Parti Communiste International |
Novembre 2014
RÉSUMÉ DES POSITIONS DE MARX‑ENGELS SUR LA QUESTION IRLANDAISE
Nous avons repris l’étude de la Question Irlandaise, pour cela nous repartons des textes de Marx-Engels, dont nous présentons un résumé de leurs positions avec de larges extraits. Une partie de ces textes a été exposée à la réunion de Gêne du 24-25 mais 2014. Suivra ensuite une synthèse des analyses de Lénine qui en grand connaisseur des textes de Marx et d’Engels et en grand dialecticien a suivi de près la question irlandaise et de façon générale la lutte d’émancipation des peuples coloniaux. Puis nous verrons comment notre courant, sur les épaules de Marx-Engels et de Lénine, a analysé la question nationale et coloniale.
L’Irlande était à l’Angleterre ce qu’était la Pologne à la Russie et nous ajouterons ce qu’était l’Algérie à la France. L’Irlande et la Pologne avaient ceci de commun, que leur esclavage était la base de deux grands piliers de la réaction européenne : le Landlordisme en Angleterre et la Sainte Alliance sur le Continent.
Les 700 ans de domination britannique n’ont été que pillage et infamie. L’impérialisme britannique ne se maintenait que par la force des baïonnettes et l’état de siège permanent. Cet état de siège levé et les garnisons militaires retirées, l’on aurait eu immédiatement une révolution sociale par expropriation des landlords. L’indépendance de l’Irlande était une nécessité de vie ou de mort pour l’écrasante majorité de la population irlandaise. Mais plus encore, les immenses richesses que la bourgeoisie anglaise tirait de l’exploitation de l’Irlande lui permettait de corrompre toute une partie du prolétariat anglais, si bien que celui-ci soutenait l’impérialisme et le chauvinisme de sa propre bourgeoisie. De telle sorte que le prolétariat anglais constituait le marche pied de la bourgeoisie anglaise, toute comme cette dernière se faisait le valet de l’aristocratie anglaise. Dans cette situation aucune unité n’était possible entre les travailleurs anglais et les travailleurs irlandais qui constituaient pourtant une grande part du prolétariat industriel en Angleterre. Aussi l’indépendance de l’Irlande, ou pour le moins sa sortie de l’Union et une grande autonomie au sein d’un Etat fédéral, si cela avait été possible, constituait la condition sine qua non de toute révolution sociale en Angleterre.
Pour la période suivante nous vous renvoyons
à notre
texte en français "Le nationalisme Irlandais et sa fin
contre-révolutionnaire" qui s’appuie sur les textes de
Marx-Engels et
Lénine et sur nos deux
rapports de 1986 et 1989 en Italien que vous pouvez trouver sur ce
site. Dans ce texte nous abordons la question de l’Ulster dans
l’après
guerre et le développement économique de la
République d’Irlande.
En superficie l’Irlande correspond à environ 1/3 de l’Angleterre – pays de Galle et écosse compris. Le chenal qui sépare les deux îîles à son point le plus large, en face du pays de Galle, voit sa largeur varier de 70 à 113 km, et à son point le plus étroit, au niveau de l’écosse, sa largeur tombe à 21km. Si bien que pendant des millénaires le seul point de passage pour rejoindre l’Irlande se trouvait au niveau de l’écosse.
Pendant l’antiquité, la technique navale et la navigation côôtière ne permettait pas des trajets réguliers par voie maritime entre l’Angleterre et l’Irlande, et entre la Bretagne française et l’Irlande. Notamment les navires à fond plat des romains ne permettaient pas d’assurer une telle tâche, ce qui limita l’invasion romaine à l’Angleterre et permit aux Irlandais de vivre tranquillement encore un millénaire.
Ce n’est qu’au Moyen-Age qu’apparaîtront des navires capables d’assurer des expéditions océaniques régulières en haute mer, c’est-à-dire environ vers 900 – 1000 après jc.
« Mais quand les Frisians, les Angles et les Saxons, et après eux les Scandinaves, s’aventurèrent en haute mer, hors de vue des côtes, avec leurs vaisseaux à quille, ce chenal ne constituait plus un obstacle. L’Irlande devint un objet de raids pour les Scandinaves et une proie facile pour les Anglais. Dès que les Normands formèrent un puissant et uniforme gouvernement en Angleterre, l’influence de ce voisin insulaire plus grand se fit aussitôt sentir – et dans ces temps cela signifiait une guerre de conquête. » Friedrich Engels, The History of Ireland. Collected works Vol 21, p 147.
Une fois que l’Angleterre avait achevé son unification, elle tenta d’assimiler par la force l’île voisine.
« Si cette assimilation a réussi, la conclusion appartient à l’histoire. L’histoire est son juge, mais elle ne peut pas être refaite. Mais, si l’assimilation n’a pas réussi après 700 ans de luttes ; si, au contraire les envahisseurs qui déferlèrent sur l’Irlande, vague après vague, les uns après les autres, furent assimilés par l’Irlande ; si, même aujourd’hui, les Irlandais ne sont pas plus anglais, ou « West Britons », comme ils sont appelés, que les Polonais ne sont des Russes de l’Ouest après plus d’un siècle d’oppression ; si la lutte non seulement n’en est pas à sa fin, mais qu’aucune perspective de fin ne peut se présenter sauf au prix de l’extermination de la race opprimée – alors toutes les excuses géographiques du monde, ne suffiront pas à prouver que l’Angleterre doit conquérir l’Irlande. » p 148.
A la fin du tertiaire une bonne partie de l’Europe du nord et du centre, ainsi que les plaines de l’Irlande, étaient recouverte par la mer. A cause de l’abaissement de la température, les pics montagneux qui émergeaient étaient recouverts de glacier qui descendaient jusqu’au niveau de la mer. Lorsque les glaciers ont fondu et que les flots se sont retirés, le sol irlandais a été lavé de ses dépôts du carbonifère, si bien que l’Irlande se trouve dépourvue de charbon, ou le peu qui lui reste est de mauvaise qualité. Le seul combustible en sa possession est la tourbe. Ainsi des millénaires avant la conquête britannique, la nature avait prononcé sa sentence en condamnant l’Irlande à devenir une colonie britannique pour lui fournir que des produits agricoles et de la main d’œuvre à bon marché. Et l’impérialisme britannique s’employa activement à appliquer cette sentence en détruisant systématiquement toute tentative d’industrialisation.
« Cette sentence, prononcée il y a des millions d’années, ne fut pas exécutée avant ce siècle. Bien plus nous verrons comment les Anglais ont donné un coup de main à la nature en détruisant systématiquement tout signe d’un bourgeonnement industriel en Irlande. » p 152
Du point de vue agricole le sol irlandais est très riche et mieux pourvu que le sol anglais. Ce qui permet d’assurer sans trop d’effort toutes sortes de culture, dont celle des céréales. Le Gulf Stream et le vent du sud-ouest apporte humidité et chaleur, ce qui favorise encore l’agriculture. L’humidité qui favorise la verdure rend aussi le sol irlandais favorable à l’élevage.
« Il est évident que toutes les autorités conviennent que le sol irlandais contient tous les éléments de fertilité à un degrés inusuel, aussi bien en ce qui concerne ses constituants chimiques que sa composition physique. Les extrêmes – l’argile collante et impénétrable qui ne permet pas à l’eau de filtrer, et les sol sablonneux qui ne permet pas de la garder plus d’une heure – ne se trouvent nul part. » p 159
L’Irlande avait cependant un désavantage, ses rivières n’arrivaient pas à drainer toute l’eau de pluie vers la mer, ce qui qui donnait naissance à de nombreux marais, où l’on pouvait cultiver la tourbe. Cependant ce n’était pas un obstacle à l’agriculture.
« Le plus ancien rapport sur le climat irlandais, nous est fourni par le romain Pomponius Mela (De situ orbis) au premier siècle ap jc. Il dit : au-delà de la Bretagne2 se trouve Hiberniu, qui lui est presque égale dans son extension, mais bien différent ; de forme plutôt allongée, avec des cieux défavorables pour la graine mûrissante ; mais abondante en herbe qui n’était pas seulement luxuriante, mais douce, de tel sorte qu’une petite partie de la journée suffisait pour nourrir le troupeau, qui si il n’était pas retiré du pâturage se repaissait à en éclater. » p 161
La récolte du blé a lieu en septembre et plus rarement en août et très rarement en Octobre. La récolte des autres céréales a lieu plus tard : la récolte de l’orge se fait un peu après celle du blé et la récolte de l’avoine une semaine après celle de l’orge. Ce qui fait qu’elles ont lieu fréquemment en octobre.
La classe dominante britannique, avec sa brutalité et sa cruauté habituelle, sans aucun égard pour les souffrances de la population irlandaise, contraignait l’Irlande tantôt à produire du blé, tantôt de la viande suivant ses besoins et ses modes.
« Il est évident que la nature elle-même devient aussi un objet de conflit entre l’Angleterre et l’Irlande. Mais il est aussi évident que l’opinion public de la classe dominante en Angleterre – il n’y a qu’elle qui se fait entendre sur le continent – change suivant la mode et ses propres intérêts. Aujourd’hui l’Angleterre a besoin de grains rapidement et sûrement – et l’Irlande est justement faite pour la culture du blé ; demain l’Angleterre a besoin de viande – l’Irlande n’est alors faite que pour le pâturage. Les 5 millions d’Irlandais sont par leur simple existence une gifle aux lois de l’économie politique. Qu’ils partent, laissez les aller n’importe où ailleurs, où il veulent ! » p 167.
La paysannerie irlandaise était essentiellement composée de petits agriculteurs qui devaient reverser un fermage en nature ou en argent au propriétaire foncier, essentiellement anglais. La transformation des terres cultivées en pâturage comme le voulait une partie des propriétaires fonciers anglais, aurait conduit à la famine et à la mort la très grande majorité de la population irlandaise.
« Et encore la révolution sociale qu’entraînerait la transformation des terres arables en pâturage, serait bien plus violente en Irlande qu’en Angleterre. En Angleterre, où les grandes fermes prédominent et où les ouvriers agricoles sont déjà en grande partie supplantés par les machines, cela se traduirait au maximum par l’expulsion d’un millions d’hommes ; tandis qu’en Irlande, où les petites fermes, jusqu’à celle où l’on cultive avec seulement une bêche, prédominent, cela conduirait à l’expropriation de 4 millions d’êtres humains, à l’extermination des Irlandais. » p 166-167.
Nous reviendrons plus loin sur la question cruciale de la propriété foncière en Irlande. Pour le moment nous continuons notre résumé historique en suivant Engels.
L’Irlande possède une riche littérature, malgré la destruction de nombreux ouvrages durant les guerres dévastatrices menées par l’Angleterre du XVI° au XVII° siècle. Sous la domination britannique, seule une petite partie de ces ouvrages a pu être publiée et pas forcément la plus intéressante.
Les fouilles archéologiques du XX° siècle ont montré que la population irlandaise n’avait pas une origine ethnique unique. Des éruptions catastrophiques du volcan islandais Hekja recouvrirent le nord de l’île Britannique et de l’Irlande de cendres à trois périodes d’intervalle. Ce qui empêcha ou limita fortement la croissance végétale et eut pour conséquence un dépeuplement de ces régions. La 1ére éruption eut lieu vers 2354 av JC et dura neuf ans. Elle coïncida avec le début de l’âge du cuivre/bronze. La deuxième éruption qui eut lieu vers 1154 av. JC et qui dura une décennie, coïncida avec l’ère du bronze moyen. Les déplacements de population dans la région, comme dans le reste de l’Europe du Nord, peuvent être reliés aux invasions des peuples de la mer. Vers 950 av. JC, la dernière irruption dévastatrice correspondit à la fin de l’âge du bronze.
Les celtes qui peuplèrent le sud de l’Angleterre à partir de la Gaule, puis l’Irlande à partir de l’écosse, héritèrent d’importantes caractéristiques des société précédentes.
Quoi qu’il en soit le peuplement de l’île au cours des millénaires résulte de plusieurs vagues d’immigrations de différents peuples, mais lorsque les Irlandais feront leur première apparition dans l’histoire, ils constitueront alors un peuple homogène de culture celtique.
« Dans tous les écrits du haut moyen âge, les Irlandais sont appelés Scots et leur pays Scotlande3. On trouve ce terme chez Claudien, Isidore, Bède, le géographe de Ravenne, Eginhard et même chez Alfred le grand : « Hibernia, que nous appelons Scotland » (« Igbernia the ve Scotland hatadh »). Ce qui est aujourd’hui l’écosse était appelé Caledonia, un nom étranger, ou Alba, Albania, qui était celui donné par les natifs ; l’usage du nom de Scotia, Scotland pour désigner le nord de l’île orientale, n’a pas eu lieu avant le XI° siècle. La première grande vague d’immigrations de celtes Irlandais en Alba est supposée avoir eu lieu au milieu du III° siècle ; Ammianus Marcellinus n’a pas connaissance de leur existence avant 360 ap. JC. L’émigration eut lieu par la route maritime la plus courte, d’Antrim à la péninsule Kintyre ; même Nennius mentionne expressément que les Bretons, qui occupaient toutes les basses plaines d’écosse jusqu’à Clyde et Forth, ont été attaqués par les Scots de l’Ouest4 et par les Picts depuis le Nord (…) Aux environs de l’an 500 de plus grandes bandes de Scots arrivèrent. Ils formèrent graduellement un royaume distinct de celui d’Irlande et des Picts. Au IX° siècle, sous Kenneth Mac Alpin, ils finirent par subjuguer les Picts et formèrent un état unique, auquel environ 150 ans plus tard, fut donné pour la première fois le nom de Scotland, probablement par les Normands. » p 177.
