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30 Janvier 2013 |
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LA MOBILISATION DU PROLÉTARIAT ÉGYPTIEN CONTRE L’ARMÉE, LES ISLAMISTES ET LES DÉMOCRATES CONTINUE
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Le second anniversaire du soi disant « printemps » égyptien ne pouvait pas être plus éprouvant pour le nouveau gouvernement civil du Président Mohammed Morsi et son parti « Justice et Liberté » !
De grandes manifestations de protestation contre le gouvernement se sont déroulées dans les principales villes du pays, dans 12 des 27 gouvernorats (division administratives) égyptiens. Dans de nombreux cas les manifestants se sont heurtés violemment aux forces de police, et même aux forces armées à Port Saïd, ville qui se trouve à l’entrée du canal de Suez où, pour répondre aux assauts contre la prison locale, l’armée est intervenue et a fait des dizaines de morts.
Mais la révolte ne s’est pas arrêtée au jour de l’anniversaire ; elle s’est poursuivie les jours et les nuits suivants en continuant à faucher des victimes et à agrandir le fossé entre le gouvernement et les manifestants. Des dizaines de mort, des centaines de blessés et d’arrestations démontrent la violence des heurts. Le président Morsi a répondu en proclamant l’état d’urgence pour une durée de trente jours dans les trois villes du Sinaï, Port Saïd, Suez, et Ismailia, pour assurer sans doute le trafic des navires sur le canal de Suez, véritable veine jugulaire de l’économie égyptienne.
Deux jours après, le 28 janvier, la chambre haute du Parlement égyptien, qui sur la base de la nouvelle Constitution, a les pleins pouvoirs législatifs, a conféré à l’armée des pouvoirs de police, c’est-à-dire la possibilité d’intervenir pour réprimer les manifestations de rue et arrêter les civils.
Malgré tout, les manifestations dans les trois villes soumises à l’état d’urgence ont continué sans que l’armée n’intervienne par peur de mettre de l’huile sur le feu. Les manifestants sont retournés dans la rue pour s’opposer à la politique économique poursuivie par le nouvel exécutif dont l’unique « nouveauté », par rapport au « pharaon » Moubarak, réside dans le fait que le président Morsi n’est pas un militaire de carrière, mais a été « élu par le peuple ». C’est-à-dire par la bourgeoisie et les couches moyennes, surtout des campagnes, qui par peur de la révolution ont appelé au gouvernement les « frères musulmans » - ce fer de lance de la contre-révolution -, sure garantie du conservatisme sociale.
Le nouveau gouvernement s’est trouvé réduit à gérer une situation économique extrêmement difficile ; la population égyptienne a augmenté en soixante années de 20 à plus de quatre vingt millions de personnes, 35% de la population étant encore dédiée à l’agriculture, secteur qui ne produit pourtant que 15% du produit intérieur brut ; 40% de la population se situe déjà sous le seuil de pauvreté dans les campagnes comme à la périphérie des grandes villes et de la métropole cairote, où s’entassent 15 millions et demi d’Égyptiens. Les salaires du prolétariat industriel sont très bas, le chômage est très élevé, surtout parmi les jeunes, tandis que chaque années 700 000 d’entre eux arrivent sur le marché du travail. Le gouvernement, pour tenter de maintenir la paix sociale, subventionne certains biens de premières nécessité comme le pain et l’essence, les faisant vendre à des prix fixés. De plus l’Égypte pour nourrir sa population doit importer la plus grande partie du blé ; elle est de fait le premier importateur de blé dans le monde. Jusqu’à il y a quelques années, l’État égyptien réussissait à renflouer ses finances avec les rentes provenant du canal de Suez, de la vente du pétrole et du gaz naturel, et grâce aux entrées liées au tourisme, et à l’argent envoyé par les travailleurs vivant à l’étranger, sans parler des prêts, même à fond perdu, concédés par d’autres États.
La crise économique générale et la crise sociale, qui a gagné le pays depuis désormais deux années, a entraîné l’effondrement des entrées liées au tourisme et aux investissements directs, les apports tirés de la vente du pétrole se réduisant au fil du temps à zéro par suite de l’augmentation de la consommation intérieure due à la démographie ; et les aides provenant de l’extérieur sont désormais liées à des conditions quasi inacceptables.
Durant l’année écoulée, les disponibilités financières de l’Égypte se sont réduites de façon dramatique car il fallait continuer à subventionner les biens de première nécessité, et il est prévu qu’elles s’épuisent dans l’année en cours.
L’Égypte a donc besoin de tailler dans la dépense publique et d’obtenir des prêts de l’extérieur, et elle en a besoin tout de suite.
