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CONSIDÉRATIONS SUR L’ACTIVITÉ ORGANIQUE DU PARTI QUAND LA SITUATION GÉNÉRALE EST HISTORIQUEMENT DÉFAVORABLE
Paru dans Il Programma Comunista n° 2 et 3 de 1965 et dans le fascicule « In difesa… » 1970. Publié en français dans le fascicule « En défense de la continuité du programme communiste », éditions Programme Communiste en 1979 et éditions Le Parti Communiste, en 1987
1- Les marxistes traditionnels, et la gauche communiste actuelle, née en opposition aux erreurs de l’Internationale de Moscou, ont toujours pris position sur la question de l’organisation interne du Parti. Naturellement, cette question est inséparable de l’ensemble de nos positions, et ne peut donc constituer un secteur isolé, un compartiment étanche.
2- Tout ce qui fait partie de la doctrine, de la théorie générale du parti, se retrouve dans les textes classiques et est résumé de façon approfondie dans des textes plus récents, comme les Thèses de Rome et de Lyon et bien d’autres, où la Gauche montre qu’elle a pressenti que l’opportunisme conduirait la Troisième Internationale à une faillite non moins grave que celle de la Deuxième Internationale. Aujourd’hui encore, nous avons utilisé une partie de ce matériel dans notre travail sur l’organisation (au sens retreint d’organisation du parti et non au sens large d’organisation du prolétariat dans ses divers formes historiques et sociales). Il n’est pas question de le résumer ici. Nous renvoyons les camarades à ces textes et au vaste travail en cours sur l’ Histoire de la Gauche dont le second volume est en préparation.
3- Tout ce qui concerne la doctrine et la nature du parti, et les rapports entre le parti et la classe prolétarienne, que l’on peut résumer dans cette conclusion évidente que c’est seulement au moyen du parti et par l’action du parti que le prolétariat devient une classe pour soi et pour la révolution – tout cela appartient à la théorie pure à laquelle nous adhérons tous et qui est désormais hors de discussion.
4- Nous avons coutume d’appeler questions de tactique (toujours avec cette réserve qu’il n’existe pas de domaine autonome) celles qui surgissent et se développent historiquement dans les rapports entre le prolétariat et les autres classes, entre le parti prolétarien et les autres organisations prolétariennes, entre le parti prolétarien et les partis bourgeois et non prolétariens.
5- Le rapport existant entre les solutions tactiques (qui ne
doivent pas aller à l’encontre des principes doctrinaux et
théoriques) et le développement multiforme des situations
objectives, qui sont, en un sens, extérieurs au parti, est
certainement très variable ; mais comme on peut le voir dans
les Thèses de Rome sur la tactique, qui sont un projet de thèses
pour la tactique internationale, la Gauche a soutenu que le parti
doit dominer et prévoir ce rapport.
Pour synthétiser à l’extrême, il y a des périodes où la
situation objective est favorable tandis que le parti en tant que
sujet se trouve dans des conditions défavorables ; il peut y
avoir le cas contraire ; il y a eu également des exemples,
rares mais significatifs, d’un parti bien préparé et d’une
situation sociale qui pousse les masses vers la révolution et vers
le parti qui l’a prévue et décrite par avance : tel fut, comme
l’a montré Lénine, le cas des bolchéviks en Russie.
6- Mettant de côté tout "distinguo" pédant on peut se demander dans quelle situation objective se trouve la société d’aujourd’hui. Il ne fait pas de doute qu’elle ne pourrait être pire : une grande partie du prolétariat est non seulement écrasée par la bourgeoisie, mais contrôlée par des partis qui travaillent au service de celle-ci, et interdisent au prolétariat tout mouvement révolutionnaire de classe. C’est pourquoi on ne peut prévoir combien de temps s’écoulera avant qu’on sorte de cette situation amorphe et morte et que se manifeste de nouveau ce que nous avons défini comme une "polarisation" ou "ionisation" des molécules sociales, prélude à l’explosion du grand antagonisme de classe.
7- Quelles sont les conséquences de cette période défavorable
pour la dynamique organique interne du parti ? Dans tous les
textes mentionnés ci-dessus, nous avons toujours dit que le parti ne
peut pas ne pas se ressentir des caractères de la situation réelle
qui l’entoure. C’est pourquoi les grands partis prolétariens qui
existent sont nécessairement et ouvertement opportunistes.