Après la conquête de l’Angleterre – qui fut terrible – au V°- VII° siècles par les Angles et les Saxons, qui venaient du Danemark, les Celtes furent repoussés en écosse et aux Pays de Galle. Au Moyen Age, les peuples celtiques étaient répartis entre l’écosse, le Pays de Galle, l’Irlande et la Bretagne de la France d’aujourd’hui.
Le christianisme pénétra très tôt en Irlande – avant le IV° siècle – car de nombreux ecclésiastiques d’origine irlandaise occupaient des fonctions importantes dans la hiérarchie de l’église. « Le Christianisme a dû trouver son chemin en Irlande très tôt, au moins sur la côte Est. Sinon on ne saurait pas expliquer comment tant d’irlandais pouvaient jouer un rôle aussi important dans l’histoire ecclésiastique bien avant St Patrice. » p 176.
L’Irlande avec ses monastères devint un important centre de rayonnement culturel durant tout le Moyen-Age. Non seulement sur le plan philosophique, mais aussi mathématique. Son enseignement était réputé et ses professeurs recherchés.
« Du grand nombre d’érudits irlandais qui était important à leur époque, mais sont maintenant oubliés, le plus grand était le « Père » ou, comme Erdmann l’appelait, le « Charlemagne de la philosophie médiévale » – Jean Scot érigène. Hegel disait de lui « qu’il était celui par qui la vraie philosophie commença. » Au 9° siècle, de tous les européens de l’Ouest, il était le seul à comprendre le grec5. Avec sa traduction des écrits attribués à Denys l’Aréopagite6, il est revenu au dernier rameau de la philosophie des anciens, le néoplatonisme de l’école d’Alexandrie. Son enseignement était très audacieux pour son temps : il nia l’éternité de la damnation, même pour le diable et s’approcha de très près du panthéisme. C ’est pourquoi ses contemporains orthodoxes n’ont pas manqué de le calomnier. Deux siècles plus tard, la science fondée par érigène sera portée plus loin par Anselme de Canterbury. » p 178
La faiblesse de l’Irlande c’est qu’elle ne constituait pas un royaume unique, mais elle était au contraire morcelée en une multitude de petits royaumes, ce qui la rendait une proie facile pour des raids maritimes d’autres peuples, d’autant plus que les progrès navals permettaient alors une navigation en haute mer et rendaient possible un trafic maritime régulier.
« En 795, quelques années après le premier raid sur l’Angleterre, ce même peuple de prédateurs, les Scandinaves débarquèrent dans l’île de Rathlin, au large de la côte d’Antrim, et brûlèrent tout jusqu’aux fondation. En 798, ils débarquèrent près de Dublin et ensuite ils seront mentionnés presque chaque année dans les annales comme des païens, des étrangers et des pirates, et toujours en précisant qu’ils repartaient en ayant mis le feu en divers places. Leur installation dans les îles Orkeys, Shetlands et les Hebrides leur servait de base pour leurs opérations aussi bien contre l’Irlande, que ce qui sera l’écosse et l’Angleterre. » p 179
Ces invasions continuèrent, avec des succès variés, jusqu’à la fameuse bataille de Clontarf, pas très loin de Dublin, le 23 avril 1014, où les Vikings subirent une cuisante défaite par les troupes irlandaises dirigé par le roi Brian Borumha. Cette bataille décisive mit définitivement fin aux raids vikings.
L’invasion anglaise débuta en 1169 et avec elle le calvaire irlandais. En 1172 Henri II avait conquit un peu moins du 1/3 de l’île. Celle-ci lui avait été donné 14 ans plus tôt, comme présent, par le Pape Adrian IV, qui était anglais. Ce présent sera repris 400 ans plus tard par un autre pape sous le règne d’élisabeth en 1576. Cette domination de l’île était formelle car elle était tenue dans les faits par les aventuriers anglais qui avaient participé effectivement à sa conquête.
La région tenue par ces aventuriers – Drogheda, Dublin, Wexford, Waterford et Cork – constituait le Pale.
Du XIV° au XV° on assiste à un renouveau de la société irlandaise : l’économie se développe, la culture celtique fleurit et les anciens conquérants anglais finirent pas se mélanger avec la population native par des mariages et en adoptant la langue celte.
La monarchie britannique se rendit compte que la situation lui échappait des mains. Les Tudors au XVI° – d’Henri VIII à Elisabeth Ire – entreprirent alors la reconquête de l’Irlande qui se termina en 1609 par la fuite des comtes. La reconquête aboutit à l’expulsion massive des paysans en Ulster et dans le Munster et leur remplacement par des colons britanniques. La situation était alors particulièrement terrible pour la population native qui ne pouvait plus posséder de terre, ni louer de parcelle, ni même travailler comme ouvrier sur les terres détenues par les colons.
« Le plan était d’exterminer les Irlandais, au moins jusqu’à la rivière Shannon, de prendre leur terre et d’installer des colons anglais à leur place, etc. Lors des batailles contre Elisabeth, les catholiques anglais7 se battirent à côté des Irlandais de souche contre les Anglais. Le plan avoué des Anglais : Nettoyer l’île de ses habitants et la peupler avec de loyaux sujets anglais. Ils arrivèrent seulement à implanter une aristocratie terrienne. Les anglais protestants « aventuriers » (marchands, usuriers), qui obtinrent de la couronne anglaise les terres confisquées et « les gentilshommes entreprenants » qui devaient peupler les domaines cédés avec des familles anglaises8. » p 195 (C’est Marx qui a souligné).
« En Irlande, outre la « conversion », le but ouvertement reconnu fut de trouver un prétexte pour piller. La « Réforme », dès ses débuts, portait gravé au front pillage, mais en Irlande elle n’était que pillage de pied en cap. En Irlande, « Bess9 » laissait se perpétrer des massacres à grande échelle, des brigandages et des boucheries sans fin. Elle envoya en Irlande ces mêmes pasteurs dont les successeurs y demeurent aujourd’hui encore. L’épée sans cesse ensanglantée leur assura la dîme et la terre. En Angleterre, elle fut contrainte d’édicter la loi des pauvres (en la 43e année de son règne), mais pour les pilleurs dont elle sanctionna le régime l’ « Angleterre était un lieu où ils pouvaient lever des armées pour les envoyer se battre en Irlande pour leurs intérêts ». Et c’était justement « la permission de piller qui y attirait ces armées anglaises ». » (Karl Marx, extrait des notes chronologiques, 1883. traduit de l’Allemand).
En 1641 une crise agraire provoqua une famine. Dans ce contexte de crise économique et de famine, un groupe de petite noblesse tenta alors de s’emparer de points stratégiques en vue de libérer l’Irlande, ce qui entraîna un soulèvement général. Afin de récupérer leur terre les paysans irlandais attaquèrent les colons, qui furent tués ou expulsés. La noblesse irlandaise prit alors la direction du mouvement pour la libération nationale et transforma l’insurrection paysanne en une guerre classique. Ils arrêtèrent les attaques contre les colons et formèrent un gouvernement national : la Confédération Irlandaise. Marx, dans un plan de rapport sur la Question Irlandaise, parle du « Premier soulèvement national irlandais et de Révolution Irlandaise de 164110 ».
La guerre civile apporta une situation favorable à la population irlandaise. La confédération dans un premier temps essaya d’obtenir une reconnaissance d’autonomie de la part du roi d’Angleterre, puis en 1646 déclara son indépendance et essaya de libérer tout le territoire. Pendant cette période les paysans récupérèrent la moitié des territoires colonisés. Dans le même temps la constitution de la Confédération déclara la liberté de conscience et de religion sur tout le territoire Irlandais. Ce qui à l’époque en faisait la constitution la plus avancée du monde.
Cette seconde reconquête de l’Irlande par les troupes de Cromwell fut d’une ignominie et d’une cruauté sans bornes. La classe dominante anglaise – essentiellement les grands propriétaires fonciers, mais aussi les financiers et les industriels – montrèrent toute leur bestialité et leur férocité en Irlande. En 1649, Cromwell à la tête de ses troupes débarqua et organisa un massacre. A la différence de Napoléon – qui bien qu’un impérialiste aussi – exportait la Révolution française sur le continent européen en abolissant les privilèges féodaux et en introduisant une législation bourgeoise tout en développant le noyau d’une grande industrie, Cromwell au contraire se comporta en pur impérialiste défendant uniquement les intérêts de la bourgeoisie terrienne anglaise et accessoirement celle industrielle en ruinant toute industrie en Irlande.
Sous sa direction un vrai génocide fut organisé : entre un tiers et la moitié de la population fut massacrée.
William Petty, le premier démographe et statisticien, écrivit qu’au moins 400 000 personnes furent assassinées, mais que leur nombre pouvait être supérieur à 600 000, dont les 2/3 étaient des civils. A la même époque, avant ce génocide, la population irlandaise était estimée à 1 500 000 habitants.
Dans une lettre à Jenny Longuet du 24 février 1881, Engels décrit la reconquête de l’Irlande ainsi et dit ce qu’il pense de la position d’un chauvin anglais qui compare l’Irlande, au temps de Cromwell, à la Vendée :
« 1) Les 30 000 protestants massacrés en 1641. Les Irlandais catholiques sont ici dans la même position que la Commune de Paris. Les protestants anglais sous Cromwell massacrèrent au moins 30 000 irlandais et, pour couvrir leur brutalité, ils inventèrent la légende qu’il s’agissait de venger le massacre de 30 000 protestants assassinés par les Irlandais catholiques.
Les faits sont ceux-là.
Ulster ayant été arrachée à ses propriétaires irlandais, qui à cette époque – 1600-1610 – détenaient la terre en commun, elle fut donnée à des colons militaires protestants écossais qui ne se sentaient pas en sécurité dans leur possessions dans les temps troublés après 1640. Le puritain gouvernement anglais officiel à Dublin répandit la rumeur qu’une armée écossaise était sur le point de débarquer en Ulster et qu’elle allait exterminer tous les Irlandais et les Catholiques. Sir W. Parsons, l’un des deux hauts responsables de la Justice en Irlande, raconta qu’en l’espace de douze mois il ne resterait plus un seul Catholique en Irlande. C’est sous ces menaces répétées du Parlement Anglais, que les Irlandais d’Ulster se soulevèrent le 23 octobre 1641. Toutes les sources contemporaines qui attribuaient aux Irlandais la volonté d’un massacre général, et même les deux principaux chefs de la Justice (déclaration du 8 février 1642) déclarent que le but principal du complot et notamment l’organisation d’un massacre général, n’eut pas lieu. Les Anglais et les écossais néanmoins, le 4 Mai 1642, jetèrent les femmes nues dans la rivière (Newry) et massacrèrent les hommes.
L’Irlande, la Vendée de l’Angleterre. L’Irlande était catholique, la protestante Angleterre républicaine, d’où l’Irlande – la Vendée de l’Angleterre. Il y a néanmoins cette petite différence que la Révolution française entendait donner la terre au peuple, alors que le Commonwealth anglais entendait en Irlande arracher la terre au peuple.
Toute la réforme protestante, comme il est bien connu à la plupart des étudiants en histoire, sauf pour Regnard, à part ses querelles dogmatiques et ses chicanes, était un vaste plan de confiscation des terres. D’abord les terre de l’église étaient saisies. Puis les Catholiques, partout où les protestants étaient au pouvoir, étaient déclarés rebelles et leurs terres confisquées. » Collected Works, Vol 46, p 68.
Mais la tragédie et l’agonie des Catholiques, c’est-à-dire du peuple irlandais ne s’arrêta pas là. Avec Cromwell 100 000 femmes et enfants, entre 10 et 14 ans, furent vendus comme esclave dans les colonies anglaises d’Amérique11.
La sujétion de l’Irlande renforçait la couche la plus réactionnaire et la plus infâme parmi la bourgeoisie anglaise : les propriétaires fonciers. Et Cromwell loin de servir la révolution a au contraire renforcé la réaction en Angleterre même, sans parler de l’Irlande où toutes les terres passèrent dans les mains des grands propriétaires fonciers anglais. Contre-révolution qu’il réussit au prix d’un véritable génocide ; pire que l’écrasement de la Commune de Paris !
Cette sujétion sanguinaire et impitoyable de l’Irlande il l’a paya du prix de la République anglaise. En renforçant la puissance économique des propriétaires fonciers anglais, il jeta les bases de la restauration : à sa mort la chambre des lords fut rétablie et avec elle la monarchie. Ainsi Marx, dans une lettre à Ludwig Kulgeman datant du 29 novembre 1869, écrit : « En réalité, la République anglaise sous Cromwell a échoué à cause de l’Irlande.
Mais la situation de la population irlandaise s’aggrava encore. En 1688, le nouveau roi d’Angleterre Jacques II fut renversé. Il essaya de récupérer son trône en débarquant en Irlande en cherchant l’appui de la noblesse anglo-irlandaise. Après sa défaite par le prince Guillaume d’Orange – son neveu qui avait épousé sa fille Marie – la classe dominante anglaise acheva la paupérisation et la sujétion de la population et le contrôle total de l’économie irlandaise.