Les tractations que le nouveau gouvernement a commencé déjà depuis des mois avec le Fond Monétaire International vont cependant au ralenti. Le FMI exige des mesures draconiennes de suppression immédiate des subventions, d’augmentation des impôts, de la diminution des employés des services publiques qui absorbent 70% de la masse salariale du pays, etc... C’est la recette que le prolétariat occidental est aussi en train d’expérimenter, mais elle a des conséquences encore plus dramatiques en Égypte où la situation était déjà désastreuse avant la crise de 2008-2009. Le gouvernement Morsi a également demandé un prêt aux riches émirats du Golfe, mais leur aide « fraternelle » est donnée chichement et est loin de celle espérée et nécessaire.
Cette situation qui paraît sans issue explique peut-être l’attitude prudente des hiérarchies militaires qui après avoir été pendant des mois au gouvernement à la suite de la chute de Moubarak, ont préféré faire un pas en arrière en permettant l’accession au pouvoir de Morsi et de son parti philo-islamique « Justice et Liberté ». Il ne faut pourtant pas se laisser tromper par les apparences : l’armée reste l’instrument principal de la défense de l’État bourgeois, une structure encore très efficace et organisée en Égypte grâce à sa tradition mais aussi à sa force économique qui dérive autant de la possession de terrains étendus et d’activités industrielles et commerciales que de l’aide financière militaire généreuse des États-Unis d’Amérique. Toute véritable tentative d’abattre le régime bourgeois devra affronter l’armée qui, comme l’ont démontré les événements de l’année passée, est garante de la légalité et de la démocratie pour les classes possédantes, pour les propriétaires fonciers et pour la bourgeoisie égyptienne en général, mais certainement pas pour le prolétariat et les masses pauvres.
Les islamistes au gouvernement se sont rapidement discrédités, mais les autres partis bourgeois, y compris le Front de salut national, qui regroupe les libéraux et les sociaux démocrates, ne peuvent constituer une alternative crédible. Pas plus que les autres, ils n’ont un programme pour sortir l’Égypte de la crise économique et sociale, et sauvegarder, voire améliorer, les conditions de vie du prolétariat agricole et industriel et des masses pauvres. Durant les révoltes de ces deux dernières années contre le régime de Moubarak, puis contre le gouvernement militaire provisoire et maintenant contre l’actuel gouvernement Morsi, on a pu vérifier un phénomène important d’un point de vue de classe et que nous avions prévu : la croissance exponentielle des grèves, la crise qui en a suivi pour le syndicat de régime, et la renaissance de syndicats indépendants pour de nombreuses catégories de travailleurs.
« Presque un millier de nouveaux syndicats indépendants de l’ ETUF (Egyptian Trade Union Federation, le vieux syndicat de régime, ndr) ont été créés depuis le soulèvement du 25 janvier 2011 contre le régime de Moubarak », écrit Joel Beinin en juin 2012 sur “Carnegie Endowment for International Peace” dans son article intitulé « The rise of Egypt’s workers ». Beaucoup d’entre eux se sont unis à l’une des deux nouvelles fédérations syndicales – la Fédération Égyptienne des Syndicats Indépendants ou EFITU, ou le Congrès Démocratique Égyptien du Travail ou EDLC. Les fédérations indépendantes et nombre de syndicats qui en font partis sont faibles quand on regarde les ressources ou leur capacité organisative – en partie à cause du fait que l’ Égypte n’a pas eu l’expérience d’un syndicalisme démocratique entre le début des années 1950 et 2011. Quoiqu’il en soit, l’existence de telles fédérations et les luttes radicales menées par les nombreux syndicats qui leur sont affiliés – les travailleurs de l’industrie du fer, de l’acier et des céramiques ; les travailleurs portuaires de Ain Sokhna ; les travailleurs des transports (métro et bus) du Caire ; les enseignants ; les inspecteurs du fisc pour les propriétés immobilières ; etc.., – ont imposé à l’agenda politique du pays les thèmes de la revendication d’un syndicalisme démocratique, de la liberté d’association des travailleurs et le droit à la négociation collective ».
Ce processus de radicalisation de la lutte de classe et de naissance de nouveaux syndicats non directement contrôlés par le régime est sans aucun doute une des questions les plus préoccupantes pour le nouveau gouvernement. Il a cherché à diviser les nouvelles formes organisatives, soit en imposant ses propres hommes à la direction de l’ « Egyptian Trade Federation » dans le but de lui donner une nouvelle crédibilité, soit en signant un décret contradictoire qui donne la possibilité, avec la simple sentence d’un juge, de dissoudre n’importe quel syndicat indépendant. En outre, la politique économique du gouvernement Morsi a bien peu à offrir aux chômeurs, aux travailleurs, au sous-prolétariat, parce que, en parfaite continuité avec le gouvernement précédent, comme force politique conservatrice elle ne peut pas faire autrement que se soumettre aux lois économiques du capital.
