|
La tragédie, que vit l’Algérie depuis bientôt deux siècles, s’est brutalement illustrée cette dernière décennie par une guerre civile féroce, interminable et meurtrière de plus de cent mille victimes. Les émeutes désespérées qui agitent les régions kabyles en ce mois de juin 2001 n’en est que le ennième épisode.
Les mass-media et avec elles la classe politique internationale parlent d’une situation chaotique, incompréhensible, où les tueurs seraient le plus souvent des groupes terroristes islamistes et parfois les troupes liées au pouvoir. Une chose est certaine: les assassinés sont le plus souvent des prolétaires. Qui tue qui et pourquoi tue-t-on ? Voici le leitmotiv lancinant que répètent goulûment les intellectuels de tous bords à un public devenu spectateur passif et … sidéré, pour ne pas dire terrorisé, devant tant de guerres, de massacres, de famines qu’on lui sert au moment de passer à table ! Le mur de Berlin – symbole bourgeois de la défense de la démocratie contre le barbarie ! - est tombé depuis 1989, et pourtant les conflits mondiaux, qui n’avaient pas cessé depuis la soi-disant victoire de la démocratie en 1945, ne connaissent pas de trève.
L’antagonisme USA-URSS ou démocratie-stalinisme n’est plus suffisant pour justifier la «guerre froide» dirigée contre les prolétaires trahis depuis des décennies par leurs représentants légaux, tandis que le nombre de guerres «chaudes» croît démesurément. Nous, communistes, savons bien que la bête capitaliste est prise au piège de ses propres lois. La crise économique mondiale la met aux abois et prépare la résurrection de son ennemi héréditaire, le prolétariat révolutionnaire, soumis encore au joug de la contre-révolution. L’histoire est en marche, et notre vieille taupe a du souffle à revendre.
Malheureusement la bourgeoisie est partie en guerre la première et porte des coups de plus en plus féroces, aggravant les conditions de vie des prolétaires dans toutes les régions du monde, diffusant les conflits politiques et armés et transformant la guerre de classe en conflits larvés, ethniques, régionalistes, raciaux, religieux, tribaux. Et l’Algérie n’est qu’une illustration parmi tant d’autres de ce processus d’organisation de la confusion dans la lutte, où l’un des adversaires attaque souvent le visage masqué.
La situation de l’Algérie d’aujourd’hui à trente années de l’accomplissement de sa révolte nationale peut être inscrite parmi ces leçons de la contre-révolution qui confirment la justesse des thèses du marxisme révolutionnaire depuis Marx-Engels jusqu’à notre parti. Elle est bien juste la thèse de Lénine qui affirmait que les petits pays de relativement maigre population, ayant atteint tardivement l’indépendance nationale dans l’arène du capitalisme, avaient peu de chances de se soustraire à la domination des grandes centrales impérialistes et d’obtenir une indépendance réelle. Elle est encore plus juste celle qui répétait que la classe dirigeante qui se met à la tête de la révolution bourgeoise dans les pays coloniaux, naissait réactionnaire, et prenait immédiatement conscience de la menace mortelle du prolétariat et de la paysannerie pauvre.
La tâche primordiale du Parti Communiste du pays en question des devait de mettait alors au premier plan la défense des intérêts du prolétariat s’il participait à la lutte pour l’indépendance nationale, mais en maintenant toujours son indépendance programmatique et organisationnel, comme le recommandèrent clairement les thèses du II Congrès de l’I.C. en 1921. De son côté le Parti Communiste des métropoles devait aider les communistes des colonies à maintenir leur indépendance à travers une attitude intransigeante contre sa bourgeoisie impérialiste, devait soutenir et aussi critiquer s’il le fallait le mouvement révolutionnaire colonial, travailler continuellement à l’unité entre les prolétaires des colonies et de l’Etat colonisateur.
Mais le Parti Communiste Français, dans toute la splendeur de son stalinisme, et ses sbires de la CGT, se gardèrent bien de suivre cette voie, préférant celle qui dévoyait les prolétaires dans la défense du mouvement «démocratique» algérien et français contre le fascisme. Ainsi fut liquidée la tendance marxiste algérienne, et les masses algériennes définitivement trahies avec les accords d’Evian, dans lesquels la bourgeoisie française passa à celle algérienne les rennes des manSur la base des textes marxistes et des nombreux articles de nos revues des décennies 50-90, notre parti se donne pour tâche de montrer ô combien notre prophétie de 1962 s’est douloureusement vérifiée dans l’Algérie «indépendante».
«Le résultat de cette insurrection abandonnée à elle-même, vendue par la Gauche française attachée à ses seuls intérêts bourgeois nationaux, et non soutenue par le prolétariat trahi et désemparé, le résultat de la longue lutte héroïque du peuple algérien n’est rien d’autre qu’une révolution bourgeoise avortée. La révolution d’une bourgeoisie qui a remporté un succès politique, mais est incapable de s’élever à la hauteur des tâches sociales élémentaires qui lui incombent (...) la bourgeoisie algérienne, associée ou non à la France, est incapable d’entreprendre ce bouleversement, inapte à résoudre même de façon bourgeoise, l’effroyable crise de la société algérienne; elle est incapable de donner la terre aux millions d’hommes arrachés à leur village, et tout aussi incapable de leur fournir un travail salarié. En Algérie, on voit poussées à l’extrême les contradictions qui, à l’ère de l’impérialisme, entravent la révolution bourgeoise dès ses débuts (...) Ne voyez-vous pas l’effroyable misère qui poussait les Algériens à la lutte ? Et cette misère est toujours là; la bourgeoisie algérienne ne pourra y remédier et les millions d’hommes déracinés et sans travail ne se laisseront pas payer de mots. Ils constituent une formidable force explosive, contre laquelle la bourgeoisie algérienne fourbit déjà ses Forces de l’ordre. QU’ELLE TREMBLE, ELLE, ET TOUS LES CHANTRES DE LA PAIX: IL N’Y AURA PAS DE PAIX SOCIALE DANS L’ALGERIE INDEPENDANTE !».
Et la deuxième partie de la prévision poursuit dans l’invariance marxiste: «Le seul avantage de l’indépendance, c’est de lever une hypothèque. Bien que toujours liée à la France en vertu des accords, la bourgeoisie algérienne ne pourra plus opposer aux revendications sociales le «préalable» de l’indépendance nationale, et les questions se poseront sur leur véritable terrain: le terrain de la lutte de classe. Poussées à la lutte par la détresse, les masses algériennes briseront tôt ou tard l’Union nationale et enflammeront la lutte de classes dans toute l’Afrique. Le prolétariat africain pourra alors trouver la jonction avec le prolétariat international, et par là, la solution de tous les problèmes des pays du Tiers Monde. Car aucune domination bourgeoise, quelle que soit la couleur de sa peau, ne pourra mettre fin à la crise sociale dans laquelle les a précipités l’irruption du capitalisme. Seule la dictature internationale du prolétariat, libérée de toutes les contradictions et des impératifs de l’économie capitaliste, y parviendra» (Programme Communiste n°19 de juin 1962, et Programma Comunista de mai 1962).
Voici ce que notre parti clamait en 1962, et que nous, communistes
internationaliste,
reprenons vigoureusement en 2001 face aux massacres perpétrés
sur les masses algériennes par le terrorisme bourgeois.
I. 1 - Géographie
L’Afrique du Nord, qui comprend le Maroc, l’Algérie et la Tunisie, possède une unité géographique due au sytème montagneux de l’ Atlas.
L’Algérie, Sahara compris, couvre 2 381 741 km2, soit 4,33 fois la France (550 000 km2), tandis que sa population avoisine les 29 millions d’habitants. Cependant la partie habitable, qui correspond à la zone côtière, ne dépasse pas la distance séparant Paris de Clermont Ferrand (450 km), et couvre 210 000 km2, soit 21 000 000 ha. La partie habitable se réduit donc à une mince bande côtière, formée d’un territoire isolé entre mer et sable. L’Afrique du Nord constitue ainsi un étroit bourrelet qui surplombe la Méditerranée et le Sahara, mer de sable, d’où son nom en arabe de Djezirat El Maghreb, île du soleil couchant, soit l’île de l’Occident.