Les dernières mesures discriminatoires à l’encontre des Catholiques, c’est-à-dire de la population native, furent appliquées et toutes les terres et le peu d’industrie restante furent données aux grands propriétaires fonciers anglais et aux aventuriers en tout genre – commerçants, industriels, hommes d’affaires, etc... En outre le commerce direct entre l’Irlande et les pays étrangers fut totalement interdit. L’Angleterre devenant la seule perspective et le décideur des prix. Le tissage de la laine fut aussi interdit. En un mot l’Irlande devint totalement une colonie, comme l’était l’Amérique, l’Australie et l’Afrique du Sud, mais avec des conditions encore bien pires. Cette situation de soumission économique explique pourquoi plus tard certains bourgeois protestants de l’Ulster, bien que d’origine anglaise, rejoindront la lutte pour l’indépendance de L’Irlande.
En 1640, les natifs et les vieux anglais détenaient 60 % des terres, et en 1660, plus que 8-9 %. Plus tard à la suite d’un soulèvement pour l’indépendance, durant la Révolution américaine et française, une réforme permis aux Irlandais de détenir 20 % des terres.
A l’aube de la révolution américaine les catholiques, c’est-à-dire les Irlandais qui représentaient les ¾ de la population, étaient privés de tout droit. Le parlement « irlandais », tout comme en Angleterre, était constitué de deux chambres : la chambre des lords dont les membres étaient pris au sein de l’aristocratie foncière, tous d’origine anglaise, et la chambre commune élue par les protestants, qui dans leur écrasante majorité étaient d’origine anglaise.
Marx, dans un discours sur la question irlandaise à l’association éducative des ouvriers allemands, du 16/12/186712, fait une description assez saisissante de la situation irlandaise à cette époque.
« Sous William III, la classe qui vint au pouvoir voulait seulement faire de l’argent, et l’industrie irlandaise fut supprimée afin d’obliger les Irlandais à vendre leur matière première à l’Angleterre à n’importe quel prix. Avec l’aide de la loi pénale protestante, la nouvelle aristocratie eut toute liberté d’action sous la reine Anne. Le Parlement Irlandais était un moyen d’oppression. Tout ceux qui étaient catholiques n’étaient pas autorisés à occuper un poste officiel, ils ne pouvaient pas être propriétaire foncier, ils n’étaient pas autorisé à faire un testament et ne pouvaient pas prétendre à un quelconque héritage ; être un évêque catholique relevait de la haute trahison. Tout ceci n’était que des moyens pour dépouiller les Irlandais de leur terre ; cependant 50 pour cent des descendants anglais en Ulster étaient restés catholiques. La population était poussée dans les bras du clergé catholique qui donc devenait très puissant. Tout ce que le gouvernement anglais réussit fut d’implanter une aristocratie en Irlande. Les villes bâties par les Anglais étaient devenues irlandaises. C’est pourquoi il y a tant de noms anglais parmi les Fenians13.
Le souffle révolutionnaire venu d’Amérique, puis de France gagna l’Ile. Les catholiques, qui jusqu’alors suppliaient pour une atténuation de la loi protestante, relevèrent la tête et firent entendre leur voix. Les protestants eux-mêmes, jusqu’ici considéré par le gouvernement britannique comme leurs geôliers et leurs huissiers, réclamèrent plus d’autonomie et surtout la liberté de commerce : le statut colonial de l’Ile entravait leur commerce et surtout étouffait tout développement industriel. Et cette dernière question par sa nature était d’intérêt national.
Les Irlandais résolurent d’adopter un accord interdisant l’importation et la consommation des produits manufacturés britanniques. Aussitôt que cette mesure fut publiquement proposée, elle fut universellement adoptée dans toute l’Ile.
En outre la situation internationale était favorable à un mouvement d’émancipation nationale : l’Angleterre se trouvait en guerre d’abord avec l’Amérique, puis avec la France et était même menacée d’un débarquement militaire Français. Cette situation affaiblissait l’Angleterre et l’obligeait à retirer ses garnisons d’Irlande.
Le mouvement révolutionnaire en Irlande s’approfondit et clarifia les rapports de classe au sein des communautés en poussant dehors les éléments les plus conservateurs et réactionnaires. Ce qui abouti en 1791 à la création des United Irishmen, qui regroupait aussi bien des catholiques que des protestants. « A partir de ce moment, le mouvement des volontaires fusionna en celui des United Irishmen. La question catholique se transforma en celle du peuple Irlandais. La question n’était plus de redonner des droits à la classe supérieure et moyenne parmi les catholiques, mais d’émanciper les paysans irlandais, qui étaient pour la très grande majorité catholiques14. »
Dans ces conditions l’Angleterre relâcha son étreinte sur l’Irlande et fut contrainte à plusieurs concessions. Voici ce qu’écrivit Engels à ce propos :
« L’abolition de la loi pénale ! La plus grande partie a été abolie non pas en 1793, mais en 1778, quand l’Angleterre était menacée par le soulèvement de la République Américaine, et la seconde suppression eut lieu en 1793, quand la République Française devenait une menace et que l’Angleterre avait besoin de tous les soldats qu’elle pouvait enrôler pour la combattre ! » To Jenny Longuet, February 24, 1881.
Durant toute cette période l’industrie irlandaise connu un nouvel essor et la situation matérielle de la population s’améliora. La loi vis à vis des catholique fut adoucie, l’on autorisa de nouveau la location des terres à des catholiques.
Les révolutionnaires organisés en Convention et dans le Parti des United Irishmen projetèrent de dissoudre le Parlement par la force, d’arracher l’indépendance et de proclamer la République.
Dans le but d’appuyer les révolutionnaire Irlandais, le 15 décembre 1796, une armée de quarante-cinq navires transportant treize mille quatre cents hommes quitta Brest. Cependant une terrible tempête empêcha le débarquement et fit échouer l’opération. Le 21 juin 1798, sans l’aide française, les Irlandais-Unis déclenchèrent l’insurrection qui avait comme épicentre Dublin. Des dizaines de milliers d’hommes en arme se soulevèrent. Cependant, les autorités prévenues par leur informateurs, et qui avaient imposé la loi martiale, décapitèrent peu avant, en grande partie, l’organisation en arrêtant ses principaux chefs. Par manque de coordination et de centralisation, l’insurrection échoua et fut écrasée presque partout.
L’ordre rétabli, le gouvernement britannique retira tout ce qu’il avait été obligé de concéder, et la loi anglaise, c’est-à-dire la loi du talion, fut de nouveau appliquée dans toute sa rigueur avec l’appui de l’état de siège. Le parlement fut dissout et l’Union avec la Grande-Bretagne imposée.
En conclusion nous reportons ce passage de Marx :
« Cette période – 1779-1800 – est du plus grand intérêt, scientifiquement et dramatiquement. D’abord les ignoble infamies des Anglais en 1588-1589, se répétèrent (et même peut-être se sont-elles intensifiées) en 1788-1789. Deuxièmement le mouvement de classe est facilement visible dans le mouvement irlandais lui-même. Troisièmement la politique infâme de Pitt. Quatrièmement, ce qui agace beaucoup ces messieurs les Anglais, la preuve est faite que les Irlandais étaient trop en avance du point de vue révolutionnaire, pour le roi d’Angleterre et la foule de bénitiers de l’église15, tandis qu’un d’un autre côté, la réaction en Angleterre (comme au temps de Cromwell) a ses racines dans la sujétion de l’Irlande. Cette période doit être décrite au moins en un chapitre : Un pilori pour John Bull ! » Marx to Engels, 10 décembre 1869. Collected Works Vol 43, p 398.
Nous avons souligné en gras le passage qui nous intéresse, mais c’est Marx qui a mis les autres passages en italique.
L’Union imposée, la liberté de commerce supprimée, l’industrie qui s’était développée de 1778 à 1801, fut ruinée et l’Irlande de nouveau transformée en une nation purement agraire, constituée majoritairement de petits paysans qui devaient affermer leur terre à une poignée de Landlords anglais – 8000 à 9000 grands propriétaires fonciers détenaient toutes les terres agricoles.
« Pendant la guerre d’indépendance américaine les rênes ont été un peu relâchées. Pendant la Révolution française d’autres concessions ont dû être accordées. L’Irlande se souleva si rapidement, que son peuple menaça de dépasser les Anglais. Le gouvernement anglais les poussa à la rébellion et acheva l’Union par la corruption. L’Union porta un coup mortel à l’industrie renaissante. A une occasion Meagher dit : toutes les branches de l’industrie irlandaise ont été détruites, tout ce qu’on nous a laissé, c’est la fabrication des cercueils. Il devint une nécessité vitale d’avoir un lopin de terre. Les grands propriétaires fonciers louent leurs terres aux spéculateurs ; la terre passent ainsi entre 4 à 5 intermédiaires avant d’atteindre le paysan, et ceci met les prix16 disproportionnellement élevés. La population agraire vit de pommes de terre et d’eau ; le blé et la viande sont envoyés en Angleterre ; la rente était dévorée à Londres, Paris et Florence. En 1836, 7 millions de livres sterling17 ont été envoyés à l’extérieur aux propriétaires absents. Les fertilisants étaient exportés avec le produit et la rente, et le sol était épuisé. La famine éclatait ça et là, mais avec la maladie de la pomme de terre, une famine générale éclata en 1846. Un million de gens moururent de faim. La maladie de la pomme de terre qui résultait de l’épuisement du sol, a été un produit de la domination anglaise. » (Marx, discours sur la question irlandaise prononcé à l’association éducative des travailleurs allemands. « Ireland and the Irish question ». International publishers, p 141).
Pour le plus grand bien de l’industrie britannique et des Landlords qui pouvaient exploiter sans merci les tenanciers, l’Irlande a été asservie et transformée en nation purement agricole.
« … La liberté de commerce signifiait l’adaptation de toute la politique financière et commerciale intérieure et extérieure de l’Angleterre aux intérêts des capitalistes industriels, classe qui agissait désormais au nom de la nation. Et cette classe se mit sérieusement à l’œuvre. Tout obstacle à la production industrielle était éliminé sans pitié. Le tarif douanier et le système fiscal furent bouleversés. Tout se trouva subordonné à un but unique, mais de la plus haute importance pour les capitalistes industriels : réduction du prix des matières premières, et, particulièrement, des moyens d’existence de la classe ouvrière, réduction des dépenses pour les matières premières et maintien à un niveau bas, sinon baisse, des salaires. L’Angleterre était appelée à devenir « l’atelier du monde » ; les autres pays devaient être à l’Angleterre ce qu’était l’Irlande18 : un débouché pour ses produits industriels, une source de matières premières et de vivres. L’Angleterre, grand centre industriel du monde agricole, le soleil industriel autour duquel évolue un nombre toujours croissant de satellites producteurs de blé et de coton. Quelle magnifique perspective !... » (F. Engels, L’Angleterre en 1845 et 1885. Collected Works, Vol 26, p 296). Souligné par nous.
Voila la beauté sans fard du développement capitaliste !
Malgré tout les paysans irlandais ne se laissaient pas tondre sans résistance : des associations de paysans s’étaient formées qui organisaient, quand elle le pouvait, des expéditions afin de liquider les landlords et leur acolytes. Nous y reviendrons un peu plus loin.
La paysannerie irlandaise, bien que la plus misérable et la plus exploitée d’Europe, s’organisa collectivement pour rémunérer des instituteurs afin de donner une éducation à leurs enfants. Pour éviter que l’éducation des enfants restent dans les mains irlandaises, en 1831 le gouvernement anglais introduit en Irlande un système scolaire ouvert aux catholiques comme aux protestants.
« Lord Derby institua le système des écoles nationales. C’est tout à fait exact, mais pourquoi le fit-il ? Consulte Fitzgibbon, Irlande en 1868, le travail d’un protestant loyal et d’un Tory, ou encore le rapport officiel de la Commission sur l’éducation en Irlande de 1826. Les Irlandais négligés par le gouvernement anglais avaient pris en main l’éducation de leurs enfants. En ce temps, quand les pères et mères anglais insistaient sur leur droit d’envoyer leurs enfants à la fabrique gagner un peu d’argent, au lieu d’aller étudier à l’école, en Irlande les paysans ont rivalisé entre eux pour organiser par eux mêmes des écoles. Le maître d’école était mobile et passait deux ou trois mois dans chaque village. Une maison lui était trouvée et chaque enfant le payait 2d par semaine plus un carré de tourbe en hivers. Durant les beaux jours en été, l’école avait lieu en plein champ, près d’une haie, on les appelait les écoles des haies19. Ils y avaient aussi des érudits, qui avec leurs livres sous le bras, allaient d’école en école, et qui étaient logés et nourris sans difficulté par les paysans. En 1812, il y avait 4600 de ces hedge-schools en Irlande. Un rapport des Commissaires pour cette année, raconte que l’éducation :
« conduit au mal plutôt qu’au bien. Cette éducation faite par les gens eux-mêmes, bien que nous considérions qu’il soit possible de la corriger, vérifier son progrès apparaît impossible ; on peut l’améliorer, mais pas l’empêcher. »
En un mot, cette vraie école nationale ne convient pas au but des Anglais. Pour les supprimer un semblant d’école a été créé. » Engels à Jenny Longuet, 24 Février 1881.
