Parti Communiste International Corps unitaire et invariant des Thèses du Parti

Parti Communiste Internationale
 

Thèses sur la tâche historique l’action et la structure du parti communiste mondial selon les positions qui constituent depuis plus d’un demi-siècle le patrimoine historique de la Gauche Communiste

1965


Appelées "Thèses de Naples" car présentées à la réunion du Parti à Naples les 17-18 juillet 1965. Extrait de "Il Programma Comunista" n° 14 du 28 juillet 1965. Publiées en français dans "Le Prolétaire", septembre 1965, et dans le fascicule "En défense de la continuité du programme communiste", 1973.


1. Points de référence

Les questions historiquement formulées concernant l’idéologie et la doctrine du parti, son action dans les situations historiques successives et donc son programme, sa tactique et sa structure organisationnelle, doivent être considérées comme un tout unique. Au cours de sa lutte, la Gauche les a maintes fois réordonnées et énoncées sans jamais y apporter de modifications. La presse du parti pourra être appelée à reproduire les textes; il suffira pour l’instant d’en rappeler quelques-uns qui sont fondamentaux :
 a) Thèses complètes de la Fraction communiste abstentionniste italienne de 1920 ;
 b) Thèses de Rome, c’est-à-dire du deuxième Congrès du Parti Communiste d’Italie, mars 1922 ;
 c) Prise de position de la Gauche communiste aux Congrès internationaux de 1922 et 1924 et à l’Exécutif Élargi de 1926 ;
 d) Thèses de la Gauche à a conférence illégale du Parti Communiste d’Italie, en mai 1924 ;
 e) Thèses présentées par la Gauche au troisième Congrès du Parti Communiste d’Italie, Lyon, 1926.

 

2. Principes historiques

Dans ces textes, ainsi que dans les nombreux autres textes que nous utiliserons et qui seront notamment publiés dans les volumes de notre Histoire de la Gauche Communiste, nous avons constamment revendiqué et réaffirmé, avec une continuité parfaite, certains précédents résultats considérés patrimoine du marxisme révolutionnaire, en nous fondant sur ses textes programmatiques classiques tels que le Manifeste du parti communiste et les Statuts de la Primière Internationale de 1864.

Ils sont également revendiques les bases programmatiques des 1er et 2me Congrès de la Troisième Internationale fondée en 1919, ainsi que les thèses fondamentales de Lénine sur la guerre impérialiste et sur la révolution russe qui leur sont antérieures. En même temps, une claire prise de position fait patrimoine de la Gauche la solution historique et programmatique dérivée dela solution de les grandes crises affrontées par le mouvement prolétarien, et dans lesquelles se condensent la théorie des contre-révolutions et la doctrine de la lutte contre le danger toujours renaissant de l’opportunisme.

Parmi ces leçons historiques, liées non seulement au saine vision théorique, mais aussi de grandioses batailles des masses, ils sont exemplaires :

 a) La liquidation des courants petits-bourgeois et anarchistes voulue par Marx pour rétablir le principe fondamental de la centralisation et de la discipline à l’égard du centre de l’organisation et pour condamner définitivement des conceptions nuisibles comme l’autonomie des sections locales et le fédéralisme des différentes sections du parti mondial ; ces conceptions furent ensuite cause de la honteuse faillite de la Deuxième Internationale fondée en 1889 et éclaté dans la guerre de 1914.

b) L’appréciation de la glorieuse expérience de la Commune de Paris dans les textes rédigés par Marx au nom de l’Internationale, qui sanctionnaient le dépassement des méthodes parlementaires et applaudissaient à la vigueur insurrectionnelle et terroriste du grand mouvement parisien.