Cette zone côtière est traversée d’Ouest en Est par deux chaînes montagneuses. Ces massifs ou bourrelets forment un A allongé, barré par le Moyen Atlas marocain, dont la branche supérieure (Atlas tellien) part de Tanger, celle inférieure (Atlas saharien) d’Agadir, pour se rejoindre à Tunis. Le littoral algérien de 1200 km de long est formé de falaises, et Alger, par exemple se trouve dans une baie au pied d’une montagne (le Sahel). L’Atlas tellien (1) tombe donc à pic sur la mer, avec ni golfe profond, ni mouillage naturel, ni fleuve navigable offrant un accès à l’intérieur du pays: une côte inhospitalière hormis 3 lambeaux de plaine à Oran, Alger et Annaba. Entre les deux Atlas se trouve une grande dépression au climat continental qui constitue les hauts plateaux depuis la Tunisie jusqu’au Maroc, terres de pâturages et de cultures céréalières.
La façade côtière est bien arrosée, puisque les précipitations avoisinent les 1000 mm par an et peuvent même atteindre 1500 mm, ce qui correspond en gros à la moyenne européenne. Par contre, la barrière que constitue l’atlas tellien arrête les vents humides du Nord-Ouest et ne laisse passer que les vents chauds et secs. Du coup les précipitations tombent sur les hautes plaines intérieures (2) de 200 à 500 mm ce qui est suffisant pour la culture du blé, de l’orge, de l’armoise et l’alfa (confection de paniers, d’ustensiles, de papier). L’Atlas saharien borde le versant sud de ce corridor, et à son pied se trouve le piémont saharien puis le désert du Sahara dominé au Sud Est par le massif volcanique du Hoggar (avec un sommet à 2918 m).
Mais les pluies ne sont pas réparties de façon homogène, ni au cours de l’année, ni d’une année sur l’autre. Hormis le Nord, l’Algérie reste un pays sec. De nombreux barrages hydrauliques s’étalent le long de l’Atlas tellien. Au sud, l’Atlas saharien protège l’immense Grand Erg occidental et le Sahara aride. Cependant des pluies torrentielles peuvent s’abattre dans le Hoggar. Les années de sécheresse reviennent régulièrement et au cours d’une même année, après une période de sécheresse, des pluies torrentielles peuvent sur la côte provoquant des glissements de terrain. Aussi, en Algérie, l’agriculture ne peut-elle survivre sans ouvrages hydrauliques permettant la régulation des eaux et sans travaux de drainages. C’est pour cette raison que Marx définissait l’Algérie comme faisant partie de la vaste aire orientale qui s’étend de l’Afrique aux steppes de l’Asie centrale.
L’Algérie est une terre d’invasions et de passage. Sa configuration rend la circulation Est-Ouest difficile. Traditionnellement, les envahisseurs viennent par la mer; mais l’accès à partir de la mer ne peut se faire aisément qu’au niveau des deux extrémités de l’Atlas tellien, le Maroc ou principalement la Tunisie. Il en fut ainsi pour les Phéniciens qui fondèrent Carthage (Tunisie), les Romains qui occupèrent d’abord la partie Est du Maghreb avant de s’étendre à l’Ouest, et les Français. Les Arabes ont fait exception en envahissant l’ Afrique du Nord par l’intérieur des terres au VI siècle. Alors que sous les Romains toutes les grandes villes étaient situées sur la côte, avec Carthage comme capitale, sous la domination arabe la capitale sera une ville de l’intérieur, Constantine qui fut toutefois fondée par les Romains
Du fait de sa configuration, l’Algérie n’a jamais été un pays de pêcheurs, mais de cultivateurs et de nomades.
Plus de 24 millions d’Algériens habitent dans le Nord du pays; le Sahara, qui occupe les quatre cinquièmes du territoire (2 millions de km2), n’est peuplé que de 2,8 millions de personnes. 84% d’Algériens se serrent donc sur une étroite bande côtière, soit 16% du territoire, qui abrite l’essentiel du tissu industriel. La région de la baie d’Alger avec la plaine de la Mitidja (3) est extrêmement urbanisée. La population du gouvernorat du Grand Alger, dotée depuis 1997 d’un statut spécial par rapport aux 48 autres wilayas (départements), est en effet passée de 900 000 habitants en 1966 à plus de 2,5 millions en 1998, des dizaines de milliers de ruraux fuyant leurs villages s’y entassent, formant une ceinture de bidonvilles. A l’insécurité tragique (beaucoup de massacres frappent d’abord cette population déplacée), s’ajoute le manque chronique d’eau potable, de transports, d’écoles et de dispensaires. Désormais, un Algérien sur 5 habite le Grand Alger. Près de 65% des 29 millions d’Algériens ont moins de 25 ans, mais depuis 1986 la baisse du niveau de vie a entraîné une chute de la natalité: le taux de huit enfants par femme en 1975 est passé à trois.
Les ressources du sous-sol sont celles de ressources minières (phosphate, fer, plomb), du pétrole et du gaz sur des régions couvrant des milliers de km2 dans les zones les plus arides. Les réserves de pétrole brut sont estimées à 9 milliards de barils et celles de gaz à plus de 5000 milliards de m3. L’Algérie tire 95% de ses revenus de l’exportation d’hydrocarbures (13,6 milliards de dollars en 1997). Les gisements de gaz se trouvent à Hassi Messaoud, In Salah et Hassi R’Mel et des gazoducs assurent le transport vers la côte (Oran, Arzew, Alger, Tizi-Ouzou, Skikda); un gazoduc transméditerranéen traverse la Tunisie, la Sicile et l’Italie et un autre gagne l’Europe par Tanger au Maroc, via l’Espagne. Le gaz liquéfié est transporté par bateau vers différentes villes d’Europe à partir d’Arzew et de Skikda. Les gisements de pétrole se trouvent dans les mêmes zones que ceux du gaz, avec un centre d’extraction en projet à In Salah et un gisement à In Ammas-Edjele. Les principaux centres industriels se trouvent donc sur la côte: Oran, Arzew, Alger, Skikda, Annaba. Le tissu industriel est fort polluant: près de 40% du mercure déversé en Méditerranée provient de la côte algérienne.
Sous le poids de la colonisation, peuplement et activités ont privilégié la bande côtière, parce que celle-ci était le lieu des premières implantations étrangères. Toutes les villes portuaires -Alger, Oran, Annaba - ont connu un grand essor, aux dépens des villes musulmanes historiques, comme Constantine et Tlemcen qui ont été déchues de leur rôle. Dans l’intérieur, un réseau de villes nouvelles, de Sidi Bel Abbès à Sétif et à Batna, a solidement quadrillé l’espace algérien: deux tiers des villes actuelles sont d’origine coloniale. L’exode rural déjà commencé sous la colonisation française, a été accéléré par l’industrialisation «bâclée» après 1962. Ainsi les massifs de l’Aurès étaient prospères dans l’Antiquité et sa population, les Berbères chaouias, était des bergers. Les deux tiers de la surface du pays sont occupée de dunes, steppes, massifs désertiques. Dans les oasis se trouvent les palmiers dattiers. Actuellement, les terres fertiles de l’Ouest du pays (région d’Oran) témoignent désormais d’une agriculture à l’abandon. Entre la chaîne du Dahra et le massif de l’Ouarsenis, la vallée du Cheliff dévoile sur des centaines de km ses exploitations agricoles. La région fut exploitée par des «pieds-noirs» (4) d’origine espagnole. En 1962, ses grands domaines revenus à l’Etat furent remodelés sur le modèle des exploitations soviétiques prônant la monoculture. Aujourd’hui les champs sont peu entretenus et l’Etat cherche à les vendre.
L’Algérie n’a pas de cadastre digne de ce nom, aussi la fonction
de notaire reste-t-elle souvent ignorée, ce qui n’entame pas l’essor
du marché immobilier et foncier actuel. Un business que la guerre
favorise. Il suffit qu’un massacre frappe un village pour que le prix
du
m2 s’effondre, alors qu’il flambe en zone «sécurisée»...