Comme on l’a vu, l’intense exploitation de l’Irlande par les landlords a conduit à l’épuisement du sol et favorisé la diffusion d’une maladie de la pomme terre : le mildiou. Ce parasite anéantit presque intégralement la culture locale de pomme de terre, qui était l’aliment de base de la paysannerie irlandaise. Il en résultat, entre 1845 et 1852 une terrible famine qui fit 1 million de morts !
A cela s’ajouta en 1846 la suppression de la loi anglaise sur les grains qui assurait à l’Irlande un monopole pour la vente des céréales. Ce monopole aboli, l’Amérique pouvait alors exporter son grain vers l’Angleterre, mais le petit paysan irlandais ne pouvait pas tenir la concurrence de la grande agriculture mécanisée américaine. Les landlords, qui voyaient leur rente chuter avec l’abolition de la « corn laws », se mirent à expulser par la force armée les paysans pour les remplacer par des moutons, des bœufs, des porcs, afin de faire de la viande. Il ne restait plus aux paysan qu’à mourir de faim, ou à émigrer vers l’Amérique, si ils en avaient les moyens, ou à se soulever contre l’oppresseur britannique et à exterminer les grands propriétaires fonciers.
Nous passons la parole à Marx qui dans « Le Capital » décrit la transformation agraire et sociale qui s’en est suivi.
« La population de l’Irlande avait atteint en 1841, le chiffre de 8.222.664 habitants ; en 1851, elle était tombée à 6.623.985, en 1861, à 5.850.309 et, en 1866, à cinq millions et demi, c’est-à-dire à peu de chose près au même niveau qu’en 1801. La diminution commença avec la famine de 1846, de telle sorte que l’Irlande, en moins de vingt ans, perdit plus des cinq seizièmes de sa population20. La somme totale de ses émigrants, de mai 1851 à juillet 1865, s’éleva à 1.591.487 personnes, l’émigration des cinq dernières années, de 1861 à 1865, comprenant plus d’un demi-millions. De 1851 à 1861, le chiffre des maisons habitées diminua de 52.990. Dans le même intervalle, le nombre des métairies de quinze à trente acres21 s’accrut de 61 000, et celui des métairies au-dessus de trente acres de 109 000, tandis que la somme totale de toutes les métairies diminuait de 120 000, diminution qui était donc due exclusivement à la suppression, ou, en d’autres termes, à la concentration des fermes au-dessous de quinze acres.
La décroissance de la population fut naturellement accompagnée d’une diminution de la masse des produits. Il suffit pour notre but d’examiner les cinq années de 1861 à 1866, pendant lesquelles le chiffre de l’émigration monta à plus d’un demi-million, tandis que la diminution du chiffre absolu de la population dépassa un tiers de million.
L’Angleterre, pays de production capitaliste développée et pays industriel avant tout, serait morte d’une saignée de population telle que l’a subie l’Irlande. Mais l’Irlande n’est plus aujourd’hui qu’un district agricole de l’Angleterre, séparé d’elle par un large canal, et qui lui fournit du blé, de la laine, du bétail, des recrues pour son industrie et son armée.
Le dépeuplement a enlevé à la culture beaucoup de terres, a diminué considérablement le produit du sol et, malgré l’agrandissement de la superficie consacrée à l’élevage du bétail, a amené dans quelques-unes de ses branches une décadence absolue, et dans d’autres un progrès à peine digne d’être mentionné, car il est constamment interrompu par des reculs. Néanmoins, au fur et à mesure de la décroissance de la population, les revenus du sol et les profits des fermiers se sont élevés en progression continue, ces derniers cependant avec moins de régularité. La raison en est facile à comprendre. D’une part, en effet, l’absorption des petites fermes par les grandes et la conversion des terres arables en pâturage permettaient de convertir en produit net une une plus grande partie du produit brut. Le produit net grandissait, quoique le produit brut, dont il forme une fraction, diminuât. D’autre part, la valeur numéraire de ce produit net s’élevait plus rapidement que sa masse, par suite de la hausse que les prix de la viande, de la laine, etc., subissaient sur le marché anglais durant les vingt et plus spécialement les dix dernières années.
Des moyens de production éparpillés, qui fournissent aux producteurs eux-mêmes leur occupation et leur subsistance, sans que jamais le travail d’autrui s’y incorpore et le valorise, ne sont pas plus capital que le produit consommé par son propre producteur n’est marchandise. Si donc la masse des moyens de production engagée dans l’agriculture diminuait en même temps que la masse de la population, par contre la masse du capital employé augmentait, parce qu’une partie des moyens de production auparavant éparpillés s’était convertie en capital.
Tout le capital de l’Irlande employé en dehors de l’agriculture, dans l’industrie et le commerce, s’accumula pendant les vingt dernières années lentement et au milieu de fluctuations incessantes. La concentration de ses éléments individuels n’en fut que plus rapide. Enfin, quelque faible qu’en ait été l’accroissement absolu, il paraît toujours assez considérable en présence de la dépopulation progressive.
Là se déroule donc, sous nos yeux et sur une grande échelle, un mouvement à souhait, plus beau que l’économie orthodoxe n’eût pu l’imaginer pour justifier son fameux dogme que la misère provient de l’excès absolu de la population et que l’équilibre se rétablit par le dépeuplement. Là nous passons par une expérience bien autrement importante, au point de vue économique, que celle dont le milieu du XIV° siècle fut témoin, lors de la peste noire, tant fêtée par les malthusiens. Du reste, prétendre vouloir appliquer aux conditions économiques du XIX° siècle et à son mouvement de population correspondant un étalon emprunté au XIV° siècle, c’est une naïveté de pédant, et, d’autre part, citer cette peste, qui décima l’Europe, sans savoir qu’elle fut suivie d’effets tout à fait opposés sur les deux côtés du détroit, c’est de l’érudition d’écolier ; en Angleterre elle contribua à l’enrichissement et à l’affranchissement des cultivateurs ; en France à leur appauvrissement, à leur asservissement plus complet22.
La famine de 1846 tua en Irlande plus d’un million d’individus, mais ce n’étaient que des pauvres diables. Elle ne porta aucune atteinte directe à la richesse du pays. L’exode qui s’en suivit, lequel dure depuis vingt années et grandit toujours, décima les hommes, mais non – comme l’avait fait en Allemagne, par exemple, la guerre de trente ans – leurs moyens de production. Le génie irlandais inventa une méthode toute nouvelle pour enlever un peuple malheureux à des milliers de lieues du théâtre de sa misère. Tous les ans les émigrants transplantés en Amérique envoient quelque argent au pays ; ce sont les frais de voyage des parents et des amis. Chaque troupe qui part entraîne le départ d’une autre troupe l’année suivante. Au lieu de coûter à l’Irlande, l’émigration forme ainsi l’une des branches les plus lucratives de son commerce d’exportation. Enfin, c’est un procédé systématique qui ne creuse pas seulement un vide passager dans les rangs du peuple, mais lui enlève annuellement plus d’hommes que n’en remplace la génération, de sorte que le niveau absolu de la population baisse d’année en année23.
Et pour les travailleurs restés en Irlande et délivré de la surpopulation, quelles ont été les conséquences ? Voici : il y a relativement la même surabondance de bras qu’avant 1846, le salaire réel est aussi bas, le travail plus exténuant et la misère des campagnes conduit derechef le pays à une nouvelle crise. La raison en est simple. La révolution agricole a marché du même pas que l’émigration. L’excès relatif de population s’est produit plus vite que sa diminution absolue. Tandis qu’avec l’élevage du bétail, la culture des récoltes vertes, telles que légumes, etc., qui occupe beaucoup de bras, s’accroît en Angleterre, elle décroît en Irlande. Là, de vastes champs autrefois cultivés sont laissés en friche ou transformés en pâturage permanents, en même temps qu’une portion du sol naguère stérile et inculte et des marais tourbeux servent à étendre l’élevage du bétail. Du nombre total des fermiers, les petits et les moyens – je range dans cette catégorie tous ceux qui ne cultivent pas au delà de cent acres – forment encore les huit dixièmes24. Ils sont de plus en plus écrasés par la concurrence de l’exploitation agricole capitaliste et fournissent sans cesse de nouvelles recrues à la classe des journaliers.
La seule grande industrie de l’Irlande, la fabrication de la toile, n’emploie qu’un petit nombre d’hommes et, malgré son expansion depuis l’enchérissement du coton, n’occupe en général qu’une partie proportionnellement peu importante de la population. Comme toute autre grande industrie, elle subit des fluctuations fréquentes, des secousses convulsives, donnant lieu à un excès relatif de population, lors même que la masse humaine qu’elle absorbe va en croissant. D’autre part, la misère de la population rurale est devenue la base sur laquelle s’élèvent de gigantesques manufactures de chemises et autres, dont l’armée ouvrière est éparse dans les campagnes. On y retrouve le système déjà décrit du travail à domicile, système où l’insuffisance des salaires, et l’excès de travail servent de moyens méthodiques de fabriquer des « surnuméraires ». enfin, quoique le dépeuplement ne puisse avoir en Irlande les mêmes effets que dans un pays de production capitaliste développé, il ne laisse pas de provoquer des contre-coups sur le marché intérieur. Le vide que l’émigration y creuse, non seulement resserre la demande de travail local, mais la recette des épiciers, détaillants, petits manufacturiers, gens de métiers, etc., en un mot, de la petite bourgeoisie, s’en ressent. De là cette diminution des revenus en-dessus de 60 livres et au-dessous de cent signalée dans la table E.
Un exposé lucide de l’état des salariés agricoles se trouve dans les rapports publiés en 1870 par les inspecteurs de l’administration de la loi des pauvres en Irlande. Fonctionnaire d’un gouvernement qui ne se maintient dans leur pays que grâce aux baïonnettes et à l’état de siège, tantôt déclaré, tantôt dissimulé, ils ont à observer tous les ménagements de langages dédaignés par leurs collègues anglais ; mais, malgré cette retenue judicieuse, ils ne permettent pas à leurs maîtres de se bercer d’illusions.
D’après eux, le taux des salaires agricoles, toujours très bas, s’est néanmoins, pendant les vingt dernières années, élevé de cinquante à soixante pour cent, et la moyenne hebdomadaire en est maintenant de six à neuf shillings.
Toutefois, c’est en effet une baisse réelle qui se déguise sous cette hausse apparente, car celle-ci ne correspond pas à la hausse des objets de première nécessité, comme on peut s’en convaincre par l’extrait suivant tiré des comptes officiels d’un workhouse irlandais :
Le prix des vivres de première nécessité est donc actuellement presque deux fois plus grand qu’il y a vingt ans, et celui des vêtements a exactement doublé.
A part cette disproportion, ce serait s’exposer à commettre de graves erreurs que de comparer simplement les taux de la rémunération monétaire aux deux époques. Avant la catastrophe le gros des salaires agricoles était avancé en nature, de sorte que l’argent n’en formait qu’un supplément ; aujourd’hui la paye en argent est devenue la règle. Il en résulte qu’en tout cas, quel que fût le mouvement du salaire réel, son taux monétaire ne pouvait que monter.
« Avant l’arrivée de la famine, le travailleur agricole possédait un lopin de terre où il cultivait des pommes de terre et élevait des cochons et de la volaille. Aujourd’hui non seulement il est obligé d’acheter toutes ses vivres, mais encore il voit disparaître les recettes que lui rapportait autrefois la vente des ses cochons, de ses poules et de ses œufs. »
En effet, les ouvriers ruraux se confondaient auparavant avec les petits fermiers et ne formaient en général que l’arrière-ban des grandes et moyennes fermes où ils trouvaient de l’emploi. Ce n’est que depuis la catastrophe de 1846 qu’ils commencèrent à constituer une véritable fraction de la classe salariée, un ordre à part n’ayant avec les patrons que des relations pécuniaires.
Leur état d’habitation – et l’on sait ce qu’il en était avant 1846 – n’a fait qu’empirer. Une partie des ouvriers agricoles, qui décroît du reste de jour en jour, réside encore sur les terres des fermiers dans les cabanes encombrées dont l’horreur dépasse tout ce que les campagnes anglaises nous ont présenté de pire en ce genre. Et, à part quelques districts de la province d’Ulster, cet état de choses est partout le même, au Sud, dans les comtés de Cork, le Limerick, de Kilkenny, etc. ; à l’Est, dans les comtés de Wexford, Wicklow, etc. ; au Centre, dans Queen’s County, King’s County, le comté de Dublin, etc. ; au Nord, dans les comtés de Down, d’Antrim, de Tyrone, etc. ; enfin à l’ouest, dans les comtés de Sligo, de Roscommon, de Mayo, de Galway, etc. « C’est une honte, s’écrie un des inspecteurs, c’est une honte pour la religion et la civilisation de ce pays. » Pour rendre aux cultivateurs l’habitation de leurs tanières plus supportable, on confisque d’une manière systématique les lambeaux de terre qui y ont été attachés de temps immémorial.