 c) La condamnation portée à la veille de la première guerre mondiale par la véritable gauche marxiste révolutionnaire, non seulement du réformisme révisionniste et évolutionniste, qui avait contaminé toute l’Internationale et tendait à démanteler la perspective de la catastrophe révolutionnaire propre au marxisme, mais aussi de la réaction à cette, qui pouvait passer pour prolétarienne au sens "ouvriériste", du syndicalisme révolutionnaire des Sorel et autres, rejoignait ainsi le labourisme de l’extrême-droite : sous le prétexte de revenir à la violence de l’action directe, il rejetait la position fondamentale marxiste sur la nécessité d’un parti révolutionnaire centralisé et d’un État prolétarien dictatorial et terroriste, seuls instruments capables de mener l’insurrection de classe à la victoire et de briser les tentatives de réaction et de corruption de la contre-offensive bourgeoise, en posant les prémisses de la société communiste sans classe et sans État, qui sera le couronnement de la victoire dans le domaine international.

d) La critique et la démolition impitoyable par Lénine et la gauche de tous les pays de l’ignoble trahison de 1914, dont l’aspect le plus mortel et le plus ruineux ne fut pas tant le ralliement aux bannières de la patrie et de la nation, que la rechute dans les déviations, nées en même temps que le communisme marxiste, qui prétendent enfermer le programme et l’action de la classe ouvrière à l’intérieur des principes bourgeois de la liberté et de la démocratie parlementaire, en célébrant des conquêtes de la jeune bourgeoisie comme des acquis éternels.

 

3. Lutte de la Gauche communiste dans la Troisième Internationale

Dans la période suivante de la vie de la nouvelle Internationale, ce qui forme le patrimoine inoubliable de la Gauche communiste c’est la juste diagnose théorique et prévision historique des nouveaux dangers d’opportunisme qui se dessinaient dans le processus de la vie des premières années de la nouvelle Internationale. Ce point doit être élaboré avec la méthode historique, sans abstractions lourdes. Les premières manifestations d’opportunisme dénoncées et combattues par la Gauche apparurent dans la tactique à propos des rapports à établir avec les vieux partis socialistes de la Deuxième Internationale, dont les communistes s’étaient séparés sur le plan organisationnel par des scissions ; par suite ces tendances apparurent également dans des mesures erronées en matière de structure organisationnelle.

Dès 1921 il était possible prévoir que la grande vague révolutionnaire après la fin de la guerre en 1918 étaient en train de s’affaiblir et que le capitalisme tenterait des contre-offensives dans le champ aussi bien économique que politique. Le troisième Congrès avait constaté avec raison qu’il ne suffisait pas d’avoir formé des partis communistes fermement attachés au programme de l’action violente, de la dictature prolétarienne et de l’État communiste, si une large fraction des masses prolétariennes restait accessible à l’influence des partis opportunistes, que tous nous considéraient alors comme les pires instruments de la contre-révolution bourgeoise, et qui avaient les mains souillées du sang de Karl et de Rosa. Mais la Gauche communiste n’accepta pas la formule qui voulait l’action révolutionnaire (condamnable comme initiative blanquiste de petits partis) subordonnée à la conquête de la « majorité » du prolétariat (on ne sut jamais, entre autres, s’il s’agissait de la « majorité » du véritable prolétariat salarié ou du « peuple », comprenant également des paysans propriétaires et des micro-capitalistes, des artisans et toutes sortes d’autres petite-bourgeois). Avec son allure démocratique, cette formule de la « majorité » éveillait une première crainte, qui fut hélas confirmée par l’histoire : celle que l’opportunisme ne renaisse introduit par le biais habituel d’un hommage aux funestes notions de démocratie et de comptabilité électorale.

Du IV Congrès, fin de 1922, et plus tard les prévisions pessimistes de la lutter vigoureuse de la Gauche ont continué à dénoncer les tactiques dangereuses (front unique entre partis communistes et socialistes,mot d’ordre du « gouvernement ouvrier ») et les erreurs dans le domaine de l’organisation (tentatives d’accroître les effectifs des partis non seulement par l’afflux de prolétaires abandonnant les autres partis à programme, action et structure social-démocrates, mais par des fusions avec des partis entiers ou des fractions de partis après des tractations avec leurs état-majors ; et aussi par l’admission de prétendus partis « sympathisants » comme section nationales du Komintern, erreur fédéraliste évidente).