Un «papier timbré» soit un simple formulaire municipal
entre l’acquéreur et l’ex-propriétaire avec un timbre fiscal
suffit. La majorité de la population n’a toujours pas de titre de
propriété sur son sol ancestral et se défend en envoyant
des avis d’opposition de vente aux notaires pour éviter une vente
«sauvage».
I. 2 - Bases historiques: tribus contre propriété privée
Les formes de la société algérienne et son mode
de production s’expliquent non seulement par des conditions
géographiques
mais par l’histoire qui fut celle d’une série de colonisations (5).
I. 2. A - Les conditions géographiques déterminent l’histoire
Dans Programme Communiste n°15, que nous citerons largement, nous expliquions le mode de production et les formes sociales de l’Algérie par sa géographie. «L’absence de propriété foncière est en effet la clé de tout l’Orient. C’est là-dessus que repose l’histoire politique et religieuse. Mais d’où vient que les Orientaux n’arrivent pas à la propriété foncière, même pas sous sa forme féodale ? Je crois que cela tient principalement au climat, allié aux conditions du sol, surtout aux grandes étendues désertiques qui vont du Sahara, à travers l’Arabie, la Perse, l’Inde et la Tatarie, jusqu’aux hauts plateaux asiatiques», écrivait Engels à Marx le 6 juin 1853 ("Les sociétés précapitalistes", éditions sociales p 169).
La production agricole exploite deux éléments naturels, la terre et l’eau. Dans les stades primitifs de la production, le caractère de l’agriculture est déterminé par le problème: l’eau tombe-t-elle en quantité suffisante, et au moment voulu ? En Orient, c’est l’adjonction de l’irrigation (travail communautaire) qui permet de réguler les eaux et rend possible l’agriculture. Quand l’agriculture est favorisée par la pluie, elle peut utiliser des instruments de travail efficaces pour mobiliser les ressources de la terre, et, pour les champs de grandes dimensions, elle exige des animaux de trait. Au contraire, dans les zones irriguées, le travail peut se développer avec des outils relativement plus primitifs, mais doit être complété par tout un arsenal d’installations hydrauliques souvent très perfectionnées: plus le travail devient intensif grâce à l’irrigation, plus les superficies nécessaires à la reproduction des producteurs immédiats diminuent, et moins avantageuse devient l’utilisation des bêtes de somme. Dans les zones irriguées, la production dépend donc au plus haut niveau du zèle du travailleur, les récoltes peuvent être nombreuses; l’agriculture prend un caractère horticole, et ne se montre pas adaptée à la main d’servile au sens propre du terme, c’est-à-dire privée de toute propriété et de famille, et immenses (comme à Rome). En Orient, on ne trouve que des esclaves de luxe, des domestiques
Marx reprend ainsi la lettre d’Engels du 6 juin 1853 dans un article écrit pour le New York Daily Tribune "La domination britannique en Inde" du 25 juin 1853 (cf. "les sociétés précapitalistes" p.173): «Le climat et les conditions géographiques, surtout la présence de vastes étendues désertiques, qui s’étendent du Sahara, à travers l’Arabie, la Perse, l’Inde et la Tatarie, aux plateaux les plus élevés d’Asie, ont fait de l’irrigation artificielle à l’aide de canaux et d’autres ouvrages hydrauliques, la base de l’agriculture orientale. En Egypte et en Inde, comme en Mésopotamie et en Perse, les inondations servent à fertiliser le sol; on profite du haut niveau de l’eau pour alimenter les canaux d’irrigation. Cette nécessité première d’utiliser l’eau avec économie et en commun, qui, en Occident, entraîna les entrepreneurs privés à s’unir en associations bénévoles, comme en Flandre et en Italie, imposa en Orient, où le niveau de civilisation était trop bas et les territoires trop vastes pour que puissent apparaître des associations de ce genre, l’intervention centralisatrice du gouvernement. De là, une fonction économique incombant à tous les gouvernements asiatiques, la fonction d’assurer les travaux publics. Cette fertilisation artificielle du sol, dépendant d’un gouvernement central et tombant en décadence dès que l’irrigation ou le drainage sont négligés, explique le fait suivant qui autrement aurait paru étrange: des territoires entiers qui, autrefois furent admirablement cultivés comme Palmyre et Petra, les ruines du Yemen, de vastes provinces de l’Egypte, de la Perse et de l’Hindoustan sont actuellement stériles et déserts. Elle explique aussi pourquoi une seule guerre dévastatrice a pu dépeupler le pays pour des siècles et le priver de toute sa civilisation».
Une remarque s’impose évidemment: les conditions climatiques dont parle ici Marx indiquent seulement la possibilité d’un tel développement, et non sa réalité. Nous constatons que les zones d’agriculture irriguée et d’élevage nomade ont les mêmes traits fondamentaux: le manque d’eau, soit en quantité (et il sera difficile d’irriguer), soit en temps voulu. Au stade primitif de l’agriculture, l’existence d’une faune et d’une flore est en outre déterminante: l’absence de ces conditions a produit une stagnation en Australie et une culture unilatérale dans les Andes.
Les zones nomades et irriguées ont une base naturelle commune: la structure des forces productives explique donc les traits spécifiques de ces deux économies de production, le mécanisme de l’économie des zones de transition qui les relient, les invasions, les soi-disant dynasties nomades, le phénomène des Grandes Murailles et autres travaux effectués par des masses d’hommes. Pour la même raison, les grandes sociétés nomades se développèrent en Afrique et en Asie au bord des sociétés agraires pratiquant l’irrigation, leur imposant de l’extérieur un élément militaire et politique. En Afrique, cette zone confine à la région tropicale, où il n’est pas possible aux économies primitives, ni d’ailleurs à l’économie capitaliste, privée et mercantile, de régulariser les eaux en vue de l’agriculture
A côté du facteur naturel des précipitations intervient un facteur économique et social: l’ordre de grandeur des travaux hydrauliques nécessaires, facteur décisif pour déterminer les structures de la production agricole et de l’ensemble de l’économie. Lorsqu’il faut endiguer les eaux sur une grande échelle (Fleuve jaune, Nil, Euphrate, etc.), construire des barrages réservoirs, creuser des canaux, les moyens techniques dont disposent des individus ou même des groupes locaux sont insuffisants: la régularisation des eaux doit être effectuée centralement ce qui favorise le développement de l’Etat. L’unité économique est – comme on le voit en Algérie - plus petite quand elle peut être organisée par des groupes locaux (surtout dans les zones d’élevage et de nomadisme). La propriété n’y est donc jamais individuelle, mais étatique ou communale, parce que l’appropriation individuelle ne peut suffire. En outre, dans ces formes d’économie liées à la nature, la petite agriculture et l’élevage sont strictement liés à l’industrie domestique, ou dans les unités de production plus étendues, aux castes.
L’Algérie ne possède pas de grand fleuve comparable au Nil ou à l’Euphrate si bien qu’un puissant Etat central n’y était pas indispensable pour les travaux d’irrigation. Elle n’a pas connu à cause de cela une forme de production et de propriété aussi vaste et concentrée que celle des pays dotés de grands cours d’eau. L’irrigation est réalisée localement dans les vallées par des unités relativement petites(tribus ou groupes de tribus); ailleurs domine le nomadisme.
Elle ne possède pas non plus une province intérieure assez vaste et prospère capable de devenir, comme dans d’autres pays riverains de la Méditerranée, le noyau de l’unité nationale. Même la Tunisie et le Maroc sont plus favorisés, car l’Algérie n’a comme arrière-pays que des étendues infinies de steppes et de déserts. Réduite à une plaine côtière prolongée au sud par l’étroit bourrelet montagneux de l’Atlas, l’Algérie proprement dite est resserrée entre la Méditerranée et le Sahara.