« La conscience de cette sorte de ban auquel ils sont mis par les landlords et leurs agents a provoqué chez les ouvriers ruraux des sentiments correspondants d’antagonisme et de haine contre ceux qui les traitent pour ainsi dire en race proscrite. »
Pourtant, le premier acte de la révolution agricole ayant été de raser sur la plus grande échelle, et comme sur un mot d’ordre donné d’en haut, les cabanes situées sur le champ de travail, beaucoup de travailleurs furent forcés de demander un abri aux villes et villages voisins. Là on les jeta comme du rebut dans des mansardes, des trous, des souterrains et dans les recoins des mauvais quartiers. C’est ainsi que des milliers de familles irlandaises, se distinguant, au dire même d’anglais imbus de préjugés nationaux, par leur rare attachement au foyer, leur gaîté insouciante et la pureté de leurs mœurs domestiques, se trouvèrent tout à coup transplantées dans des serres chaudes de corruption. Les hommes vont maintenant chercher de l’ouvrage chez les fermiers voisin, et ne sont loués qu’à la journée, c’est-à-dire qu’ils subissent la forme de salaire la plus précaire ; de plus,
« ils ont maintenant de longues courses à faire pour arriver aux fermes et en revenir, souvent mouillés comme des rats et exposés à d’autre rigueurs qui entraînent fréquemment l’affaiblissement, la maladie et le dénuement. »
(…)
Ces résultats de la révolution agricole – c’est-à-dire de la conversion de champs arables en pâturage, de l’emploi des machines, de l’économie de travail la plus rigoureuse, etc. – sont encore aggravés par les Landlords-modèles
(…)
L’incertitude de l’occupation, son irrégularité, le retour fréquent et la longue durée des chômages forcés, tous ces symptômes d’une surpopulation relative sont donc consignés dans les rapports des inspecteurs de l’administration des pauvres comme autant de griefs du prolétariat agricole irlandais. On se souviendra que nous avons rencontré chez le prolétariat anglais des phénomènes analogues. Mais il y a cette différence que, l’Angleterre étant un pays d’industrie, la réserve industrielle s’y recrute dans les campagnes, tandis qu’en Irlande, pays d’agriculture, la réserve agricole se recrute dans les villes qui ont reçu les ruraux expulsés ; là, les surnuméraires de l’agriculture se convertissent en ouvriers manufacturiers ; ici, les habitants forcés des villes, tout en continuant à déprimer le taux des salaires urbains, restent agriculteurs et sont constamment renvoyés dans les campagnes à la recherche de travail.
Les rapporteurs officiels résument ainsi la situation matérielle des salariés agricoles :
« Bien qu’ils vivent avec la frugalité la plus rigoureuse, leurs salaires suffisent à peine à leur procurer, à eux et à leurs familles, la nourriture et le logement ; il leur faut d’autres recettes pour les frais de vêtement... L’atmosphère de leurs demeures, combinée avec d’autres privations, a rendu cette classe particulièrement sujette au typhus ou à la phtisie. »
Après cela l’on ne s’étonnera pas que, suivant le témoignage unanime des rapporteurs, un sombre mécontentement pénètre les rangs de cette classe, qu’elle regrette le passé, déteste le présent, ne voit aucune chance de salut dans l’avenir, « se prête aux mauvaises influences des démagogues », et soit possédée de l’idée fixe d’émigrer en Amérique. Tel est le pays de cocagne que la dépopulation, la grande panacée malthusienne, a fait de la verte Erin.
Quant aux aises dont jouissent les ouvriers manufacturiers, en voici un échantillon :
« Lors de ma récente inspection du nord de l’Irlande, dit l’inspecteur de fabrique Robert Baker, j’ai été frappé des efforts faits par un habile ouvrier irlandais pour donner, malgré l’exiguïté de ses moyens, de l’éducation à ses enfants. C’est une bonne main, sans quoi il ne serait pas employé à la fabrication d’articles destinés pour le marché de Manchester. Je vais citer littéralement les renseignements que Johson (c’est son nom) m’a donnés : « Je suis beetler25 ; du lundi au vendredi je travail depuis six heures du matin jusqu’à onze heures du soir ; le samedi nous terminons vers six heures du soir, et nous avons trois heures pour nous reposer et prendre notre repas. J’ai cinq enfants. Pour tout mon travail je reçois 10 s et 6 d. par semaine. Ma femme travaille aussi et gagne 5 s. La fille aînée, âgée de douze ans, garde la maison. C’est notre cuisinière et notre seule aide. Elle apprête les petits pour l’école. Ma femme se lève et part avec moi. Une jeune fille qui passe devant la maison me réveille à cinq heure et demi du matin. Nous ne mangeons rien avant d’aller au travail. L’enfant de douze ans a soin des plus jeunes pendant toute la journée. Nous déjeunons à huit heures, et pour cela nous allons chez nous. Etc... »
(…)
La part léonine qu’en Irlande, comme en Angleterre et en écosse, un nombre imperceptible de grands terriens se taillent sur le revenu annuel du sol est si monstrueuse que la sagesse d’état anglaise trouve bon de ne pas fournir sur la répartition de la rente foncière les mêmes matériaux statistiques que sur la répartition du profit. Lord Dufferin est un de ces Léviathans. Croire que rentes foncières, profit industriels ou commerciaux, intérêts, etc., puissent jamais dépasser la mesure, ou que la pléthore de richesse se rattache en rien à la pléthore de misère, c’est pour lui naturellement une manière de voir aussi extravagante que malsaine ; Sa seigneurie s’en tient aux faits. Le fait, c’est qu’à mesure que le chiffre de la population diminue en Irlande celui de la rente foncière y grossit ; que le dépeuplement « fait du bien » aux seigneurs du sol, partant au sol, et conséquemment au peuple qui n’en est qu’un accessoire. Il déclare donc qu’il reste encore trop d’Irlandais en Irlande et que le flot de l’émigration n’en emporte pas assez. Pour être tout à fait heureux, il faudrait que ce pays fût débarrassé d’un autre tiers de millions de paysans. Et que l’on n’imagine pas que ce lord, d’ailleurs très poétique, soit un médecin de l’école de Sangrado26 qui, toutes les fois que le malade empirait, ordonnait une nouvelle saignée, jusqu’à ce qu’il ne reste plus au patient ni sang ni maladie. Non, Lord Dufferin ne demande que 450 000 victimes, au lieu de deux millions ; si on le lui refuse, il ne faut pas songer à établir le millénium en Irlande. Et la preuve en est bientôt faite.
De 1851 à 1861, la concentration n’a supprimé qu’une partie des fermes des trois catégories de 1 à 15 acres, et ce sont elles qui doivent disparaître avant les autres. Nous obtenons ainsi un excès de 307 058 fermiers et, en supposant que leurs familles se composent en moyenne de quatre têtes, chiffre trop modique, il y a à présent 1.228.232 « surnuméraires ». Si, après avoir accompli sa révolution, l’agriculture absorbe un quart de ce nombre, supposition presque extravagante, il en restera pour l’émigration 921.174. Les catégories 4, 5, 6, de 15 à 100 acres, chacun le sait en Angleterre, sont incompatibles avec la grande culture du blé, et elles n’entrent même pas en ligne de compte dès qu’il s’agit de l’élevage des moutons. Dans les données admises, un autre contingent de 788.761 individus doit filer ; total : 1.709.532. Et, comme l’appétit vient en mangeant, les gros terriens ne manqueront pas de découvrir bientôt qu’avec trois millions et demi d’habitants l’Irlande reste toujours misérable, et misérable parce que surchargée d’Irlandais. Il faudra donc la dépeupler d’avantage pour qu’elle accomplisse sa vraie destination, qui est de former un immense pacage, un herbage assez vaste pour assouvir la faim dévorante de ses vampires anglais27.
Ce procédé avantageux a, comme toute bonne chose en ce monde, son mauvais côté. Tandis que la rente foncière s’accumule en Irlande, les Irlandais s’accumulent en même proportion aux états-Unis. L’Irlandais évincé par le bœuf et le mouton reparaît de l’autre côté de l’Atlantique sous forme de Fenian28. (Le Capital, livre premier tome III, p 137 – 151 des éditions sociale de 1962).
Les passages soulignés le sont par nous. Quelle description terrible !
La révolution agraire a entraîné une diminution du nombre des petits paysans, quoique ces derniers restèrent encore majoritaires, et une augmentation des fermes de plus grandes étendues, notamment de plus de 30 acres et donc l’apparition d’une bourgeoisie paysanne capable d’employer 1 ou 2 ouvriers agricoles, comme plus tard en Russie avec les Koulaks, et en même temps l’apparition d’un prolétariat agricole.
Cette terrible situation n’était pas sans créer une fermentation révolutionnaire au sein de la paysannerie, surtout parmi les petits et moyens paysans et le prolétariat agricole. Le Fenianism, auquel fait allusion Marx, dirigeait la lutte contre le colonisateur anglais. Il avait pour origine les Irlandais émigrés aux états-Unis, mais le mouvement était profondément enraciné parmi la grande masse de la population irlandaise, c’est-à-dire les paysans. Ce mouvement devait être athée car l’église dans un premier temps a voulu le bannir avant de se raviser car elle s’est rendue compte qu’elle risquait de perdre toute influence sur la grande masse des paysans. A la différence des mouvements paysans antérieurs qui prenaient comme guide naturel l’aristocratie irlandaise, ou la bourgeoisie, le Fenianism se passait de l’autorité de l’église et de la classe dominante irlandaise, il était avant tout un mouvement populaire.
Nous reportons ici un long texte d’Engels qui fait un résumé historique des luttes menées par la paysannerie contre son oppresseur.
« Le mouvement en Irlande comporte deux courants. Le premier, le plus ancien, est le courant agraire ; c’était à l’origine un brigandage organisé, avec l’appui des paysans, par les chefs de clan dépossédés par les Anglais et alliés aux grands propriétaires catholiques (au XVII° siècle ces brigands s’appelaient tories, d’où le nom des tories actuels) ; mais ce mouvement se transforma graduellement en résistance spontanée des paysans, par localité et province, à la pénétration des hobereaux anglais. Les noms de Ribbonem (membre d’une association secrète), White boys (gars blancs), Captain Rock (capitaine des rocs), Captain Moonligth (capitaine Clair-de-Lune), etc., ont changé, quant à la forme de résistance : meurtres dont les victimes n’étaient pas seulement les landlords abhorrés et leurs agents (percepteurs), mais aussi les paysans qui avaient pris une ferme dont un autre avait été chassé, boycottages, lettres menaçantes, attaques nocturnes avec menaces, etc., tout cela est aussi vieux que la propriété foncière actuelle des Anglais en Irlande et date donc, au plus tard, de la fin du XVII° siècle. Cette forme de résistance est irrépressible, on ne peut la réduire par la violence, elle ne disparaîtra qu’avec ses causes. Mais de part sa nature elle est locale, morcelée, et ne pourra jamais devenir une forme générale de lutte politique.
Peu après l’Union (1800) commença l’opposition libérale nationale de la bourgeoisie citadine qui, ainsi que dans tout pays agraire, aux villes appauvries, par exemple au Danemark, avait trouvé ses chefs innés en la personne des avocats. Ceux-ci ont, à leur tour, besoin des paysans ; aussi leur fallait-il inventer des mots d’ordre que les paysans approuvent. C’est ainsi que O’Connell en a trouvé un d’abord dans l’émancipation catholique, ensuite dans la révocation de l’acte d’Union. Les infamies des propriétaires fonciers ont contraint dernièrement cette orientation à changer de voie. Alors que dans le domaine social la Ligue agraire vise des objectifs plus révolutionnaires (et accessibles dans le cas présent) : l’élimination totale des landlords envahisseurs, politiquement elle se montre assez modérée et ne réclame que le home rule, c’est-à-dire un Parlement local irlandais, qui fonctionne à côté du Parlement britannique et lui soit subordonné. Cela aussi est parfaitement accessible par la voie constitutionnelle. Les propriétaires effrayés crient qu’il est grand temps (les tories eux-mêmes le proposent) d’effectuer le rachat de la terre paysanne, pour faire la part du feu. Par ailleurs, Gladstone29 déclare tout à fait admissible d’octroyer une plus grande autonomie à l’Irlande.
Entre ces deux courants s’affirma, après la guerre civile américaine, le fénianisme. Les centaines de milliers de soldats et officiers irlandais, qui avaient participé à cette guerre, le faisaient avec l’arrière pensée de préparer une armée pour la libération de l’Irlande. Les litiges anglo-américains qui suivirent la guerre de Sécession furent le principal levier des fénians. Pour peu que la guerre eût éclaté entre les deux pays, l’Irlande serait devenue en quelques mois membre des états-Unis ou du moins une république sous leur protectorat. La somme que l’Angleterre paya de bonne grâce pour l’affaire de l’Alabama30, en vertu de l’arbitrage de Genève, était le prix de la non-intervention des Américains en Irlande. » (« A propos de la question irlandaise31)
Les passages en italiques sont d’Engels.
Jusqu’en 1867, Marx et Engels pensaient que la révolution socialiste en Angleterre résoudrait la question irlandaise en mettant fin à son esclavage par l’Angleterre. A partir de cette date Marx changea son fusil d’épaule. Les immenses richesses que l’Angleterre tirait de l’Irlande, et de ses colonies en général, lui permettaient de corrompre une partie du prolétariat anglais, la fameuse aristocratie ouvrière. Cette dernière, chauvine, épousait les positions impérialistes de sa propre bourgeoisie et diffusait dans les rangs du prolétariat anglais une idéologie petite bourgeoise. En outre la rente immense que l’aristocratie terrienne anglaise – les landlords – tirait de l’Irlande lui donnait une force matérielle, politique et morale considérable sur la société anglaise. En Angleterre l’on avait cette hiérarchie : les quelques délégués ouvriers au parlement se faisaient les valets des libéraux, qui représentaient les intérêts des industriels, et ces derniers se comportaient en valets des landlords. En outre une bonne partie du prolétariat en Angleterre étaient irlandais. Or le chauvinisme et l’arrogance d’une partie du prolétariat anglais attisait la haine entre ces deux fractions du prolétariat et empêchait toute unité entre eux. Haine qui bien entendu était entretenue et attisée par la bourgeoisie anglaise. Aussi pour Marx-Engels il devint évident que l’indépendance de l’Irlande, ou pour le moins une large autonomie et donc la sortie de l’Union, était un préalable à toute révolution sociale en Angleterre.