Le troisième point sur lequel porta la critique de la Gauche était celui des méthodes de travail au sein de l’Internationale ; dès cette époque, et de plus en plus vigoureusement dans les années suivantes, elle dénonça le danger croissant d’opportunisme que représentait l’emploi par le centre, représenté par l’Exécutif de Moscou, non seulement de la « terreur idéologique », mais surtout des pressions organisationnelles sur les partis ou même les sections de partis ayant pu commettre des erreurs politiques. Une telle méthode de travail constituait une application erronée – puis, au fur et à mesure, une falsification totale – des justes principes de la centralisation et de la discipline sans exception. Son utilisation est allé s’exacerbant dans tous les pays mais surtout après 1923 en Italie – où la Gauche, suivie par tout le parti, donna une preuve de discipline exemplaire en remettant la direction à des camarades de la droite et du centre désignés par Moscou. On ne cessa en effet d’agiter abusivement le spectre du « fractionnisme » et de la menace constante d’exclure du parti une courant sous le prétexte mensonger qu’il préparait une scission, à seule fin de faire prévaloir dans la politique du parti les dangereuses erreurs centristes. Ce troisième point vital fut discuté à fond dans les Congrès internationaux et en Italie, et il est aussi important que la condamnation des tactiques opportunistes et des formules d’organisation de type fédéraliste. En Italie, par exemple, la direction centriste, tout en accusant la direction de gauche de 1921-1922 d’avoir exercé une dictature sur le parti (qui, pourtant avait manifesté à plusieurs reprises son accord total avec elle), continua à agiter le spectre des ordres de Moscou, osant même exploiter la formule de « parti communistes international », comme le fit en 1925, dans la polémique qui précéda le congrès de Lyon, Palmiro Togliatti, véritable champion de la liquidation de l’Internationale Communiste.

 

4. Dégénérescence de l’Internationale Communiste

Lorsque la Gauche dénonçait alors les signes avant-coureurs d’une crise mortelle, il était facile de lui reprocher de n’obéir qu’à des préoccupations purement doctrinales, c’est pourquoi il importe de montrer quelles confirmations l’histoire a apportées à ses critiques et à son diagnostic.

En ce qui concerne la question tactique, il suffit de rappeler que le front unique avait été proposé, à l’origine, comme un moyen de « ruiner » les partis socialistes et de priver leurs états-majors des masses qui les suivaient et qui devaient passer dans notre camp. L’évolution de cette tactique a confirmé qu’elle comportait un danger : celui de conduire à une trahison et à un abandon des bases de classe et révolutionnaires de notre programme. Les héritiers historiques du front unique de 1922 sont aujourd’hui bien connus de tous : ce sont les fronts populaires constitués pour appuyer la deuxième guerre mondiale du capitalisme démocratique,et les « fronts de libération » antifascistes, qui ont conduit à la collaboration de classe la plus ouverte, puisqu’elle s’étendait à des partis ouvertement bourgeois : tel était le fruit monstrueux de l’ultime vague de l’opportunisme qui se développait sur le cadavre de la Troisième Internationale. Quant aux premières manœuvres organisationnelles, les fusions de 1922, elles ont posé les bases de la totale confusion d’aujourd’hui, où parlementarisme et démocratisme constituent l’orientation commune de tous les partis, y compris le parti communiste, qui a ainsi complètement renié les thèses parlementaires de Lénine au deuxième Congrès. En renonçant à l’unité de l’organisation mondiale pour admettre divers partis socialistes, ouvriers ou même populaires dans tell ou tel pays, le XX Congrès du parti russe a fini, en 1956, par faire exactement ce que la Gauche avait prévu : il a abandonné également le programme de la dictature du prolétariat, en présentant celle-ci comme un phénomène exclusivement russe et en introduisant les « voies nationales » et démocratiques au socialisme, qui ne signifient rien d’autre qu’une rechute dans l’ignoble opportunisme de 1914 – ou plutôt dans un opportunisme plus vil et plus infâme encore, puisqu’il ose se réclamer du nom de Lénine.