Le morcellement du relief rend la circulation d’ouest en est très difficile; qui plus est, la bande côtière est plus réduite à l’Ouest qu’à l’Est, où l’Atlas tellien occupe plus de place par rapport à la steppe. Cette inégalité se répercute sur la nature du peuplement, le genre de vie et l’activité économique: l’agriculture sédentaire s’étend jusqu’à l’Atlas saharien dans l’Algérie orientale, mais ne s’écarte guère de la côte dans l’Ouest du pays, où les Hautes Plaines sud-oranaises s’avancent très loin vers le nord
Ce déséquilibre entre Est et Ouest s’accroît encore du fait de l’opposition entre la zone côtière cultivée et l’arrière pays nomade. Ces deux zones pourraient cependant se compléter harmonieusement et ont besoin l’une de l’autre - surtout le Sud du Nord - pour ne pas dépérir. Les habitants des oasis du désert et les pasteurs nomades des steppes doivent demander aux sédentaires des régions plus favorisées par les pluies de l’orge et du blé, mais peuvent leur fournir un précieux appoint en laine, viande, lait, fromages, dattes. Aussi les rois berbères choisissaient-ils toujours pour capitale une ville intérieure, contrairement aux envahisseurs qui, n’occupant vraiment que la zone Nord, ont par contrecoup ruiné le Sud et déséquilibré complètement l’économie du pays. I. 2. B - L’histoire du Maghreb
L’histoire du Maghreb est celle d’une cascade ininterrompue de
dominations
étrangères (Phéniciens, Romains, Vandales, Byzantins,
Arabes)
Les premiers envahisseurs sont arrivés il y a 3200 ans
Les Canaéens venant de la région syro-palestinienne (voie de passage privilégié entre l’Asie et l’Afrique) s’implantent le long de la côte jusqu’à Tanger. Les aborigènes sont les Berbères (mot latinisé romain barbari signifiant barbare) ou les Kabyles (du nom d’une région de l’ Algérie, la Kabylie), ou Amazigh(" hommes libres "), et occupaient toute l’Afrique du Nord, surtout la région des hauts plateaux. La population autochtone berbère descend de son bled (village) situé sur les hauts plateaux ou dans la montagne, et apprend des Canaéens la culture de la vigne, le culte de Baal et d’Astarté, l’alphabet. C’est le début de l’ancrage culturel de l’Afrique du Nord en Orient.
Si l’invasion des Israélites par le Jourdain au 13ème
siècle, puis celle des peuples de la mer venant de Crête au
début du 12ème siècle avant J.C. mirent fin à
la période cananéenne de la Palestine, les Cananéens
sous le nom de Phéniciens participeront avec Israël à
l’élaboration de la civilisation palestinienne. Les Phéniciens
fondent des établissements commerciaux sur la côte africaine,
qui, après la décadence des cités-mères orientales,
sont repris par les Carthaginois. Carthage est fondée en 814 par
la reine de Tyr (Phénicie). Les Carthaginois ne colonisent pas
l’intérieur
du territoire algérien, mais s’allient avec des chefs berbères
qui domient l’intérieur du pays et leur fournissent des cavaliers
et des éléphants de guerre. Les alliances se font principalement
avec les Berbères occupant la Numidie. Le ccorrespond à l’actuel
Constantinois, les hautes plaines qui s’étendent
entre l’Aurès au sud, le Hodna et la petite Kabylie au nord. Les
Numides (le mot numide vient du grec nomas, nomados: pasteur) peuplent
donc la partie orientale du Maghreb, vivent en tribus nomades de
pasteurs,
et se distinguent des Maures qui occupent la partie occidentale (le nom
de Maures passera en Espagne servant à désigner les berbères
et les conquérants arabes). Durant les deux derniers siècles
avant notre ère, les Numides créent un Etat puissant à
la civilisation originale grâce surtout à l’action du roi
numide Massinissa qui s’alliera à l’empereur romain Scipion dans
sa guerre contre Carthage. En effet Carthage cherche à annexer la
Sicile et se heurte d’abord aux Grecs (460-420) puis aux Romains
(guerres
puniques). Massinissa s’efforce de sédentariser les nomades et prend
comme capitale Cirta (future Constantine). Les villes reçoivent
des constitutions inspirées des cités puniques et la religion
s’inspire aussi de celle des carthaginois. La troisième guerre punique
(149-146) amène la victoire définitive de Rome qui détruit
Carthage, prévenant ainsi une annexion du territoire carthaginois
par les Numides. Massinissa meurt en 148, et ses successeurs ne
pourront
résister à l’impérialisme romain, opposé à
l’unité de la Numidie. En 123, une colonie est fondée sur
le territoire de Carthage avec 6000 colons recrutés en Italie affectée
alors par une crise agraire.
La colonisation romaine
La colonisation romaine s’installe, s’opposant à l’influence orientale, et en 42 après JC, Rome annexe la Maurétanie, contrôlant ainsi l’Afrique du Nord. L’idiome latin se répand partout à côté du punique et du berbère.
Comme nous l’écrivions dans P.C. n°15, les premiers envahisseurs qui ne sont pas assimilés sont les Romains qui introduisirent dans l’étroite bande côtière leur système de production esclavagiste et de propriété individuelle. Rome devra toujours protéger les territoires conquis contre les incursions des tribus nomades vivant en bordure du désert et dont les territoires de parcours et les échanges sont coupés par la pénétration militaire et la construction des routes romaines. La zone sud est ainsi isolée par un cordon militaire, le limes. Le limes est un immense système de fortifications de plusieurs dizaines de km de profondeur, avec tantôt des fossés barrant les vallées, des murs, des fortins. Des grandes fermes fortifiées mettant en valeur les sols sont occupées par des colons qui réalisent des travaux hydrauliques. Ces colons-soldats surveillent les oueds, les pistes, les points d’eaux. Tout le 2ème siècle avant JC est ainsi consacré sur les confins de l’empire à un travail de "pacification" et de cantonnement des tribus nomades. Le système du limes gagne la Mauritanie, et est soigneussement entretenu jsqu’à l’arrivée des Vandales au 4ème siècle. Le sud de l’actuelle Oranie, l’Atlas saharien, les oasis restent en dehors de l’influence romaine.
Dès la fin de la République romaine, l’Afrique du Nord est une terre à blé et le grenier de Rome. Elle fournira ainsi en 50 après JC la moitié de la consommation de Rome, distribuée par l’Etat, soit 1 780 000 quintaux. Cette région constituera la terre des grands domaines avec une concentration de la propriété. L’Afrique du Nord devient la plus riche contrée agricole de l’Occident. Le pays se transforme et s’urbanise: 500 cités de plus de 5 000 âmes, 20 000 km de routes pavées desservant les principaux ports liés à l’intérieur et un axe transversal de la Mauritanie à la tripolitaine sont ainsi réalisés. Kautsky explique que dans toute la région méditerranéenne, la première forme de société de classes porta un coup terrible à la végétation, à la faune et au sol. En Italie aussi, les effets furent désastreux (mais le capitalisme, malgré les développements de la technique, a aggravé peu à peu la situation le long des rives de la Méditerranée, jusqu’aux côtes françaises, où la dégradation de la nature a des aspects presque chroniques). En Algérie, la propriété privée naquit donc sous l’influence du droit romain.
Mais la masse rurale reléguée au djebel (montagne) et au bled, pressurée par le fisc, couve un foyer d’insurrection.
Aux I et II siècles, le credo chrétien venu de Palestine
se répand dans toute l’Afrique du Nord. Les Africains se jettent
avec fougue dans le christianisme oriental qu’ils latinisent les
premiers
(Ce sont eux qui imposent le latin comme langue officielle aux
chrétiens
d’Occident). Mais le christianisme s’y déchire entre celui latinisé
du littoral «civilisé» et celui indigène et indigent
du djebel. Réprimée sans pitié par Rome, la
rébellion rurale rejoint en 347 le mouvement de l’évêque
Donat, un numide, qui refuse toute légitimité à l’Eglise
d’Afrique. Un autre berbère, évêque d’Hippone et futur
Saint Augustin, tenant de l’Eglise romaine, dénonce la sécession.
