la propriété privée sur les moyens de production et sur la terre, en instaurant leur dictature de classe.
Ce qui s’est passé en Égypte n’est pas du tout une révolution, ni un changement de régime, mais seulement un changement de gouvernement. Des têtes sont tombées mais le pouvoir est resté dans les mêmes mains. Pour que puisse survenir une révolution, la mobilisation du prolétariat, la faiblesse des classes dominantes et la crise du système économique ne sont pas suffisantes : l’existence d’organisations de classe indépendantes, c’est-à-dire d’un Parti Communiste bien structuré et de fortes organisations économiques prolétariennes sont nécessaires.
Pour parvenir à ce résultat, il est indispensable que le prolétariat réussisse à augmenter et à renforcer ses syndicats, qu’il réussisse à les maintenir hors de l’influence de l’État, mais aussi des partis bourgeois et opportunistes, afin d’en faire un instrument formidable de lutte. Et il pourra avancer vers la dictature du prolétariat uniquement si ses avant gardes savent retrouver le programme qui condense l’expérience séculaire de la lutte pour l’émancipation révolutionnaire, s’ils savent se relier au marxisme révolutionnaire, au Parti Communiste International.
1. Depuis le gouvernement égyptien a reçu 5 milliards de dollars des Émirats, dont une partie va être utilisée dans un plan d’investissement de 3,2 milliards pour relancer l’économie. (septembre 2013)
2. Ancien journal d’Antonio Gramsci, devenu depuis un journal de centre gauche.