C’est la féroce terreur stalinienne qui a confirmé historiquement que la Gauche avait raison de dénoncer la méthode de travail de l’Internationale et les pressions laids exercées d’en haut. En effet le but de la terreur stalinienne était de démolir le parti de l’intérieur, en utilisant le pouvoir d’État pour briser par des dizaines de milliers d’assassinats une résistance menée au nom du retour au marxisme révolutionnaire et des grandes traditions léninistes et bolcheviques de la révolution d’octobre. La Gauche, qui en 1926 avait repoussé avec raison l’offre fallacieuse, faite par les centristes, d’ « un peu plus de démocratie dans le parti et dans l’Internationale » et était restée dans l’opposition (mais sans jamais parler jusqu’à ce moment là, 1926, de sortir de l’Internationale ou de provoquer des scissions), avait exactement prévu sur tous les plans le cours ultérieur des événements ; le rapport des forces ne lui permit malheureusement pas d’empêcher l’infâme troisième vague opportuniste de tout submerger.

La Gauche avait indiqué en temps voulu la juste voie à suivre dans les rapports entre les partis et l’Internationale, et entre le parti et l’État russe. Historiquement, le renversement de ces positions se rattache à la question des rapports entre la politique de l’État russe et la politique du prolétariat dans les autres pays. A l’Exécutif de l’Internationale de l’automne 1926 Staline abattit son jeu en déclarant que l’État russe cesserait désormais de subordonner son avenir à un affrontement de classe général capable de renverser le pouvoir du capital dans tous les autres pays, et qu’il s’agissait désormais, dans l’économie sociale intérieure, de « construire le socialisme » – chose qui chez Lénine ne signifiait rien d’autre que construire le capitalisme. Dès lors il était facile de prévoir la suite des événements, marquée par le sanglant conflit au cours duquel l’opposition, apparue trop tardivement en Russie, et rapidement écrasée sous l’ignoble accusation de fractionnisme, fut exterminée.

Cette question se rattache à un délicat problème : au nom d’un centralisme faux et extorqué, on imposa à tous les partis dans lesquels militaient d’ardents révolutionnaires un appareil étouffant, en se servant moins du suggestive des noms géants du bolchevisme, de Lénine et de l’Octobre, que d’un vulgaire rapport économique : c’était l’État de Moscou qui détenait les moyens de payer les fonctionnaires de l’Internationale. La Gauche observa un silence héroïque devant ces hontes, car elle savait bien qu’il y avait un autre terrible danger : celui de la déviation petite-bourgeoise et anarchisante dont on risquait de provoquer les jacassements habituels : « Vous voyez bien qu’on en arrive toujours là ; dès qu’il y a État, dès qu’il y a pouvoir, dès qu’il y a parti, il y a corruption, et si le prolétariat veut s’émanciper, il doit le faire sans partis ni États autoritaires ». Nous savions trop bien que, si l’orientation de Staline revenait à donner à partir de 1926 la victoire à l’ennemi bourgeois, ces aberrations d’intellectuels petits-bourgeois sont de tous temps et depuis désormais un siècle la meilleure garantie de survie pour l’odieux capitalisme, puisqu’elles enlèvent des mains de ses fossoyeurs la seule arme qui puisse l’abattre.

A cette pénible influence de l’argent – qui disparaîtra dans la société communiste, mais seulement après une série d’événements dont l’instauration de la dictature prolétarienne n’est que le premier acte – s’ajoutait l’utilisation d’une arme que la Gauche dénonça ouvertement comme digne des parlements et des diplomaties bourgeoises, ou de la très bourgeoise Société des Nations : on encourageait ou on flétrissait selon les cas le carriérisme et les vaniteuses ambitions personnelles des chefaillons qui pullulaient dans les rangs ; si bien que chacun d’eux se trouvait placé devant l’alternative inexorable de choisir : ou bien une notoriété immédiate et commode s’il acceptait docilement les thèses de la toute-puissante Centrale, ou bien un anonymat irrémédiable et peut-être la misère s’il voulait défendre les justes thèses révolutionnaires dont la Centrale avait dévié.