Mais la guérilla donatiste dévalant de son djebel dévaste
tout dans la plaine montrant le divorce entre l’élite occidentalisée
et la plèbe berbère orientalisée, rupture entre
le bled et la ville, le littoral contre le djebel,
l’Eglise
légaliste
contre l’Eglise intégriste avec un rôle prépondérant
à l’Est où se concentre le pouvoir et s’étale la richesse
(le Constantinois d’où provient aujourd’hui encore l’essentiel du
régime actuel). Le concile de Carthage en 411 condamne le donatisme.
Les invasions des Vandales
A partir de la seconde moitié du 3ème siècle, la
décadence de la puissance écnomique et militaire romaine
permet l’extension d’insurrections des tribus montagnardes berbères
peu touchées par la civilisation romaine, faméliques et guerrières,
vivant du pillage. L’insécurité s’aggrave, les cités
s’appauvrissent. A la veille de l’invasion vandale, seule l’Eglse
demeure,
comme en Occident, organisée et forte. Les Vandales, germaniques,
débarqie,t d’ Espagne en 429 après JC, et en 455 ils dominent
tout le Maghreb romain. Adeptes, d’Arius, l’évêque égyptien,
ils traitent en ennemies la classe dominante romanisée et l’Eglise,
et en alliés les masses de tribus berbères insoumises, les
nomades chameliers, qui détruisent et pillent les villes. En 534,
l’Empereur byzantin chassent les Vandales et reconquiert la partie
orientale
du Maghreb, mais cette reconquête ne résistera pas à
l’invasion arabe.
La conquête arabe
Tandis que dans l’Algérie occidentale se reconstituent les grandes
confédérations berbères, les Arabes venus d’Egypte
pénètrent dès 647 dans le Maghreb. Byzantins et Berbères
souvent alliés résistent courageusement. Ainsi dans les massifs
de l’ Aurès, la reine berbère judaïsée Kahéna
est battue. Durant plusieurs siècles, la conquête arabe est
tumultueuse en raison de la rébellion régulière des
tribus berbères et des rivalités opposant les courants islamiques
et les tribus arabes entre eux. Au milieu du 11ème siècle,
le Maghreb subit l’invasion dévastatrice de tribus arabes guerrières
et pillardes populeuses qui s’y installent définitivement. Demeuré
jusqu’à là une région agricole et boisée, le
Maghreb est livré aux troupeaux des nomades. La régression
des cultures et la disparition des plantations déterminent l’exode
des sédentaires et le recul de toute vie citadine. Le gros de la
population berbère s’arabise. Le territoire se cloisonne entre le
littoral cosmopolite, la montage berbérophone, le haut plateau
arabophone.
Après l’expulsion définitive des Arabes d’Espagne au 15ème
siècle, une véritable immigration arabe dans le Maghreb survient.
L’instabilité des émirats arabo-berbères et la paupérisation
du pays permettent aux Espagnols de prend pied à Bougie, Alger,
Oran. L’émir de Mitidja réclame alors l’assistance des Turcs
et le célèbre corsaire Aroudj Barberousse est envoyé
à son secours en 1516. C’est le frère de Barberousse qui
repoussa les Espagnols. Charles V tente de rétablir le pouvoir des
Espagnols en 1541. C’est un échec. Les Turcs qui contrôlaient
un vaste empire dont la population est bien supérieure en nombre
à celle de l’Espagne, l’emporteront et le Maghreb restera jusqu’à
l’arrivée des Français sous domination turque
La domination turque en Algérie et en Tunisie (1516-1830)
Le grand Turc restera du XVI au XVIII siècle. La région d’Alger est soumise à une milice turque que commande au nom du sultan ottoman un bey. Ce dernier a autorité sur les pachas de Tunisie et de Tripolitaine. A partir de 1671, les maîtres d’Alger, élus par la milice turque, ne sont plus choisis parmi les corsaires mais parmi les militaires, et le pouvoir du sultan ottoman s’exprime à travers l’institution de la charge élective du dey («protecteur») d’Alger, dont l’autorité ne s’étend pas au delà de la capitale et du littoral, et qui gouverne assisté de son conseil privé ou divan. Le gouvernement des deys s’appuie sur une milice turque et sur quelques tribus indigènes alliées. Le reste du pays est confié à trois beys (pour Oran, Medea, Constantine), tributaires du dey d’Alger. Les beys désignent des caïds, lesquels investissent les cheikhs des tribus soumises. Après 1587, l’Algérie est réduite au rang de régence, administrée par un pacha nommé pour trois ans. Malgré le relâchement des liens avec Constantinople, les Turcs d’ Alger reconnaîtront toujours la souveraineté des sultans. Les chefs, les beys turcs et les caïds indigènes, émirs et bachagas, pressurent la population autochtone pour payer le tribut imposé par le gouvernement de la Régence.
Mais de nombreuses régions montagneuses restent insoumises, et les Turcs, peu nombreux (15 000 au début du XIX siècle) contrôlent l’Algérie grâce à des alliances ou aux rivalités entre tribus. Les tribus de l’intérieur comme celles de la Kabylie vivent de façon indépendante. Ce n’est qu’au XVIII siècle que le gouvernement du dey atteint un niveau de sécurité relative.
Pendant les trois siècles de la domination turque, le pays est islamisé en profondeur par des sociétés mystiques et des chefs religieux, les marabouts, qui sont les instruments les plus efficaces de la caste militaire turque.
Grâce aux profits des corsaires et la vente des captifs (Alger était le centre d’un marché d’esclaves le plus souvent chrétiens), l’Etat d’Alger est prospère au XVII siècle. Ces ressources diminuent, mais la piraterie algéroise, qui perturbe les commerces des pays européens, subsiste au début du XIX siècle. Sept Etats européens versent encore après 1815 des tributs annuels au dey pour se mettre à l’abri des corsaires algériens.
Dès la fin du XVIII siècle, le commerce extérieur de la régence d’Alger passe dans les mains des Juifs livournais, tandis que le dey connaît des difficultés financières et doit faire face de 1804 à 1827 à des insurrections tribales. L’artisanat se développe dans les villes surtout côtières et une bourgeoisie commerciale et spéculatrice composé de Juifs, d’Arabes, de Kabyles et de Turcs s’enrichit.
Pour décrire le système foncier existant en Algérie au moment de la conquête française, nous nous aiderons des textes de Marx et Rosa Luxembourg publiés plus loin. En Algérie, la propriété foncière individuelle surgit sous la domination romaine et demeure minoritaire jusqu’à l’arrivée des Français. La propriété collective (tribale et communautaire) reste en effet dominante.
La vie pastorale que les Arabes ont apportée d’Arabie a trouvé dans les caractéristiques physiques du pays qu’ils occupent la possibilité d’un nouveau développement. Le plateau nord-africain que ne coupe aucune grande montagne est riche en vastes pâturages dont les tribus nomades ont la possession indivise. Pour les tribus sédentaires, à cause des conditions naturelles difficiles, malgré les invasions successives, la majeure partie de la population, ne connaît pas la propriété privée. Chez les Berbères et les Arabes domine encore la propriété tribale. Elle aurait pu permettre aux Algériens de faire l’économie du capitalisme si l’Europe était passée entre temps au communisme. Cette forme de propriété avec le mode technique de production qui lui correspond est bien adaptée aux conditions naturelles pauvres de l’Algérie. Ceci explique aussi sa longévité et sa vivacité, alors que partout ailleurs, elle est quasiment supplantée par la propriété privée.
Les travaux de construction des digues, la distribution de l’eau, etc., qui nécessitent un travail collectif et une intervention centralisée, sont assurées par la tribu. La terre elle-même appartient à la tribu. Cette forme de production correspond à un bas niveau technique, mais permet dans des conditions naturelles difficiles à la population de vivre et de se reproduire tout en étant peu destructive du milieu ambiant (l’agriculture intensive qui sera introduite par les colons, à cause de la fragilité des sols, entraînera une forte érosion).