L’Irlande était la forteresse du landlordisme, or l’Angleterre ne maintenait sa domination en Irlande que par la force des baïonnettes et l’état de siège permanent. L’Irlande devenue indépendante, ou pour le moins, ayant acquise une large indépendance en sortant de l’Union, et l’on aurait eu aussitôt une révolution sociale qui aurait conduit à l’expropriation des landlords, car il s’agissait pour la grande masse des paysans irlandais d’une question de vie ou de mort. Une expropriation des landlords en Irlande aurait porté un coup mortel au landlordisme et affaibli considérablement l’influence politique et morale de ce pilier de la contre-révolution en Angleterre. Ce qui aurait du même coup porté un souffle révolutionnaire sur toute l’Angleterre et dynamisé la lutte de classe. L’indépendance de l’Irlande aurait en même temps libéré le prolétariat anglais de sa sujétion envers la bourgeoisie anglaise.
C’est pourquoi Marx et Engels, à travers l’Internationale, soutiendront tout mouvement pour la sortie de l’Union et appelleront le prolétariat anglais à appuyer la sortie de l’Irlande de l’Union. Après la dissolution de l’Internationale, ils reviendront constamment sur la nécessité de l’Indépendance de l’Irlande.
Dans le choix des textes à citer sur le sujet nous avons l’embarras du choix, toutefois nous citerons une lettre de Marx à Sigfrid Meyer et August Vogt, à New York, du 9 avril 1870, pour son caractère didactique.
« Après m’être occupé des années durant de la question irlandaise, je suis parvenu à la conclusion que le coup décisif contre les classes dirigeantes en Angleterre (et il sera décisif pour le mouvement ouvrier all over the world32), doit être porté non pas en Angleterre mais uniquement en Irlande.
Le 1er janvier 1870, le Conseil général a entériné une circulaire confidentielle que j’avais écrite en français (seule les journaux français ont une répercussion en Angleterre et non les journaux allemands) ayant trait au rapport entre la lutte pour l’indépendance nationale irlandaise et l’émancipation de la classe ouvrière, et par conséquent à la position que doit adopter l’Association internationale face à la question irlandaise.
Je ne vous en donne ici très brièvement que les points essentiels. L’Irlande est le bastion de l’aristocratie foncière anglaise. L’exploitation de ce pays ne constitue pas seulement la source principale de sa richesse matérielle. Elle constitue sa plus grande force morale. Elle représente in fact, la domination de l’Angleterre sur l’Irlande. L’Irlande est par conséquent le grand moyen par lequel l’aristocratie anglaise maintient sa domination en Angleterre même.
D’autre part, si demain l’armée et la police anglaise quittent l’Irlande, vous aurez immédiatement une révolution agraire en Irlande. Mais la chute de l’aristocratie anglaise en Irlande conditionne et entraîne nécessairement sa chute en Angleterre. C’est alors que serait remplie la condition première de la révolution prolétarienne en Angleterre. Parce que la question agraire constitue jusqu’à présent en Irlande la forme exclusive de la question sociale ; parce que c’est une question vitale, une question de vie ou de mort pour l’immense majorité du peuple irlandais, et parce qu’elle est en même temps inséparable de la question nationale, pour toutes ces raisons, l’anéantissement de l’aristocratie foncière anglaise est une opération infiniment plus aisé à faire en Irlande qu’en Angleterre même. Sans parler du caractère plus passionné et plus révolutionnaire des Irlandais, comparé à celui des Anglais.
En ce qui concerne la bourgeoisie anglaise, elle a d’abord en commun avec l’aristocratie anglaise intérêt à transformer l’Irlande en un simple pays à pâturage livrant for the English market33 de la viande et de la laine aux prix les plus bas possibles. Elle a même intérêt à réduire, par éviction et émigration forcée, la population irlandaise à un chiffre si insignifiant que le capital anglais (capital fermage) pourra travailler dans ce pays avec « security ». Elle a tout autant intérêt au « clearing of the agricultural districts of England and Scotland34 ». Les revenus des absentees35 et autres, qui se montent à 6000-12000 £ et filent chaque année en direction de Londres, sont aussi un facteur à prendre en considération.
Mais la bourgeoisie anglaise a des intérêts encore bien plus importants dans l’économie irlandaise actuelle. Par suite de la concentration sans cesse croissante des fermages, l’Irlande déverse régulièrement ses surplus sur le labour market36 anglais et pèse ainsi sur les wages37 en même temps que sur la position matérielle et morale de la classe ouvrière anglaise.
Et voici le plus important : tous les centres industriels et commerciaux anglais possèdent maintenant une classe ouvrière divisée en 2 camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. Le travailleur anglais moyen hait le travailleur irlandais, parce qu’il voit en lui un concurrent responsable de la baisse de son standard of life38. Il se sent, face à ce dernier, membre de la nation dominante, il se fait par là l’instrument de ses propres capitalistes et aristocrates contre l’Irlande et consolide ainsi leur domination sur lui-même. Il nourrit contre lui des préjugés religieux, sociaux et nationaux. Il se comporte, vis-à-vis de lui, à peu près comme les poor whites39 vis-à-vis des niggers40 dans les anciens états esclavagistes de l’Union américaine. L’Irlandais pays him back with interest in his own money41. Il voit dans le travailleur anglais le complice et l’instrument stupide de la domination anglaise en Irlande.
Cet antagonisme est artificiellement entretenu et renforcé par la presse, les prêches anglicans, les journaux satiriques, bref par tous les moyens qui sont à la disposition des classes dominantes. Cet antagonisme est le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise, en dépit de son organisation. C’est le secret du maintien du pouvoir de la classe capitaliste. Cette dernière en a parfaitement conscience.
Le mal ne s’arrête pas là. Il se répercute jusque par-delà l’Océan. L’antagonisme entre Anglais et Irlandais est le fondement caché du conflit qui oppose United States et England. Il rend impossible toute coopération sérieuse et sincère entre les classes ouvrières des deux pays. Il permet aux gouvernements des deux pays, aussi souvent qu’il leur plaît, d’émousser l’acuité du conflit social par mutual bullying42 et in case of need43 en se faisant la guerre.
L’Angleterre métropole du capital, jusqu’à présent puissance dominante sur le marché mondial, est pour l’instant le pays le plus important pour la révolution ouvrière, et, de surcroît, l’unique pays où les conditions matérielles de cette révolution sont relativement mûres. Précipiter la révolution sociale en Angleterre est donc l’objectif principal de l’Association internationale des travailleurs. Le seul moyen de la précipiter, c’est de rendre l’Irlande indépendante. D’où la tâche de l’ « Internationale » : mettre partout au premier plan le conflit qui oppose l’Angleterre et l’Irlande, prendre en tous lieux ouvertement parti pour l’Irlande. La tâche spéciale du conseil central à Londres : éveiller la classe ouvrière anglaise à la conscience que l’émancipation nationale de l’Irlande44 n’est pas pour elle une question of abstract justice or humanitarian sentiment mais au contraire the first condition of their own social emancipation45.
Tels sont en gros les points essentiels de la circulaire qui fournit en même temps les raisons d’être des résolutions du Conseil central au sujet de l’amnistie irlandaise. Peu après, j’envoyais à l’Internationale (organe de notre Comité central belge à Bruxelles) un violent article anonyme contre la façon dont les Anglais traitent les fenians, etc., contre Gladstone. J’y accusais en même temps les républicains français (la Marseillaise avait imprimé là-bas un certain nombre de sottises dues à ce lamentable Talandier) de réserver dans leur égoïsme national toutes leurs colères à l’Empire.
Cela fit de l’effet. Ma fille Jenny écrivit sous le pseudonyme de J. Williams (elle signa Jenny Williams dans sa lettre privée à la rédaction) une série d’articles à la Marseillaise, publia entre autre la lettre d’O’Donovan Rossa. Hence immense noise46. C’est grâce à cela que Gladstone, après avoir cyniquement refusé pendant des années, a dû finalement consentir à ouvrir une enquête parlementaire sur le traitement des Fenian prisoners47. Elle est maintenant correspondante régulière de la Marseillaise pour les Irish affairs. (Ceci, naturellement doit rester entre nous). Rage froide du gouvernement et de la presse anglaise de voir maintenant la question irlandaise à l’ordre du jour en France et de se voir, ces canailles, désormais observés et démasqués sur tout le continent via Paris.
Nous avons fait d’une pierre deux coups. Nous avons contraint les chefs irlandais, gens de presse, etc., de Dublin, à entrer en relation avec nous, ce que n’avait pas encore réussi à faire le Conseil général.
Vous avez maintenant un vaste champ d’action en Amérique pour travailler dans le même sens. Coalition des travailleurs allemands avec les Irlandais (naturellement aussi avec les Anglais et les Américains qui sont prêts à s’engager dans cette voie), c’est ce que vous pouvez entreprendre de plus important. Il faut que cela se fasse au nom de l’ « Internationale ». La signification sociale de la question irlandaise doit être expliquée clairement.
Très prochainement quelques précisions sur les ouvriers anglais.
Salut et fraternité ! »
Les passages soulignés en italiques ou en gras le sont de la main de Marx.
La lettre est longue, mais combien édifiante et on ne peut plus claire : il est de première nécessité pour l’Internationale de soutenir par tous les moyens l’indépendance de l’Irlande. Une Irlande indépendante se traduirait par un affaiblissement considérable de l’aristocratie anglaise – Marx parle de coup mortel –, par un renchérissement des moyens de subsistance pour la classe ouvrière britannique, ce qui contraindrait sous la pression du prolétariat anglais à augmenter les salaires. La révolution agraire en Irlande aurait contraint le prolétariat anglais a affronter sa propre bourgeoisie pour la question des salaires. Par le souffle révolutionnaire qu’elle ferait passer sur la grande Ile, l’indépendance de l’Irlande aurait radicalisé la lutte de classe et augmenté l’influence du socialisme au sein des masses ouvrières et contribué à leur unité.
Marx avait écrit le programme qu’une Irlande indépendante aurait été amenée à appliquer :
« Quant à nous, que faut-il à présent que nous conseillions aux ouvriers anglais ? Voilà la question. A mon avis, ils doivent faire de l’Abrogation de l’Union (bref de la plaisanterie de 1783, mais démocratisée et adaptée aux conditions actuelles) un article de leur Pronunciamento. C’est la seule forme légale et par conséquent possible de l’émancipation irlandaise qui puisse être intégrée dans le programme d’un parti anglais. L’expérience montrera ultérieurement si la simple union personnelle entre les deux pays est viable. Je le crois à moitié, à condition que cela intervienne à temps.
Ce dont les Irlandais ont besoin, c’est de :
Un gouvernement autonome et l’indépendance à l’égard de l’Angleterre.
La révolution agraire. Avec la meilleure volonté du monde, les Anglais ne peuvent la faire à leur place ; mais ils peuvent leur fournir les moyens de la faire eux-mêmes.
Une protection douanière contre l’Angleterre. De 1773 à 1801, toutes les branches de l’industrie irlandaise ont prospéré. L’Union avec en même temps la suppression des barrières douanières qu’avait érigées le Parlement irlandais, ruina toute vie industrielle en Irlande. Le peu qu’il y a de tissage ne saurait nullement compenser cela. L’Union de 1801 a eu sur l’industrie irlandaise le même effet que les mesures prises par le Parlement anglais sous le règne d’Anne, de Georges II, etc., pour ruiner l’industrie lainière irlandaise, etc. Une fois les Irlandais indépendants, la nécessité les convertirait au protectionnisme comme le Canada, l’Australie, etc. » (Marx à F. Engels, à Manchester, le 30 novembre 1867)
A la réunion du 14 mai 1872 du Conseil Général de Londres – dont on été conservées avec une précision prolétarienne et communiste les minutes – eut lieu une importante discussion sur la question irlandaise.