C’est aujourd’hui une évidence historique que ces Centrales internationales et nationales étaient sur la voie de la déviation et de la trahison ; selon la théorie de toujours de la Gauche, c’est là la raison qui doit leur retirer tout droit à exiger au nom d’une discipline hypocrite l’obéissance aveugle de la base.

 

5. Reconstitution du Parti après la seconde guerre mondiale

Le travail effectué pour reconstituer partout le parti de classe après la fin de la seconde guerre mondiale s’est heurté à une situation extrêmement défavorable, les événements internationaux et sociaux de cette terrible période historique ayant permis à l’opportunisme d’obscurcir tous les termes du conflit entre les classes et de convaincre un prolétariat rendu aveugle de la nécessités de contribuer dans le monde entier au rétablissement des régimes constitutionnels parlementaires et démocratiques.

Notre mouvement, qui se trouvait inexorablement placé à contre-courant, d’autant plus que de larges masses prolétariennes s’étaient jetées à corps perdu dans la pratique mortelle de l’électoralisme – dont les faux révolutionnaires faisaient une apologie mille fois plus éhontée que celle des révisionnistes cinquante ans plus tôt – ne peut répondre qu’en s’appuyant sur tout le patrimoine qui avait été le sien au cours de cette longue période historique défavorable. En appliquant l’ancienne méthode qui vise à renouer le « fil du temps », notre mouvement s’employa à montrer et à rappeler au prolétariat la valeur des résultats historiques enregistrés tout au long de la douloureuse retraite. Il ne s’agissait pas de nous réduire à une tâche de diffusion culturelle ou de propagande de petites doctrines, mais de démontrer que la théorie et l’action sont des domaines dialectiquement inséparables et que les leçons de l’histoire n’ont rien de livresques ou d’académique, mais résultent (pour éviter ce terme d’expériences, qui est aujourd’hui la tarte à la crème des philistins) des bilans dynamiques des affrontements entre des forces réelles immenses et intervenus sur une très grande échelle, en utilisant même les cas où les forces révolutionnaires ont finalement été vaincues. C’est ce que nous avons appelé, selon un vieux critère marxiste classique, les « leçons des contre-révolutions ».

 

6. Premières difficultés

Dans son effort pour s’organiser sur ses bases propres, notre mouvement a rencontré diverses autres difficultés, dues à des perspectives trop optimistes : on crut que, de même que la fin de la première guerre mondiale avait entraîné une immense vague révolutionnaire et la condamnation de la peste opportuniste grâce à l’action des bolchéviks, de Lénine, et à la victoire en Russie, de même la fin de la seconde guerre mondiale en 1945 entraînerait des phénomènes historiques parallèles, et rendrait possible la constitution rapide d’un parti révolutionnaire reprenant les grandes traditions. Cette perspective pouvait être généreuse ; elle constituait néanmoins une grave erreur, car elle ne tenait pas compte de la « faim de démocratie » qu’avaient suscitée dans le prolétariat non tant les exploits plus ou moins truculents des fascismes italien et allemand, mais surtout le retour de la funeste illusion qu’il suffirait de rétablir la démocratie pour qu’on en revienne tout naturellement aux positions révolutionnaires. Au contraire, patrimoine fondamental de la Gauche c’est la conscience que les illusions populistes et social-démocrates représentent le danger le plus grand, bases non de une nouvelle révolution opérant le passage de Kérenski à Lénine, mais de l’opportunisme, qui est la plus puissante force contre-révolutionnaire.