Le caractère accidenté de la topographie, qui rend difficile les communications et fragmente le pays en une multitude de petites vallées, ne rend pas nécessaire la création d’un vaste Etat centralisé pour la construction et l’entretien du réseau hydraulique, comme par exemple en Egypte. Au contraire ce dernier sera imposé de l’extérieur par les envahisseurs romains, turcs et français. Sous la domination arabe, l’Etat central se fragmentera rapidement en une multitude de petits Etats, dont aucun n’aura la force suffisante pour s’imposer. L’Algérie ne pouvait que tomber sous le contrôle d’une puissance étrangère; l’ Espagne (Oran restera espagnole jusqu’en 1792) ou la Turquie, puis la France.
La dégradation des formes collectives du statut foncier sera considérablement accélérée par la conquête turque de la fin du XVI siècle. Le Turc laisse en règle générale le pays aux mains des tribus, mais une partie importante des terres non cultivées devient propriété domaniale et est cultivée aux frais du gouvernement turc, la population autochtone fournissant la main d’mains de fermiers tenus de verser un impôt en argent ou des prestations en nature aux caisses d’Etat.
Pour se protéger des émeutes, outre les milices locales, les Turcs fondent des colonies militaires complétées peu à peu par des cavaliers arabes et kabyles. Chaque colon, astreint à vie au service militaire à l’intérieur des limites du district (caïdat), reçoit une parcelle, le grain nécessaire à l’ensemencement, un cheval et un fusil. La superficie du territoire occupée par le domaine et les colonies militaires grandit avec chaque génération, à la suite des confiscations de biens appartenant à des tribus rebelles. La majorité des terres confisquées est vendue par les autorités sur le marché public. D’où l’essor de la propriété privée du sol. Les acheteurs sont le plus souvent des personnes privées turques. Ainsi naît peu à peu une catégorie importante de propriétaires fonciers privés.
Le gouvernement turc favorise grandement la concentration de la propriété privée entre les mains d’institutions religieuses ou de bienfaisance; ces biens deviennent en effet libres d’impôts, tandis que le propriétaire en a l’usage à vie en échange de prestations en argent et en nature à l’institution religieuse !
La domination turque ne conduit nullement à une féodalisation à la manière hindoustani en raison de la forte centralisation de l’administration civile et militaire turque; tous les deys et caïds locaux ne restant que trois ans en fonction.
L’administration française nous fournit en 1873 des renseignements sur la situation foncière en Algérie. Dans le Tell, les terres du grand Turc occupent 1,5 million d’ha pour la propriété domaniale et 3 millions d’ha de terre non cultivées pour les institutions religieuses; 3 millions d’ha sont la propriété privée des Berbères dont 1,5 million depuis l’époque romaine et 1,5 million par appropriation privée sous la domination turque; 5 millions restent la propriété communautaire des tribus. Dans le Sahara, 3 millions d’ha à l’intérieur des oasis se partagent en propriété familiale indivise et en propriété privée; le reste, 23 millions d’ha est constituée par un désert de sable !
Marx écrivait en 1880: «C’est l’Algérie qui conserve
les traces les plus importantes, après l’Inde, de la forme archaïque
de la propriété foncière, la propriété
tribale et familiale y était la forme la plus répandue. Des
siècles de domination arabe, turque et enfin française ont
été impuissants – sauf dans la toute dernière période,
officiellement depuis la loi de 1873 – à briser l’organisation fondée
sur le sang et les principes qui en découlent: l’indivisibilité
et l’inaliénabilité de la propriété foncière»
("Les sociétés pré-capitalistes").
I. 2. C - La colonisation française: 1830-1962
La seconde moitié du XIX siècle a vu le passage en Europe de l’impérialisme maritimo-mercantile à l’impérialisme colonial. L’intérêt de la France pour l’Algérie remonte à l’époque napoléonienne. La politique coloniale française avait déjà subi une débâcle sous les Bourbons avec la défaite de la guerre de sept ans contre l’Angleterre en 1763.
Napoléon 1er entreprit l’expédition en Egypte pour concurrencer la maîtrise anglaise dans la région. Et il projeta même un débarquement en Algérie (son projet de débarquement fut repris par Charles X en 1830 !) pour punir le dey de son jeu équivoque entre la France et l’Angleterre. L’Algérie représentait surtout la région décisive pour fonder un empire dans l’Afrique septentrionale. Et la France après la Restauration pour des motifs internes(fermentation politique qui portera à la révolution de 1830) et internationaux (concurrence avec l’Angleterre) reprit son programme d’expansion coloniale.
En 1912, Rosa Luxembourg écrivait: «Dans les quarante ans passés à la conquête de l’Algérie, aucun Etat européen ne passa au travers de tant de changements de système politique que la France (...) Mais dans cette succession d’évènements, la politique française en Algérie resta un pôle immuable; du début à la fin elle n’eut qu’un seul but, et dévoila de la meilleure façon, aux limites du désert africain, que tous les bouleversements de la superstructure politique de la France du 19ème siècle tournaient autour d’un intérêt fondamental unique: la domination de la bourgeoisie capitaliste et de ses formes de propriété».
L’Algérie était connue depuis des siècles en Europe pour la «guerre de course» (d’où le mot corsaire) en mer et comme un refuge idéal pour les corsaires dont les prises profitaient au dey. Elle était aussi le centre d’une activité commerciale importante avec les principales nations européennes, en premier lieu la France, qui possédait des comptoirs commerciaux à Bône et La Calle. Autour d’Alger florissait ainsi un réseau de trafics licites et illicites menaçant les commerces maritimes des puissances européennes.
Le différent à propos d’une dette française envers la Régence turque d’Alger dégénéra en conflit ouvert. En juin 1830, les troupes françaises débarquèrent à 25km d’Alger qui fut ensuite bombardée en juillet. Le dey capitulait le 5 juillet. Après la révolution de juillet 1830, le nouveau régime abandonna la nouvelle conquête à l’armée.
La campagne militaire tourna à l’entreprise coloniale avec un peuplement européen et une colonisation agraire de la bande côtière. Le pays prit alors le nom d’Algérie. La victoire française n’équivalait pas à l’occupation du Maghreb qui en fait se réalisa progressivement et se termina à la veille de la première guerre mondiale (la Tunisie fut occupée en 1881, et le Maroc en 1912).
En 1830, l’Algérie compte 3 millions d’habitants minés
par les maladies et les calamités atmosphériques. La plaine
de la Mitidja, autour d’Alger, est alors un marécage. Une partie
des terres appartenait en propriété privée à
l’Etat turc et à une fraction de la population berbère, mais
le reste, c’est-à-dire la majorité était propriété
commune des tribus arabes et berbères. La bourgeoisie française
n’aura de cesse de détruire cette forme de propriété
pour y substituer la propriété privée. Elle mettra
pour cela plus d’un siècle. La caractéristique de l’Algérie
est qu’elle devint une colonie de peuplement (comme l’Amérique du
Nord) où l’Europe put exporter sa population excédentaire
La colonisation se fit en plusieurs étapes
L’immigration européenne commença rapidement. De pauvres hères arrivèrent d’Espagne, des Baléares, de Malte, ou d’Italie, de même que des émigrants allemands et suisses. La colonisation urbaine fut toujours supérieure à la colonisation rurale. Les villes européennes, centres administratifs et économiques, attirèrent, outre les fonctionnaires et les commerçants français, des étrangers de toutes nationalités. En 1839, la population européenne est de 25 000 dont 11 000 Français. En 1872, 60% des Européens étaient des citadins. La population nouvelle était composée en majorité de Français, mais aussi de Juifs indigènes déclarés français en 1870, des Européens naturalisés en 1889. Le rythme d’accroissement européen fléchit à partir de 1914; en 1847, on comptait 109 000 Européens, en 1954 984 000.