C’est une thèse fondamentale de la Gauche que notre parti ne doit
pas pour autant renoncer à résister, mais qu’il doit survivre et
transmettre la flamme tout au long du "fil du temps"
historique. Il est clair que ce sera un petit parti, non parce que
nous l’aurons désiré ou choisi, par nécessité inéluctable. En ce
qui concerne la structure de ce parti, déjà à l’époque de la
décadence de la Troisième Internationale, et dans des polémiques
innombrables, nous avons repoussé différentes accusations, avec des
arguments qu’il n’est pas nécessaire de rappeler. Nous ne voulons
nullement que le parti soit une secte secrète, ou une élite qui
refuserait tout contact avec l’extérieur par manie de pureté. Nous
repoussons toute formule de parti ouvrier et labouriste excluant les
non-prolétaires, formule qui est celle de tous les opportunistes de
l’histoire. Comme cela apparaît clairement dans des polémiques
remontant à plus d’un demi-siècle, nous ne voulons pas réduire le
parti à une organisation de type culturel, intellectuel et
scolastique. Nous ne croyons pas davantage, comme certains
anarchistes ou blanquistes, que l’on puisse penser à un parti de
conspirateurs tramant des conjurations et des actions armées.
8- Étant donné que la dégénérescence de toute la société se caractérise par la falsification et la destruction de la théorie et de la sainte doctrine, il est clair que le petit parti d’aujourd’hui se caractérise essentiellement par la restauration des principes et de la doctrine, bien que les conditions favorables dans lesquels Lénine a accompli cette tâche après le désastre de la première guerre fassent défaut aujourd’hui. Cependant, nous ne pouvons pour autant dresser une barrière entre théorie et action pratique, parce que, au-delà d’une certaine limite, ce serait nous détruire nous-mêmes ainsi que toutes nos bases de principe. Nous revendiquons donc toutes les formes d’activité propres aux moments favorables, dans la mesure où les rapports de force réels le permettent.
9- Tout cela mériterait de plus amples développements, mais nous
pouvons dès maintenant conclure en ce concerne la structure
organisative du parti dans une période si difficile. Ce serait une
erreur fatale de considérer qu’il peut être divisé en deux
groupes, dont l’un se consacrerait à l’étude et l’autre à
l’action : une telle distinction est mortelle non seulement pour
l’ensemble du parti mais aussi pour chaque militant. L’unitarisme et
le centralisme organique signifient que le parti développe en son
propre sein les organes aptes à différents fonctions, que nous
appelons propagande, prosélytisme, organisation du prolétariat,
travail syndical, etc. et, demain, organisation armée, mais qu’on ne
doit rien conclure du nombre des camarades qui ont été chargés de
ces fonctions, parce qu’en principe aucun camarade ne doit être
étranger à aucune d’entre elles.
C’est par accident de l’histoire que, dans la phase actuelle, les
camardes qui se consacrent à la théorie et à l’histoire du
mouvement peuvent sembler trop nombreux, et trop rares ceux qui sont
déjà prêts à l’action. Surtout, il serait insensé de rechercher
quel devrait être le nombre de camarades se consacrant à l’une ou
l’autre manifestation d’énergie. Nous savons tous que, quand la situation se
radicalisera, d’innombrables éléments se rangeront à nos côtés
d’une façon immédiate, instinctive, et sans avoir suivi des cours
singeant ceux ce l’université.
10- Nous savons fort bien que, depuis la lutte de Marx contre
Bakounine, Proudhon et Lassalle, et dans toutes les phases
ultérieures de l’infection opportuniste, le danger de dégénérescence
a été entièrement lié à l’influence sur le prolétariat de faux
alliés petits-bourgeois.
Notre infinie méfiance à l’égard de l’apport de ces couches
sociales ne doit ni ne peut nous empêcher d’en utiliser, sur la base
de puissants enseignements de l’histoire, les éléments d’exception,
que le parti destinera au travail de restauration de la théorie,
sans laquelle il n’y a que la mort, et qui dans l’avenir devra
connaître une diffusion à la mesure de l’immense extension des
masses révolutionnaires.
11- Les décharges à haute tension qui ont jailli des pôles de notre dialectique nous ont appris que le camarade, le militant communiste et révolutionnaire, est celui qui a su oublier, renier, s’arracher de l’esprit et du cœur la classification dans laquelle l’a rangé l’état civil de cette société en putréfaction, celui qui se voit et s’intègre dans la perspective millénaire qui unit nos ancêtres des tribus en lutte contre les bêtes féroces aux membres de la communauté future, vivant dans la fraternité et la joyeuse harmonie de l’homme social.
12- Parti historique et parti formel. Marx et Engels, à
qui appartient cette distinction, se moquaient bien d’être membres d’un parti formel, et ils en avaient le droit puisque leur œuvre les
plaçait dans la ligne du parti historique. Aucun militant
d’aujourd’hui ne peut pour autant en déduire qu’il a le droit de
choisir : d’être en règle avec le parti historique et de se
moquer du parti formel. Ce n’est pas que Mars et Engels aient été
des surhommes d’une espèce ou d’une race particulière, mais il faut
bien comprendre leur position, qui a un sens dialectique et
historique.