Pour la Gauche, l’opportunisme n’est pas un phénomène de nature morale et réductible à la corruption des individus, mais un phénomène de nature sociale et historique qui fait que l’avant-garde prolétarienne, au lieu de combattre le front réactionnaire de la bourgeoisie et des couches petites bourgeoises, plus conservatrices encore, tend à établir une soudure entre le prolétariat et les classes moyennes. En cela, le phénomène social de l’opportunisme ne diffère pas du fascisme, puisqu’il s’agit toujours d’asservir le prolétariat aux couches petites-bourgeoises (« intellectuels », « classe politique » et classe bureaucratique administrative), qui en réalité ne sont pas des classes douées d’une vitalité historique, mais des couches marginales et parasitaires tout à fait méprisables. Il ne s’agit pas là de ces déserteurs de la bourgeoisie dont Marx décrit le passage fatal dans le camp de la classe révolutionnaire, mais au contraire des meilleurs serviteurs et défenseurs de la conservation capitaliste, qui vivent de la plus-value extorquée aux prolétaires.

Le nouveau mouvement faillit même tomber dans l’illusion selon laquelle il y avait encore quelque chose à faire dans les parlements bourgeois, en se plaçant sans doute dans l’optique des fameuses thèses de Lénine, qu’il s’efforçait de ressusciter, mais sans comprendre qu’un bilan historique irrévocable avait montré que cette tactique ne pouvait aboutir, qu’elles qu’aient pu être en 1920, à un moment où l’histoire tout entière semblait prête à basculer, la grandeur et la noblesse des perspectives pour l’attaque révolutionnaire visant à faire sauter les parlements de l’intérieur; mais tout se réduisit au contraire à la triviale revanche sur le fascisme du cri de Modigliani : « Vive le parlement ! ».

 

7. Victoire sur le démocratisme

Il s’agissait de transmettre la consigne historique de la génération qui avait vécu les luttes glorieuses du premier après-guerre et de la scission de Livourne à la nouvelle génération de prolétaires qu’il fallait libérer de l’enthousiasme insensé suscité par la chute du fascisme, pour la ramener à la conscience de la nécessité d’une action autonome du parti révolutionnaire contre tous les autres partis, et surtout contre le parti social-démocrate, et reconstituer des forces dévouées à la prévision de la dictature et de la terreur prolétariennes contre la grande bourgeoisie et tous ses ignobles instruments. Pour accomplir cette tâche, le nouveau mouvement trouva organiquement et spontanément une forme structurelle de son activité qui, en quinze ans, a fait ses preuves. Le parti réalisa des aspirations déjà présentes dans la Gauche communiste au temps de la Deuxième Internationale, et ensuite au cours de sa lutte historique contre les premières manifestations du danger opportuniste dans la Troisième. Cette aspiration séculaire est la lutte contre la démocratie et contre toute influence de cet ignoble mythe bourgeois, enracinée dans la critique marxiste, dans les textes fondamentaux et les premiers documents des organisations prolétariennes, depuis le Manifeste du parti communiste.