De 1830 à 1841, elle fut restreinte à cause de la résistance organisée autour de l’émir Abdel Kader. Issu d’une famille de propriétaires terriens, marabout, il connaissait les premières réalisations du "nationalisme" égyptien. En 1832, il fut élu sultan des tribus de Mascara dans l’Oranais et abrogea certaines institutions pour soulager les masses paysannes. Abdel Kader, reconstituant l’organisation militaire dont s’étaient servis les Turcs, devait avec ses 6000 combattants réguliers, tenir tête aux Français durant 17 ans. Il signa avec la France un traité en 1834 qui restreignait son expansion. Mais il dut aussi lutter contre les propriétaires terriens hostiles à son influence.
De 1841 à 1847, la France renonce à la «paix politique» pour la guerre à outrance. Mascara et les places fortes d’Abdel Kader furent conquises en 1841. L’émir demanda en vain de l’aide à la Grande Bretagne et à la Grande Porte, puis s’enfuit au Maroc en 1843 d’où il reprit la lutte jusqu’à la capitulation du sultan marocain en septembre 44. Abandonné par le Maroc et non rejoint par les tribus Kabyles, il se rendit aux troupes françaises en décembre 47. Les populations arabisées de la partie occidentale se trouvèrent ainsi «pacifiées».
De 1847 à 1857, la France conquiert les Aurès, les oasis méridionales et la Kabylie. Sous la seconde République en 1848, le courant migratoire s’intensifie pour réponde à la crise sociale en France;la France se débarrasse aussi d’éléments subversifs. 20 000 artisans et ouvriers, principalement parisiens, au chômage s’installent en Algérie sur des concessions de terres gratuites. L’Algérie devint un territoire français divisé en 3 départements et envoyant des délégués, élus parmi les colons, à l’Assemblée nationale à Paris.
De 1845 à 1851, l’Algérie connaît d’effroyables disettes et des épidémies de choléra. La grande Kabylie est encore non conquise en 1851. Une famine effroyable se produit en 1867 qui cause 300 000 morts indigènes.
De 1857 à 1871, la France réprime les dernières insurrections. La révolte de l’émir El Hadj el Moqrani ralliant les tribus kabyles en 1871 fut le dernier mouvement d’opposition généralisée des masses paysannes et surtout des paysans sans terre. La répression fut féroce avec de lourdes amendes et des confiscations de territoires. Ce furent donc principalement les paysans plus que les habitants des villes qui eurent à pâtir de la colonisation: l’appropriation de leurs terres par l’Etat français était la première manifestation de la colonisation. La tradition de lutte enracinée dans les campagnes algériennes a pour origine cette expropriation.
Une nouvelle vague de colonisation est encouragée avec des ouvriers de fabrique alsaciens et lorrains et des paysans du Sud Est. En 1871, les Européens d’Algérie étaient au nombre de 245 000 dont 130 000 Français. La troisième République donna l’impulsion majeure à la colonisation. Les lois de confiscation des terres de 1871 et celle de 1878 ouvrirent les ports aux colons et au «racisme» ouvert opposant «blancs» et «arabes» exclus de tout droit.
La France intervint dans la société musulmane en assurant le paiement des ministres du culte, confisquant les biens immobiliers des sociétés religieuses, subordonnant la naturalisation des résidents non français à la condition d’abandonner le «statut coranique». 2500 Algériens devinrent citoyens français de 1866 à 1934.
Les fellahs perdirent les meilleures terres de culture et durent se replier vers les zones semi-désertiques du Sud. Ainsi la colonisation française acquit de 1871 à 1898 un million d’hectares, alors que de 1830 à 1870, elle en avait acquis 481 000. A la petite colonisation des terres algériennes des premières décennies, se substitua celle extensive financée par de grandes compagnies commerciales et par les banques. Quarante années de conquête implacable aboutirent à une spoliation colossale de toutes les sources de richesses économiques et culturelles.
Les colons s’aperçurent vite que la culture la plus rentable est celle du blé, jusqu’à l’arrivée de la vigne. La ruine du vignoble français par le phylloxéra entraîna le développement de la vigne en Algérie, culture spéculative par excellence. Le Tell se couvrit ainsi de vignobles. En 1850, 810 ha, en 1878, 15 000 ha de vignes, 167 000 en 1903, 226 000 en 1929, 400 000 en 1955. En 1930, la vigne correspond à 50% en valeur des exportations
Après 1890, l’occupation avança dans les régions sahariennes qui en 1902 étaient appelées les «territoires du sud». Une série de révoltes suivies de dures représailles retarda la stabilisation du pouvoir colonial.
La législation coloniale s’attaqua donc à la possession de la terre. Voici les dates significatives qui conduisirent à l’expropriation des paysans algériens pauvres et à la mise en place d’un capitalisme agraire: 1833, confiscation des biens du beylik turc et des biens des fondations pieuses et transformation en biens domaniaux; 1845, séquestres militaires en cas de rébellion des tribus contre l’autorité coloniale; 1851, 2 millions d’ha de bois et de forêts appartenant aux tribus sont annexés en domaine public
En 1852, la population compte 2 078 035 habitants dont
134 115
étaient
des Européens de toutes les nationalités, et en outre il
y avait des forces armées comprenant 100 000 hommes.
1857-1863- La pratique du cantonnement ne laisse aux tribus que les terres jugées nécessaires à leurs subsistances. En 1863, les terres des tribus, pour stopper le cantonnement, sont délimitées définitivement. Les colons reçoivent le droit d’acheter des terres sur le territoire des tribus. Les grandes sociétés obtiennent de vastes domaines dans les plaines fertiles de la Mitidja, de Bône (Annaba), d’Oran, de Sétif et Constantine. En 1871, la révolte des Kabyles se traduit par d’importants séquestres (500 000 ha). La colonisation par concession gratuite donne des lots de 40 à 60 ha aux nouveaux colons tels les Lorrains et les Alsaciens qui arrivent au lendemain de la défaite française.
En 1873, la loi française parcellise les terres collectives et les répartit entre les membres de la communauté. Ceci provoque la vente massive des terres des tribus algériennes.
En 1904 la colonisation s’élargit vers les steppes.
En 1920-1940 les vignobles et cultures maraîchères prennent
de l’ampleur. Elle entraîne un appauvrissement forcené des
terres à cause d’un rendement élevé et constitue une
des raisons de l’érosion rapide des sols en Algérie. Selon
une étude faite en 1955 et dont s’inspire notre revue programme
Communiste n° 5, entre 1929 et 31, près de 250 000 ha de vigne
ont été plantés à la hâte (Mitidja, Oran,
Annaba). La quasi totalité du vin était exportée vers
la France.
Destruction de la propriété indivise des tribus et appropriation de la terre par les colons
La colonisation (1830-1962) va provoquer une massive déstructuration humaine et culturelle et introduit brutalement des rapports marchands et monétaires dans une société formée de tribus vivant encore des formes de communisme primitif. Elle y a inséré une économie dans une spécialisation internationale qui a aggravé le processus de soumission et de dépendance de l’Algérie vis-à-vis de la métropole.
Karl Marx avait étudié en 1880 la situation de l’Algérie dans une formidable étude qui fut publiée en France en 1959 sous le titre «Une étude inédite sur l’Algérie» (dans la Nouvelle Critique, n°109). Et dans un texte de 1912 intitulé «Les fastes de la colonisation française en Algérie», Rosa Luxembourg analyse l’introduction par la violence de la propriété privée dans le système collectif indigène comme seul moyen de détruire leur rébellion. Ce texte que nous avons publié dans Programme Communiste n°5 d’octobre-décembre 1958 est tiré du chapitre XXVII de son Akkumulation des Kapitals». Marx et Rosa Luxembourg ont utilisé les mêmes sources (le livre du russe Kovalevsky). Ces deux textes sont publiés à la fin de cette revue.
Dans Programme Communiste N°11 (avril-juin 1960) «Le Communisme et les partis algériens», nous écrivions: «Lorsque les Français envahirent l’Algérie en 1830, le dey prit facilement son parti de la situation et capitula le lendemain du débarquement. Le traité qu’il signa stipulait qu’il conservait ses biens personnels et était libre de se retirer où bon lui semblerait. Mais les Arabes et les Kabyles réagirent, eux, tout différemment: ils organisèrent aussitôt la lutte contre l’envahisseur et firent retentir le pays des échos de la guerre sainte. L’Emir Abd-el-Kader, reconstituant l’organisation militaire dont s’étaient servis les Turcs, devait, avec ses 6 000 combattants réguliers et ses 30 000 combattants irréguliers, tenir tête aux Français pendant dix-sept ans.