Marx dit : parti dans son acception historique, au
sens historique, et parti formel ou éphémère. La
première notion implique la continuité et nous en avons tiré notre
thèse caractéristique de l’invariance de la doctrine depuis que
Marx l’a formulée, non comme une invention de génie mais comme la
découverte d’un résultat de l’évolution humaine. Mais il n’y a pas
d’opposition métaphysique entre les deux notions, et il serait
stupide de les exprimer dans une formulette du genre : je tourne
le dos au parti formel et je vais vers le parti historique.
Quand nous déduisons de notre doctrine invariante que la victoire
révolutionnaire de la classe laborieuse ne peut être obtenue
qu’avec le parti de classe et la dictature de ce parti, quand
nous affirmons, guidés par les paroles de Marx, qu’avant l’existence
du parti révolutionnaire et communiste le prolétariat est peut-être
une classe pour la science bourgeoise, mais pas pour Marx ni pour
nous, voici ce qu’il faut en conclure : la victoire exige
l’existence d’un parti méritant à la fois le nom de parti
historique et de parti formel ; autrement dit, elle exige que
l’action et l’histoire réelles aient résolu la contradiction
apparente – qui a dominé un long et difficile passé – entre
parti historique, c’est-à-dire contenu (programme historique,
invariant) et parti contingent, c’est-à-dire forme, agissant
comme force et pratique physique d’une partie décisive du
prolétariat en lutte.
Cette mise au point synthétique de la doctrine doit également
être appliquée au étapes historiques passées.
13- C’est avec la fondation de la Première Internationale en 1864 qu’on
passe pour la première fois d’un ensemble de petits groupes et de
ligues dans lesquels se manifeste la lutte ouvrière au parti
international prévu par la doctrine. Ce n’est pas ici le lieu de
reconstruire le processus de la crise de cette Internationale, qui fut
défendue jusqu’au bout, sous la direction de Marx, contre les
infiltrations de programmes petits-bourgeois comme celui des
libertaires.
La Deuxième Internationale est reconstituée en 1889, après la mort de
Marx, mais sous le contrôle d’Engels – dont les indications ne
sont cependant pas appliquées. Pendant quelque temps, le parti
formel tend de nouveau à représenter la continuation du parti
historique, mais ce lien est brisé au cours des années suivantes
par le système fédéraliste et non centraliste de l’Internationale, par les influences de la pratique parlementaire et du
culte de la démocratie, et par la vision nationaliste des différents
sections, qui ne sont plus conçues comme des armées de guerre
contre leur propre État, ainsi que le voulait le Manifeste de
1848 ; on voit apparaître le révisionnisme ouvert, qui dévalue
le but historique et exalte le mouvement contingent et
formel.
Lorsque naquit la Troisième Internationale, après le désastreux
naufrage, en 1914, de presque toutes les sections dans le pur
démocratisme et dans le nationalisme, nous y vîmes dans les années
immédiatement postérieures à 1919, la pleine conjonction, à
nouveau, du parti historique dans le parti formel. La nouvelle
Internationale naquit ouvertement centraliste et anti-démocratique,
mais le processus historique du passage des sections fédérées dans
l’Internationale faille à la nouvelle organisation fut
particulièrement difficile, et précipité par la préoccupation que
le passage de la conquête du pouvoir en Russie à la conquête du
pouvoir dans les autres pays européens fût immédiat.
Si la section née en Italie sur les ruines de vieux parti de la
Deuxième Internationale fut particulièrement portée à saisir la
nécessité de la soudure entre le mouvement historique et sa forme
actuelle, ce n’est pas grâce au mérite des individus, mais pour des
raisons historiques : elle avait mené des luttes
particulièrement tenaces contre les formes dégénérées, en
refusant toute infiltration non seulement des courants dominé par le
nationalisme, le parlementarisme, et le démocratisme, mais également
des courants (comme le maximalisme en Italie) qui se laissèrent
influencer par un extrémisme de nature petite-bourgeoise comme l’anarcho-syndicaliste. Ce courant de gauche lutta particulièrement
pour rendre rigoureuses les conditions d’adhésion (construction de
la nouvelle structure formelle) ; il les appliqua pleinement en
Italie, et quand elles donnèrent des résultats imparfaits en
France, en Allemagne, etc., il fut le premier à y voir un danger
pour toute l’Internationale.
La situation historique – l’État prolétarien s’était constitué
dans un seul pays, alors que dans les autres on n’avait pas réussi à
prendre le pouvoir – rendait difficile la claire solution organique
consistant à laisser à la section russe le gouvernail de
l’organisation mondiale.
La Gauche fut la première à comprendre qu’au cas où des
déviations, dans l’économie intérieure comme dans les rapports
internationaux, commenceraient à apparaître dans le comportement de
l’État russe, il en résulterait une dissociation entre la
politique du parti historique, c’est-à-dire de tous les communistes
révolutionnaires du monde, et la politique d’un parti formel
défendant les intérêts de l’État russe contingente.