L’histoire de l’humanité ne s’explique pas par l’influence d’individus exceptionnels par leur force et leur valeur physique ou même intellectuelle et morale ; il est faux et anti-marxiste de considérer la lutte politique comme un processus de sélection de ces personnalités d’exception, et le démocratisme, qui prétend effectuer cette sélection par le décompte des voix de tous les membres de la société, nous est encore plus étranger que les vieilles doctrines qui y voyaient l’œuvre de la divinité ou l’apanage d’une aristocratie sociale. L’histoire est au contraire l’histoire de la lutte des classes : on ne peut la déchiffrer et en appliquer les enseignements aux batailles qui ne sont plus critiques mais violentes et armées, qu’en mettant à nu les rapports économiques qui, dans des formes de production données, s’établissent entre les classes. Ce théorème fondamental avait été confirmé par le sacrifice des innombrables militants tombés et dont la mystification démocratique avait brisé les généreux efforts ; et c’est sur ce bilan d’oppression, d’exploitation et de trahison que la Gauche communiste avait institué son patrimoine. La seule voie à suivre était celle qui dans le processus historique nous libérerait toujours plus du mortel mécanisme démocratique, non seulement dans la société et dans ses différentes institutions, mais dans la classe révolutionnaire elle-même et avant tout dans son parti politique. Cette aspiration de la Gauche, qui ne peut être ramenée ni à une intuition miraculeuse ni aux lumières de quelque penseur, mais elle découle intimement de toute une série de luttes réelles, violentes, sanglantes, impitoyables et même de celles qui se sont terminées par la défaite des forces révolutionnaires. On en trouve les traces historiques dans toute la série des manifestations de la Gauche, que ce soit à l’époque où elle luttait contre les blocs électoraux et les influencée de les idéologies maçonniques, contre les suggestions militaires de les guerres coloniales puis de la gigantesque première guerre européenne, qui triompha de l’aspiration prolétarienne à déserter des uniformes militaires et à retourner les armes contre ceux qui avaient fait les empoigner, surtout par une propagande ignoble sur la conquête de la liberté et de la démocratie ; que ce soit enfin à l’époque où, dans tous les pays d’Europe et derrière le prolétariat révolutionnaire russe, la Gauche se jeta dans la lutte pour abattre son premier et direct ennemi et cible, qui protégeait le cœur de la bourgeoisie capitaliste : la droite social-démocrate, et le centrisme plus ignoble encore, qui, nous diffamant comme il diffamait le bolchevisme, le léninisme et la dictature soviétique russe, faisait tous ses efforts pour jeter de nouveau un pont - pour nous c’était un guet-apens – entre le prolétariat en marche et les criminelles idéalités démocratiques. Parallèlement, cette aspiration à se libérer de toute influence de la démocratie jusque dans le vocabulaire se retrouve sacré dans d’innombrables textes de la Gauche que nous avons rapidement énumérés au début de nos thèses.

 

8. Éducation révolutionnaire des générations d’après-guerre

L’ampleur, la difficulté et la longueur historique de l’œuvre à accomplir par le nouveau mouvement ne pouvaient pas attirer les éléments douteux et désireux de faire une carrière rapide, car loin de promettre des succès historiques à brève échéance, elles les excluaient au contraire. Le travail s’organisa sur la base de fréquentes rencontres d’envoyés de toute la périphérie de l’organisation dans lesquelles ne sont pas programmés débats, ni contradictoires, ni polémiques entre des thèses opposées, ni la moindre manifestation sporadique de nostalgie pour la maladie de l’antifascisme. Dans ces réunions, il n’y avait rien à voter ni à délibérer, leur but étant uniquement de continuer de façon organique l’important travail de transmission historique des fécondes leçons du passé aux générations présentes et futures, aux nouvelles avant-gardes destinées à se former dans les masses prolétariennes. Cent fois battues, trompées et déçues, celles-ci finiront bien par s’insurger contre les souffrances que leur inflige la purulente décomposition de la société capitaliste, et par sentir dans le vif de leur chair que ses produits les plus achevés et les plus venimeux sont l’opportunisme de type populiste, les bureaucrates des grands syndicats et des grands partis, et toute la ridicule pléiade des intellectuels et artistes « engagés » (« engagés »comme des laquais, pour faire leur sale besogne!) qui se prostituent aux classes riches par l’intermédiaire des partis traîtres et sont animés du pire esprit bourgeois et capitaliste, celui des classes intermédiaires et posé en populaires.

Cette œuvre et cette dynamique s’inspirent d’enseignements classiques de Marx et de Lénine, qui donnèrent la forme de thèses à leur présentation des grandes vérités historiques révolutionnaires. Ces thèses et ces rapports, fidèles aux grandes traditions marxistes vieilles de plus d’un siècle, étaient répercutés par tous les présents, ainsi que par les comptes rendus de notre presse, dans toutes les réunions périphériques, locales et régionales, où ce matériel historique était ainsi porté à contact de tout le parti. Il serait absurde de dire qu’il s’agit de textes parfaits, irrévocables, et non modifiables, car durant toutes ces années nous avons au contraire toujours affirmé qu’il s’agissait de matériaux en continuelle élaboration, destinés à recevoir une forme toujours meilleure et toujours plus complète ; d’ailleurs on n’a pas cessé de constater un apport de plus en plus fréquent d’excellentes contributions, parfaitement en accord avec les positions classiques de la Gauche, provenant de tout le parti et même de très jeunes camarades.