Voici comment Francesca La Bella sur « Nena news » du 25 janvier 2013 décrit la politique suivie par le gouvernement Morsi « Restructuration du système économique pour augmenter sa crédibilité aux yeux des investisseurs étrangers et du Fond Monétaire International, taille des subsides publiques et incitations à l’entreprise privée pour devenir majoritairement compétitifs au niveau d’abord régional, et ensuite mondial, dévaluation de la lire égyptienne pour rendre les produits égyptiens plus compétitifs sur le marché mondial, ne sont que quelques unes parmi les mesures que la parti Justice et Liberté a mises en acte durant les derniers mois au gouvernement. Si ce type d’actions a démontré aux détracteurs de l’Islam politique qu’il n’existe pas une opposition préalable des Frères Musulmans au marché libre, les mesures mises en acte ont signifié, dans de nombreux cas, une aggravation des conditions économiques et des conditions de travail de la population, et, dans certains secteurs, l’adhésion au modèle néo-libérale de la Fraternité a été telle qu’elle a induit certains commentateurs à définir le projet économique du gouvernement comme un exemple de capitalisme islamique : un capitalisme qui demanderait des renonciations et des sacrifices au nom de la fidélité religieuse. Si à cela s’ ajoutent l’augmentation des taxes sur les biens de première nécessité et le fait de lier les salaires à la productivité, il apparaît clairement que le terrain de bataille soit maintenant majoritairement déplacé sur le terrain des besoins plutôt que sur celui de la religion. C’est dans ce sens que sont par conséquent interprétées les protestations des médecins au Caire contre les coupes dans la santé, des employés des ports à Ain Sokhna pour des conditions salariales meilleures, des ouvriers textiles à Mahalla contre la nouvelle Constitution, et de ceux nombreux qui sont descendus dans la rue des plus grandes villes égyptiennes pour réclamer un véritable changement du statu quo ».
Durant ces mois de luttes, le prolétariat égyptien, les milliers de jeunes chômeurs ou à la recherche d’un emploi, les nombreux désespérés qui vivent d’expédients dans les périphéries des grandes villes, ont été aspirés dans un mouvement de lutte qui revendique surtout une justice sociale plus grande, la possibilité d’une vie digne, l’espérance de pouvoir améliorer ses propres conditions de vie, de trouver un travail et un salaire meilleur.
Toutes ces requêtes ont été déçues dans l’arc de quelques mois, remplacées par des rites démocratiques déjà discrédités - les élections présidentielles, le référendum pour la Constitution - et par la charité intéressée des islamistes, tandis que police et milices soudoyées cherchent à imposer l’ordre par la terreur.
Il est probable que cette révolte ne s’éteigne pas facilement, mais elle ne pourra pas porter des fruits positifs et durables pour le prolétariat et les masses pauvres d’Égypte parce qu’il n’y a pas actuellement un parti qui représente les intérêts historiques des classes opprimées. Ce n’est que si le prolétariat réussit à se donner des organisations de classe indépendantes, autant sur le plan syndical que sur celui politique, qu’il pourra y avoir une espérance de salut pour les classes opprimées. Sur le plan syndical, ce processus a déjà commencé, mais les nouveaux syndicats ont encore à renforcer leur organisation, à élargir leur influence dans leur catégorie et à l’étendre aussi à d’autres secteurs de travailleurs. Il faut chercher à protéger ces organisations de l’influence tant des partis démocratiques que des islamistes, et dans le même temps créer un réseau syndical clandestin capable de résister à une éventuelle tentative de destruction de ces organisations par la force. Sur le plan politique, les éléments les plus radicaux et les plus décidés devront retrouver le fil rouge du marxisme révolutionnaire, travailler au resurgissement du Parti Communiste International qui eut une vie brève en Égypte, il y a quatre vingt dix ans, avant de tomber en premier victime de la répression bourgeoise et de l’opportunisme stalinien.
La crise égyptienne, qui s’est manifestée à la suite de la crise générale du régime capitaliste, ne peut être affrontée au niveau national ; elle ne pourra être résolue tant que les rapports capitalistes de production perdurent. Elle ne pourra trouver une solution qu’avec une révolution sociale qui brise le pouvoir de l’ État bourgeois et instaure une dictature internationale prolétarienne.