A deux délégués chauvins anglais, membre de l’AIT (Association International des Travailleurs) qui proposaient une motion visant à interdire, sous prétexte d’internationalisme, aux ouvriers irlandais le droit de s’organiser en sections séparées et de prendre pour centre Dublin et non pas Londres, Engels fit cette remarque :
« Le citoyen Engels dit : le vrai but de cette motion, toute hypocrisie mise de côté, est de soumettre les sections irlandaises au Conseil Fédéral Britannique, une chose que les sections irlandaises ne consentiront jamais, et que le Conseil n’a ni le droit, ni le pouvoir de leur imposer. D’après les règles et le règlement, le Conseil n’a aucun pouvoir pour obliger une quelconque section ou branche à reconnaître la suprématie d’un quelconque Conseil Fédéral. Il a été certainement établi par la juridiction du Conseil Fédéral, qu’avant toute admission ou rejet, le Conseil devait être consulté. Mais il été établi que les sections irlandaises en Angleterre n’étaient pas plus sous la juridiction du Conseil Fédéral Britannique, que les sections françaises, allemandes, italiennes ou polonaise de ce pays. Les Irlandais forment une nationalité distincte par eux-mêmes, et le fait qu’il utilise l’anglais comme langue, ne peut pas les priver de leurs droits. Le citoyen Hales a présenté les relations entre l’Angleterre et l’Irlande comme si elles étaient des plus idylliques – ne respirant rien d’autre que l’harmonie. Mais la réalité est tout à fait différente. Il y a en réalité 700 ans de conquête et d’oppression anglaise sur l’Irlande. Et aussi longtemps que cette oppression durera, les ouvriers irlandais ressentiront comme une insulte qu’on leur demande de se soumettre à un Conseil Fédéral Britannique. L’Irlande vis-à-vis de l’Angleterre n’est pas sur un pied d’égalité, mais se trouve dans la même position que la Pologne vis-à-vis de la Russie. Que dirait-on si le Conseil appelait les sections polonaises à reconnaître la suprématie du Conseil qui siège à Saint-Pétersbourg, ou le Nord-Schleswig et les sections alsaciennes à se soumettre au Conseil Fédéral de Berlin ? Pourtant c’est ce qui a été demandé par la motion. Il a été demandé au peuple vaincu d’oublier leur nationalité et de se soumettre aux vainqueurs. Ce n’était pas de l’Internationalisme, mais simplement le maintien d’un état de soumission. Si les promoteurs de cette motion sont si débordant d’esprit internationaliste, qu’ils nous le prouvent en déplaçant le siège du Conseil Fédéral Britannique à Dublin et en se soumettant au Conseil Irlandais. Dans un cas comme celui des Irlandais, le vrai internationalisme doit nécessairement reposer sur une organisation nationale distincte. Et ils doivent nécessairement déclarer dans le préambule à leur règlement, que leur premier et plus pressant devoir, en tant qu’Irlandais, est d’établir leur propre indépendance nationale. » (Meeting du Conseil général, du 14 mai 1872. Collected Works, Vol 23, p 154-156).
C’est nous qui avons souligné quelque passages clés.
En son temps et lieu, la question nationale, qui est le cadre géo-historique, juridique et politique indispensable au développement du capitalisme, a eu un rôle révolutionnaire. Ce cadre ne peut être dépassé que dialectiquement en liaison avec le développement des forces productives et de la lutte de classes et non pas en le niant simplement comme le font les anarchistes.
Le faible développement des forces productives de l’époque se reflétait dans l’organisation internationale du prolétariat : l’Internationale avait alors une organisation fédéraliste et faiblement centralisée, expression d’un Parti communiste encore immature.
La question des sections nationales n’aurait pas du se poser dans la III° Internationale, et a fortiori se posera encore moins dans le futur Parti Communiste Mondial, auquel adhéreront, non des Allemands, des Irlandais ou des Français, mais indistinctement des communistes qui tendront à renier tout lien idéologique et culturel avec cette société.
Le parti tient compte de la complexité et du poids que les survivances historiques des formes sociales bourgeoises et pré-bourgeoises ont sur la dynamique des heurts sociaux. Il est obligé d’en tenir compte dans sa tactique, mais sans que pour autant cela affecte son programme et l’organisation du parti. C’est le cas par exemple de la question agraire, là où prédomine encore la petite-paysannerie. Et Marx et Engels avaient bien conscience de cela, à une époque où le capitalisme avait encore un caractère progressiste.
Après l’écrasement de la Commune de Paris, on a eu un vrai recul du mouvement ouvrier avec le triomphe de la contre-révolution à l’échelle internationale. L’AIT, elle-même, sera mise en sommeil et elle renaîtra plus tard, plus vigoureuse encore, avec la deuxième Internationale. Dans ces conditions, vu le rapport de force entre l’Irlande et l’Angleterre, il devenait beaucoup plus difficile pour l’Irlande d’acquérir son indépendance. Toutefois cela ne voulait pas dire que l’Irlande devait abandonner ses objectifs de sortir de l’Union et d’acquérir son indépendance, ou pour le moins une très grande autonomie.
Nous reportons ici l’analyse que fit Engels de la situation irlandaise durant cette période contre-révolutionnaire. Nous nous référons en fait au texte déjà cité « A propos de la question irlandaise » de 1882, qui fait un rappel historique des différents mouvements de résistance en Irlande. Et nous le reprenons là où nous l’avons laissé.
« Dès lors, le plus gros danger était écarté48. La police suffit à régler leur compte aux fénians. La trahison, inévitable dans toute conjuration, y fut pour quelque chose, mais elle n’émanait que des chefs, qui devinrent par la suite de véritables espions et des faux témoins. Quelques-uns, passés en Amérique, y firent la révolution des émigrés et s’y ruinèrent, comme O’Donovan Rossa. Ceux qui ont observé les émigrés européens de 1849-1852 trouveront tout cela familier, quoique évidemment outré à la manière américaine.
Il est certain que de nombreux fénians sont aujourd’hui de retour et qu’ils ont rétabli l’ancienne organisation armée. Ils forment un élément important du mouvement et contraignent les libéraux à intervenir avec plus d’énergie. Mais ils n’arrivent à rien d’autre qu’à effrayer John Bull. A la périphérie de son empire, ce dernier, il est vrai, faiblit sensiblement, mais là, si près de sa propre maison, il est encore bien en mesure d’étouffer sans peine toute insurrection irlandaise. En Irlande sont cantonnés, premièrement, 14000 gendarmes armés de fusils et de baïonnettes, et versés dans l’art militaire. Ensuite, près de 30 000 hommes de troupes de ligne, pouvant recevoir en renfort un nombre égal de troupes de ligne et de milices anglaises. Sans compter la flotte. Et dans la répression des soulèvements, John Bull est d’une férocité sans pareille. A moins d’une guerre ou d’un danger de guerre venu de l’extérieur, l’insurrection irlandaise n’a pas la moindre chance de succès ; et il n’y là que deux puissances capables de devenir dangereuses : la France et encore plus les Etats-Unis. La France est hors de cause. En Amérique, les partis flirtent avec les électeurs irlandais, leur promettent beaucoup et ne font rien. Il ne songent nullement à se laisser entraîner dans une guerre au profit de l’Irlande. Ils ont même intérêt à ce qu’il y ait dans ce pays des conditions qui provoquent une émigration intensive des Irlandais en Amérique. Et l’on conçoit qu’un pays qui sera dans vingt ans le plus peuplé, le plus riche et le plus puissant du monde n’ait guère envie de se lancer dans des aventures susceptibles de compromettre sa gigantesque évolution intérieur. Vingt ans après il tiendra un autre langage.
Mais en cas de danger de guerre avec l’Amérique, l’Angleterre accorderait volontiers aux Irlandais tout ce qu’ils demandent... tout, sauf l’indépendance absolue qui, en raison de la situation géographique, serait des plus indésirables.
Il ne reste donc aux Irlandais que la voie constitutionnelle pour acquérir les positions une à une, encore que le fond mystérieux de la conjuration armée des fénians puisse demeurer un élément très efficace. Mais les fénians glissent de plus en plus vers une sorte de bakounisme ; l’assassinat de Burke et de Cavendish ne pouvait avoir qu’un but : rendre impossible un compromis entre la Ligue agraire et Gladstone. Or, ce compromis eût été pour l’Irlande la meilleure solution en l’occurrence. Les landlords expulsent par dizaine de milliers les fermiers endettés, et le font souvent à l’aide de la force armée. La première exigence du moment est d’empêcher ce dépeuplement systématique de l’Irlande. (les expulsés meurent de faim ou sont forcés d’émigrer en Amérique). Gladstone est prêt à soumettre au Parlement un bill selon lequel les arrérages seraient payés de la manière dont se rachetaient en 1848, en Autriche, les servitudes féodales : un tiers versé par le paysan, un tiers par l’Etat, un tiers perdu par le landlord. C’est ce que propose la Ligue agraire. En conséquence, l’« exploit » de Phoenix-Park semble sinon une pure sottise, du moins une « propagande par le fait » purement bakouniste, fanfaronne, inutile. S’il n’a pas eu les suites des sottises analogues de Hoedel et de Nobiling, c’est parce que l’Irlande, malgré tout, n’est pas en Prusse. Eh bien, laissons les bakounistes et les révolutionnaires phraseurs mettre ces enfantillages sur le même plan que l’exécution d’Alexandre II et annoncer une « révolution irlandaise » qui ne vient toujours pas. »
C’est Engels qui a mit en italique certains passages et c’est nous qui avons soulignés en gras.
Comme on le voit les chances de succès d’une insurrection irlandaise dans les années 1880 étaient très faibles. Les meilleurs conditions pour qu’une insurrection réussissent étaient celles créées par une guerre entre l’Angleterre et une puissance étrangère comme les Etats-Unis, la France ou... l’Allemagne. Cela ne veut pas dire que l’Irlande devait abandonner son objectif de devenir un jour indépendante, en l’absence de soutien d’un mouvement ouvrier devenu momentanément inexistant, c’est la voie pour y arriver qui restait à définir.
« Dans tous les cas la glace a été brisée et deux ouvriers siègent maintenant dans le club des débats le plus à la mode d’Europe. En son sein se trouvent ceux qui se sont déclarés les premiers gentilshommes d’Europe.
A côté d’eux siègent au moins 50 Irlandais Home Rulers49. Après que la Rébellion des Fénians (les républicains irlandais) de 1867 ait été réprimée et que leurs chefs militaires furent progressivement capturés, ou poussés à l’émigration en Amérique, ce qui resta de l’organisation conspiratrice des Fénians a rapidement perdu toute importance. Une Violente insurrection n’a aucune perspective de succès pour de longues années, au moins jusqu’à ce que l’Angleterre soit de nouveau impliquée dans de sérieuses difficultés à l’extérieur. Ce qui fait qu’un mouvement légal reste la seule possibilité, et un tel mouvement a été entrepris sous la bannière des Home Rulers, qui veulent que les Irlandais soient « les maîtres de leur propre maison ». Ils ont fait la demande bien précise au Parlement Impérial à Londres d’accorder à un type de Parlement Irlandais à Dublin le droit de légiférer sur toutes les questions purement irlandaises ; très sagement rien ne fut dit sur ce que l’on devait entendre par questions purement irlandaises. Ce mouvement, d’abord moqué par la presse anglaise, est devenu si puissant, que les Irlandais membres du Parlement appartenant aux partis les plus divers – Conservateurs et Libéraux, Protestants et Catholiques (Butt, qui dirige le mouvement est lui même un Protestant) et jusqu’à un Anglais natif siégeant pour Galway – durent le rejoindre. Pour la première fois depuis l’époque de O’Connell, dont le mouvement pour le rejet de l’Union s’effondra à peu près en même temps que le mouvement Chartiste, à la suite de la réaction générale qui suivit la défaite de 1848 – il est mort en 1847 – un parti irlandais, bien structuré, une nouvelle fois est entré au Parlement, mais sous des circonstances qui difficilement permettront des compromis à la O’Connell avec les Libéraux ou à ses membres de se vendre au gouvernement Libéral, comme il était devenu de mode après lui.
Ainsi les deux forces motrices du développement politique anglais sont entrées au Parlement : d’un côté les ouvriers, de l’autre les Irlandais en tant que parti national compact. Et même si l’on peut difficilement attendre qu’ils puissent jouer un grand rôle dans ce Parlement – les ouvriers certainement pas – les élections de 1874 ont indiscutablement conduit le développement politique anglais dans une nouvelle phase. » Friedrich Engels, from the English Elections, 4 mars 1874. Collected Works Vol 23, p 616.
Nous nous sommes permis de mettre en gras un passage clé.
La bourgeoisie irlandaise essayait par la voie constitutionnelle d’obtenir pour l’Irlande une grande autonomie avec un parlement indépendant qui puisse gérer les affaires irlandaises, seule reviendrait dans ce cas à Londres la politique étrangère sur le plan diplomatique et militaire. Engels juge que dans les conditions d’alors c’était la seule solution possible. Mais cela ne voulait pas dire que l’Irlande devait abandonner tout objectif d’indépendance, bien au contraire. Voici ce qu’il écrivait à Kautsky, dans une lettre du 7 février 1882 :
« L’une des tâches réelles de la Révolution de 1848 (et la tâche réelle et non illusoire d’une révolution est toujours obtenue comme résultat de cette révolution) était la restauration des nationalités dispersées et opprimées de l’Europe Centrale, dans la mesure où elles étaient toutes viables, et en particulier mûres pour l’indépendance. Cette tâche a été accomplie pour l’Italie, la Hongrie et l’Allemagne, en fonction des conditions qui prévalaient, par les exécuteurs testamentaires de la révolution, Bonaparte, Cavour et Bismarck. Il reste l’Irlande et la Pologne. L’Irlande peut être mise de côté ici, car elle affecte les conditions sur le continent seulement très indirectement. Mais la Pologne gît en plein milieu du Continent et le maintien de sa division est précisément le lien qui a constamment tenu ensemble la Sainte Alliance, et de ce fait la Pologne est de grande importance pour nous...
Je suis donc d’avis que deux nations en Europe ont non seulement le droit, mais le devoir d’être nationaliste avant de devenir internationaliste : l’Irlande et la Pologne. Ils sont bien plus internationalistes lorsqu’ils sont authentiquement nationalistes. »
C’est Engels qui a mis les deux mots en italique et nous avons mis un passage clé en gras.