Il n’existait pas alors en Algérie de classes sociales distinctes, ni, par conséquent, de partis politiques représentant des intérêts opposés. Cette situation tenait au fait que l’Algérie était, après l’Inde, le pays où la forme communautaire archaïque de la propriété foncière s’était le mieux conservée. Aussi est-ce contre ce régime de la propriété, assise de la société algérienne, que l’impérialisme français fit porter ses attaques. Il utilisa pour réduire la propriété communautaire des tribus les formes de la propriété privée que laissaient les Turcs. Commençant par mettre la main sur la propriété domaniale, il s’appropria ensuite les propriétés des institutions religieuses de bienfaisance, les «habous» ou «wakuf» (6). Il s’efforça de détruire l’organisation tribale communautaire, afin d’affaiblir du même coup la résistance de la population. Il lui fallut longtemps pour venir à bout de la propriété communautaire (…) La tenace propriété communautaire ne laissait pas pour autant de représenter encore, en 1873, une forme «qui encourage dans les esprits les tendances communistes et qui est dangereuse aussi bien pour la colonie que pour la métropole».
Et c’est en 1912, c’est-à-dire 40 ans plus tard, que Rosa Luxembourg écrivait: "La vivisection de l’Algérie poursuivie depuis 80 ans trouve maintenant moins de résistance, car les Arabes que le Capital français encercle toujours plus étroitement depuis la soumission de la Tunisie (1881) et du Maroc, sont réduits à merci".
La propriété communautaire devait être définitivement vaincue, lorsqu’avec l’implantation massive des colons français et la prédominance croissante de la propriété privée, elle se trouva spoliée de ses meilleurs terres et inapte à assurer la subsistance d’une population qui, de 1830 à nos jours, est passée du simple au triple. Sa défaite rendit donc plus aigu que jamais le problème de la simple subsistance des masses, et la victoire de la propriété privée bourgeoise, bien loin de résoudre la question agraire, ne fit que la rendre plus explosive. Elle est restée au centre de tous les problèmes que pose l’Algérie.
On peut pourtant se demander pourquoi, puisque sa situation agraire était analogue à celle de la Russie après 1861, l’Algérie n’a pas connu, elle, un mouvement qui aurait pu arguer de l’existence des communes rurales primitives pour prôner une réorganisation socialiste de la propriété foncière. Un tel mouvement aurait même pu, les circonstances aidant, évoluer vers le marxisme sinon vers le menchévisme. Cette différence s’explique si l’on pense que non seulement il y avait entre les différentes classes russes (et en particulier entre les prolétaires et les intellectuels) des rapports beaucoup plus étroits qu’en Algérie, mais qu’en outre celle-ci, intégrée dans l’Islam, était beaucoup plus fermée que la Russie à l’influence du socialisme européen. Le socialisme français ne paraît pas avoir influencé à cette époque les forces révolutionnaires existant en Algérie. Quoiqu’il en soit, le prolétariat algérien n’est vraiment entré en contact avec le prolétariat révolutionnaire européen que lorsque les travailleurs algériens émigrèrent en France, au lendemain de la guerre de 1914-19: la dégénérescence de la social-démocratie ne l’affecta donc pas. Ce prolétariat qui entrait en scène au moment de la crise révolutionnaire ouverte en Europe par la Révolution russe représentait pour le colonialisme français un adversaire redoutable.
On sait quelle impulsion formidable l’octobre russe avait donnée à la lutte anticolonialiste en Asie et principalement en Chine; c’est là que le colonialisme européen, qui est actuellement sur le point de perdre ses dernières positions africaines, a subi ses premiers revers. On connaît moins l’influence de la Révolution russe sur l’Afrique du Nord en général et l’Algérie en particulier.(7)
Nous allons voir qu’elle fut aussi importante sur le plan théorique que sur le plan pratique. D’abord – tout au moins lors de ses premiers congrès – l’Internationale Communiste, conformément aux positions authentiquement marxistes, engloba les mouvements d’émancipation des pays coloniaux dans la perspective générale du socialisme».
NOTES
1. Le Tell (en arabe, ce mot signifie hauteur) correspond à la frange utile des reliefs proches du littoral. Il inclut les causses atlasiques de Tlemcen, Saïda, l’Ouarsenis; au nord, les hautes plaines constantinoises. Large de 80 à 120 km, il s’étire sur plus de 1000 km le long du littoral.
2. Sur plus de 150 000 Km², soit 6,7% de l’Algérie, les Hautes Plaines sont constituées de deux ensembles inégaux: les Hautes Plaines constantinoises, sur 42 000Km², qui comptaient en 1987 12,5% des Algériens, et les Hautes plaines algéro-oranaises semi-arides, pays du mouton alfatier.
3. La Mitidja est une vaste plaine sublittorale de 1300Km² (100km de long sur 15 de large) s’étendant entre 2 montagnes, les basses collines du Sahel d’Alger au Nord, et la haute chaîne du Tell de Blida au Sud. La chaîne du Tell est une véritable barrière naturelle, enneigée une partie de l’année, et franchie seulement par des gorges profondes. La Mitidja est une plaine agricole passée rapidement aux mains des colons (viticulture et agrumiculture). Les 1660 fermes coloniales et 80% des terres de cette plaine furent egroupées à l’indépendance en 175 exploitations " autogérées ". A partir de 1985, ces exploitations et coopératives furent éclatées en une multitude de petites exploitations collectives dont la privatisation profite à la spéculation immobilière citadine. L’évolution de la Mitidja est liée à celle de la Capitale. A l’Ouest franchement rural, s’oppose une partie centrale entre des agglomérations urbaines (Blida, Boufarik, Sidi Moussa) et des campagnes très mitées, pendant qu’un arc de cercle reliant Baraki à Rouiba-Reghaia, grande zone industrielle, à l’Est se rattache à l’agglomération algéroise. Mitidja et Sahel concentraient au début des années 90 40% des emplois industriels de l’Algérois, Alger demeurant, malgré sa récente désindustrialisation, le principal foyer industriel du pays. La plaine comptait 970 000 habitants au recensement de 1987 (285 habitants au Km² en 1966 et 720 en 1987). Son taux d’urbanisation reste le plus élevé des plaines et bassins telliens d’Algérie (57%). Le réseau urbain, d’une vingtaine d’agglomérations, est certes dominé par Alger, mais Blida, cité historique, centre industriel, administratif et universitaire important, y tient un rôle notable. Le dynamisme économique et démographique du centre et de l’Est de la Mitidja, déjà mis à mal par la crise générale, est compromis par un terrorisme plus étendu et plus virulent qu’ailleurs, entraînant le repli des populations vers Alger.
4. L’expression pieds-noirs désignait en 1917 les "Arabes d’Algérie", puis dans les années 60 les "Français d’Algérie" !!
5. Nous utiliserons pour cette question Programme Communiste n°15 d’avril 1961 "Bases et perspectives économico-sociales du conflit algérien" (paru dans Programma Comunista n°7- 8 1961).
6. Les Turcs, ne faisant d’ailleurs que suivre en cela l’exemple des Romains, avaient déjà privé les tribus d’une partie appréciable de leur propriété communautaire. La propriété privée était passée principalement aux mains des biens habous (institution juridique musulmane codifiée en Egypte au 19 ème siècle qui permet d’immobiliser un bien dont les revenus reviennent à l’aumône), car le poids des impôts et le danger d’une confiscation toujours menaçante incitaient les propriétaires à se désister en faveur de ces institutions collectives.
7. Les Ho Chi Minh, Nehru, Hatta et Massali Hadj étaient tous présents au Congrès anti-impérialiste contre l’oppression et pour la libération des peuples opprimés qui s’était tenu à Bruxelles le 25-2-1927.