14- Depuis, cet abîme est devenu si profond que les section
"apparentes" qui dépendent du parti-guide russe font
au sens éphémère une vulgaire politique de collaboration avec la
bourgeoisie, qui n’a rien à envier à la pratique traditionnelle des
partis corrompus de la Deuxième Internationale.
C’est ce qui donne la possibilité (nous ne disons pas le droit)
aux groupes issus de la lutte de la Gauche italienne contre la
dégénérescence de Moscou, de comprendre mieux que tout autre à
quelles conditions le parti véritable, actif, c’est-à-dire le parti
formel, peut demeurer fidèle aux caractères du parti historique
révolutionnaire, qui potentiellement existe au moins depuis 1847, et
qui pratiquement s’est affirmé dans de grandes déchirures
historiques, à travers la série tragique des défaites de la
révolution.
Pour opérer le passage de cette tradition fidèlement transmise à un effort pour réaliser une nouvelle organisation de parti international sans rupture historique, on ne peut se fonder organisativement sur le choix d’hommes particulièrement qualifiés ou particulièrement bien informé au fait de la doctrine historique : on ne
peut qu’utiliser organiquement la continuité la plus fidèle entre
l’action du groupe qui défendait cette doctrine il y a quarante ans,
et la ligne actuelle. Le nouveau mouvement ne peut attendre de
surhommes ni avoir de Messie, mais il doit se fonder sur la
renaissance d’une tradition qu’on aurait réussi à préserver à
travers une longue période. Conserver cette tradition ne signifie
pas seulement transmettre des thèses et rechercher des documents,
mais utiliser des instruments vivants, qui forment une vieille garde
et qui comptent transmettre une consigne intacte et puissante à une
jeune garde. Celle-ci s’élance vers de nouvelles révolutions qui
n’auront peut-être pas à attendre plus de dix ans pour se trouver
au premier plan sur la scène de l’histoire ; quant aux noms des
uns et des autres, le parti et la révolution n’en ont que faire.
Transmettre correctement cette tradition par-delà les générations – et donc par-delà les noms d’hommes vivants ou morts – ce n’est pas
seulement transmettre des textes critiques et utiliser la doctrine du
parti communiste de manière conforme et fidèle aux classiques ;
c’est se rattacher à la bataille de classe que la Gauche marxiste
(nous n’entendons pas nous référer à la seule région italienne)
mena au feu de la lutte réelle la plus acharnée dans les années
1919 et suivantes, et qui fut brisée moins par le rapport de forces
avec la classe ennemie, qu’à cause du lien qui faisait dépendre
d’un centre qui, de centre du parti mondial historique, dégénérait
en centre d’un parti éphémère détruite par la pathologie opportuniste, ce qui
finit par entraîner sa défaite historique.
La Gauche tenta historiquement, sans rompre avec le principe de la
discipline mondiale centralisée, de mener un combat révolutionnaire,
même défensif, en sauvant l’avant-garde prolétarienne de la
collusion avec les couches intermédiaires, leurs partis et leurs
idéologies voués à la défaite. Cette possibilité historique de
sauver sinon la révolution, du moins le noyau de son parti
historique, nous ayant égalment fait défaut, nous avons recommencé
aujourd’hui, dans une situation objective engourdi et indifférent, avec
un prolétariat infecté jusqu’à la moelle par le démocratisme
petite-bourgeois. Mais l’organisme naissant, utilisant toute la
tradition doctrinale et pratique confirmée par la vérification
historique de nos justes prévisions, l’applique même à son action
quotidienne en s’efforçant de reprendre contact à une échelle
toujours plus grande avec les masses exploitées, et il élimine de
sa structure ce qui avait représenté une des erreurs de départ de
l’Internationale de Moscou, en liquidant la thèse du centralisme
démocratique et l’application de tout mécanisme de vote, de même
qu’il a éliminé de l’idéologie du moindre adhérent toute
concession à des positions démocratisantes, pacifistes,
autonomistes et libertaires.
C’est dans cette direction que nous nous efforçons de faire
d’autres pas en avant, en utilisant les amères leçons du très longue passé
pour conjurer de nouvelles crises de la ligne du parti historique, et
en éliminant les misères et les mesquineries que nous a présentées
l’histoire de tant de malheureux partis formels. En cela également
nous suivons les mises en garde de nos premiers grands maîtres sur
l’âpreté de la lutte contre les influences d’un milieu bourgeois
dominé par le commerce, l’adulation personnelle, et la vulgaire
chasse au prédominance et à la popularité de gnomes qui trop souvent
rappellent ceux que Marx et Engels écartaient avec un tranquille
mépris de leur chemin, pour qu’ils ne le salissent pas.