Sous la pression des paysans irlandais, de l’agitation ouvrière irlandaise en Angleterre et de l’agitation parlementaire de la bourgeoisie irlandaise qui sut s’appuyer sur les masses, la bourgeoisie anglaise, se hâta lentement – suivant les mots de Lénine – de prendre des mesures pour limiter la voracité des landlords, puis de permettre, suivant la même réforme qui fut appliquée en Russie par le Tsarisme, au paysans de racheter la terre, aux landlords. Un premier décret en ce sens sera voté sous le gouvernement de Gladstone, d’autres suivront. Mais ce n’est seulement qu’à partir du décret de 1903, que l’achat de la terre par les paysans à grande échelle deviendra possible. Si bien que les irlandais qui ne possédaient que 3 % de la terre en 1870, en posséderont les 2/3 en 1914.
Le rachat de terre entraînera une diminution du capital agricole, car la somme qui était consacrée à l’achat de la terre ne pouvait pas être investie pour améliorer la production agricole. Il ne faut toutefois pas oublier que le landlordisme entravait les investissements agricoles, car lorsque les paysans investissaient pour bonifier la terre, aussitôt les propriétaires foncier en profitaient pour augmenter la rente qui était déjà très élevée. Ce n’est qu’après l’indépendance de l’Irlande, avec la suppression du remboursement à l’Etat anglais de l’emprunt pour l’achat de la terre, que les paysans pourront investir pour bonifier la terre et l’agriculture irlandaise connaître un véritable développement.
Outres les différentes réformes successives sous le nom de « Irish Land Acts », de 1880 à 1914 quatre propositions de « Home Rule » seront proposées par le gouvernement anglais sous Gladstone et à chaque fois rejetées par la chambre des lords. La dernière, bien que très étriquée, après deux années d’intense débat et une forte opposition des landlords et de leurs organisations fascistes en Ulster, sera finalement adoptée par le parlement en 1914 pour être en définitif renvoyée aux calendes grecques par la guerre. Finalement l’Irlande acquit son indépendance par la force des armes en 1921, profitant de l’affaiblissement de l’impérialisme britannique au sortir de la guerre.
Nous avons exposé assez largement les vues de Marx et d’Engels sur la Question Irlandaise et expliquée pourquoi elle avait tant d’importance. Non seulement l’indépendance de l’Irlande était nécessaire pour permettre au peuple irlandais de sortir de 700 ans d’esclavage et connaître un véritable développement économique, c’est-à-dire capitaliste, jetant ainsi les bases économiques de la société communiste en Irlande même, mais aussi nous avons vue comment elle était une réelle nécessité pour sortir le prolétariat anglais de sa sujétion à sa propre bourgeoisie et pour permettre une réelle unité de classe entre travailleurs irlandais et britanniques.
Cependant à la fin du 19° siècle et au début du 20°, suite au relâchement de l’emprise de l’impérialisme britannique sur l’Irlande, un développement industriel a commencé à avoir lieu, et avec lui, est apparue une classe ouvrière qui s’est montrée dès le début très combative et acquise aux idées communistes.
Alors que dans une nation purement agricole, comme l’était l’Irlande jusque vers la fin des années 1880, le représentant naturel de la paysannerie est la bourgeoisie ; là où apparaît une classe ouvrière industrielle vigoureuse et combative, elle doit au contraire montrer aux petits et moyens paysans et surtout aux ouvriers agricoles, qu’elle est la seule force capable de les défendre et de faire appliquer la réforme agraire sans rachat, par l’expropriation des landlords. A la fin du 19° siècle une situation semblable à la Russie se présentait, bien que la bourgeoisie irlandaise, à la différence de celle russe, n’était pas sans capacité combative.
En outre avec le développement de l’industrie et de la classe ouvrière, à côté du « Home Rule » réclamée par la bourgeoisie irlandaise, les idées républicaines refirent leurs apparitions, si bien que l’on avait trois courants : celui du « Home Rule », les Républicains et le Socialisme. Ces deux derniers courants étaient pour une indépendance complète de l’Irlande.
A la suite de cette article nous publierons une histoire du mouvement ouvrier irlandais de 1890 jusqu’à 1916.
1. écrit fin 1869 et durant la première moitié de 1870. Extrait from Collected Works of Marx and Engels, Vol 21.
2. C’est ainsi que les romains appelait l’Angleterre et l’Irlande. Il ne connaissait cette dernière que par ouï-dire.
3. L’écosse en français.
4. écossais, mais qui désignent à l’époque les Irlandais.
5. Affirmation exagérée, d’autres érudits de la même époque savaient traduire le grec en latin.
6. Denys l’Aéoropagite a vécu à Athènes au I° siècle, il ne pouvait pas de ce fait avoir écrit les œuvres en question, Celles-ci auraient été écrite par un autre chrétien, dit Pseudo-Denys l’Aéropagite qui a vécu en Syrie au VI° siècle. Cependant Denys l’Aéropagite, qui est cité dans « Les Actes des Apôtres », faisait autorité et permettait à Jean Scot érigène de développer ses idées.
7. C’est-à-dire les premiers conquérants anglais, bien souvent de souche normande, que l’on appelait les « vieux anglais » et qui avaient adopté les mœurs et la langues des natifs.
8. Karl Marx. Outlined of a report on the Irish question delivred to the german workers. In London, december 16, 1867. Collected Works, Vol 21, p 195.
9. Elisabeth Ire.
10. Outline of a report on the Irish Question. Collected Works, Vol 21, p 196.
11. Sur la déportation des Irlandais comme esclave, pour ceux qui veulent approfondir ce point, l’on peut lire : « White cargo » de Don Jordan et Michael Walsh.
12. Ireland and the Irish Question, Karl Marx and Frederick Engels, ed International Publisher. P 140.
13. Mouvement indépendantiste irlandais qui s’appuyait sur les paysans.
14. Marx, Ireland from the American Revolution to the Union of 1801. Collected Works, p 219.
15. Ici Marx fait référence à l’église anglicane et la foule des bourgeois et petit bourgeois bornée qui la suit.
16. Les paysans sont ici des métayers qui louent la terre à un gros propriétaire foncier. Par prix l’on entend le niveau de la rente que le paysan doit verser au propriétaire en tenant compte de ce qui doit être reversé aux intermédiaires.
17. Ce qui représentait une somme considérable à l’époque.
18. Sir Robert Peel, l’un de ces porcs, typique représentant de l’aristocratie foncière anglaise, avait coutume de dire : « Dans chacune de nos colonie nous avons une seconde Irlande » ! Lui qui était sous secrétaire d’état à la guerre et aux colonies et qui avait participé à la répression en Irlande de 1812 à 1818, en savait quelque chose.
19. Hedge-schools.
20. Population de l’Irlande : en 1801 : 5 319 867 habitants ; 1811 : 6 084 996 ; 1821 : 6.869.544 ; 1831 : 7.828347 ; 1841 : 8.222.664.
21. Un acre égale suivant les pays et régions de 30 à 60 ares. Un are égale 100 m2 et un hectare 10 000 m2, soit 100 ares. Pour simplifier on peut dire qu’un acre est équivalent à ½ ha.
22. L’Irlande est traitée comme la terre promise du « principe de population », M. Th. Sadler, avant de publier son traité de la population, lança contre Malthus son fameux livre : Ireland, its Evils and their Remedies, 2e éd. London, 1829, où il prouve par la statistique comparée des différentes provinces de l’Irlande et des divers districts de ces provinces que la misère y est partout, non en raison directe de la densité de population, comme le veut Malthus, mais, au contraire, en raison inverse.
23. Pour la période de 1851 à 1874, le nombre total des émigrants est de 2.325.922.
24. D’après une table donnée par Murphy dans son livre : Ireland Industrial, Political and Social, 1870, 94,6 % de toutes les fermes n’atteignent pas cent acres, et 5,4 % les dépassent.
25. Tailleur.
26. Sangrado, personnage du roman de Le Sage: Gil Blas.
27. Dans le troisième livre de cet ouvrage qui traite de la propriété foncière, on verra comment la législature anglaise s’est accordée avec les détenteurs anglais du sol irlandais pour faire de la disette et de la famine les véhicules de la révolution agricole et de la dépopulation. J’y reviendrai aussi sur la situation des petits fermiers. En attendant, voici ce que dit Nassau W. Senior, dans son livre posthume : Journals, Conversations and Essay relating to Ireland, 2 vol. Lond., 1868 : « Comme le docteur G. le remarque fort justement, nous avons en premier lieu notre loi des pauvres, et c’est là déjà une arme excellente pour faire triompher les landlords. L’émigration en est une autre. Aucun ami de l’Irlande [lisez de la domination anglaise de l’Irlande] ne peut souhaiter que la guerre entre les landlords anglais et les petits fermiers celtes se prolonge, et encore moins qu’elle se termine par la victoire des fermiers... Plus cette guerre finira promptement, plus rapidement l’Irlande deviendra un pays de pacage (grazing country), avec la population relativement faible que comporte un pays de ce genre, mieux ce sera pour toutes les classes » (l. c., V, II, p. 282). – Les lois anglaises sur les céréales, promulguées en 1815 garantissait à l’Irlande le monopole de la libre importation de grains dans la Grande Bretagne ; elles y favorisait ainsi, d’une manière artificielle, la culture du blé. Ce monopole lui fut soudainement enlevé quand le Parlement, en 1846, abrogea les lois sur les céréales. Abstraction faite de toute autre circonstance, cet événement seul suffit pour donner un impulsion puissante à la conversion des terres arables en pâturages, à la concentration des fermes et à l’expulsion des cultivateurs. Dès lors, après avoir, de 1815 à 1846, vanté les ressources du sol irlandais qui en faisaient le domaine naturel de la culture des grains, agronomes, économistes et politiques anglais, tout à coup de découvrir que ce sol ne se prête guère à d’autre production que celle des fourrages. Ce nouveau mot d’ordre, M. Léonce de Lavergne s’est empressé de le répéter de l’autre côté de la Manche. Il n’y a qu’un homme sérieux, comme M. de Lavergne l’est sans doute, pour donner dans de telles balivernes.
28. Fenians. Association révolutionnaire irlandaise, fondée en 1861, dans le but d’arracher l’Irlande à la domination anglaise et qui s’est répandue jusqu’en Amérique.
29. Homme politique et premier ministre britannique. D’abord conservateur, il était alors lié à la faction des Tories qui s’opposait à l’abolition de l’esclavage et aux première mesures sociales, il devint par la suit un libéral. Il soutint la suppression des « corn laws » réclamée par les industriels afin de faire baisser les salaires, et réduisit les privilèges de l’église anglicane en Irlande.
30. L’affaire de l’Alabama : lors de la guerre de Sécession (1861-1865), l’Angleterre, pour freiner l’essor industriel des états-Unis, apporta une aide militaire et financière aux Etats du Sud. Notamment elle fournissait des bâtiments de guerre à la marine sudiste, qui portaient un grave préjudice aux Etats-Unis en coulant sa flotte marchande. L’un d’entre eux, l’Alabama, avait coulé 70 navires. La guerre finie le gouvernement américain demanda réparation pour les dommages causés, pour cela il s’adressa au Tribunal de Genève qui condamna le Grande-Bretagne à payer 15,5 millions de dollars.
31. Écrit par F. Engels en 1882. Paru dans le journal Der Sozialdemokrat n° 29, le 13 juillet 1882. Le même contenu se trouve dans une lettre du 26 juin 1882 adressée à Berstein.
32. Dans le monde entier.
33. En anglais dans le texte : pour le marché anglais.
34. The clearing of estates est le processus par lequel les cultivateurs furent chassés de leurs terres au XIX° siècle en Angleterre, en écosse et en Irlande. Ce processus à lieu partout dans le monde, avec plus ou moins de brutalité, par la ruine des petits et moyens paysans, au fur et à mesure que le capitalisme s’impose et se développe. C’est ce que Marx appel l’accumulation primitive du capital. En Grande-Bretagne ce processus fut particulièrement bestial et en Irlande il a atteint des sommets dans l’horreur.
35. Absentees : il s’agit des propriétaires fonciers qui ne résidaient pas sur leur domaine.
36. Marché du travail.
37. Les salaires.
38. Niveau de vie.
39. Pauvres blancs.
40. Les noirs.
41. L’Irlandais lui rend la monnaie de sa pièce avec intérêt.
42. En se menaçant mutuellement.
43. En cas de besoin.
44. Elle n’est pas une question abstraite de justice ou de sentiments humanitaires. Ce qui ne veut pas dire que le prolétariat anglais ne doit pas compatir avec les souffrances de ses frères de classe en Irlande et plus largement de la population irlandaise, bien au contraire.
45. C’est la première condition des sa propre émancipation.
46. D’où un grand bruit.
47. Fenians emprisonnés.
48. Le plus gros danger pour l’Angleterre était écarté, car après avoir accepté de payer les réparations pour son soutien aux Sudistes, elle ne risquait plus une guerre avec les Etats-Unis.
49. Ce sont les représentants de la bourgeoisie irlandaise qui sont pour acquérir une large autonomie pour l’Irlande avec un parlement indépendant par des voies constitutionnelles. Ce qui aurait conduit à la formation d’un Etat fédéral.