C’est seulement en développant notre travail dans cette direction que nous pouvons espérer un accroissement quantitatif de nos effectifs et des adhésions spontanées qui arrivent au parti et qui en feront un jour une force sociale plus importante.

 

9. La déviation culturaliste et la juste position du Parti

Avant de conclure sur la question de la formation du parti après la seconde grande guerre, il est bon de réaffirmer certains résultats qui ont aujourd’hui la valeur d’aspects caractéristiques pour le parti, car il s’agit, malgré les effectifs réduits du mouvement, de résultats historiques dans le fait, et non d’inventions d’inutiles génies ni de solennelles résolutions de congrès “souverains".

Le parti reconnut très vite que, même dans une situation extrêmement défavorable et même dans les lieus où la stérilité de est maxime, il faut fuir le danger de considérer le mouvement comme une pure activité de propagande écrite et de prosélytisme politique. Partout, toujours et sans exceptions, la vie du parti doit s’intégrer dans un effort incessant pour s’insérer dans la vie des masses, même lorsque ses manifestations sont influencées par des directives opposées aux nôtres. C’est une vieille thèse du marxisme de gauche qu’on doit accepter de travailler dans les syndicats de droite où se trouvent les ouvriers ; le parti a en horreur l’attitude individualiste de ceux qui dédaignent d’y mettre les pieds et en arrivent même à théoriser le sabotage des rares et timides grèves auxquelles se risquent les syndicats actuels. Dans de nombreuses régions le parti a déjà mené une activité non négligeable dans ce sens, même s’il se heurte toujours à de graves difficultés et à des forces contraires qui lui sont supérieures, numériquement du moins. Il est important de préciser que même là où ce travail ne s’est pas encore développé de façon sensible, on doit repousser la conception qui voudrait réduire notre petit parti à des cercles fermés sans lien avec l’extérieur, ou se contentant de chercher des adhésions dans le seul monde des opinions, qui, aux yeux des marxistes, est un monde faux tant qu’on ne le traite pas comme une superstructure du monde des conflits économiques. Il serait tout aussi faux subdiviser le parti ou ses sections locales en compartiments étanches se consacrant exclusivement, selon les cas, à la théorie, à l’étude, à la recherche historique, à la propagande, au prosélytisme ou à l’activité syndicale : dans l’esprit de notre théorie et de notre histoire ces domaines sont absolument inséparables et en principe accessibles à tous les militants, quels qu’ils soient.

Un autre point, qui constitue un acquis historique auquel le parti ne pourra jamais renoncer, est le refus absolu de toutes les propositions tendant à accroître ses effectifs et à élargir ses bases au moyen de congrès constitutifs communs avec les nombreux groupes et groupuscules qui pullulent depuis la fin de la guerre, en élaborant des théories incohérentes et difformes, ou n’ayant d’autre base positif que la condamnation du stalinisme russe et de tous ses dérivés locaux.

 

10. Deux déviations-sœurs : démocratisme et centralisme disciplinaire

Revenant à l’histoire des premières années de l’Internationale Communiste, nous rappellerons que les dirigeants russes, qui avaient derrière eux non seulement une connaissance profonde de la doctrine et de l’histoire du marxisme, mais aussi le résultat grandiose de la victoire révolutionnaire d’Octobre, considéraient des thèses comme celles de Lénine comme un matériel que tous les militants devaient accepter, tout en reconnaissant qu’on pourrait ultérieurement les développer dans la vie du parti international. Ils demandèrent qu’on ne votât jamais, car toutes les thèses devaient être acceptées par adhésion unanime, spontanément confirmée par toute la périphérie de l’organisation qui, dans ces années glorieuses, vivait dans une atmosphère d’enthousiasme et même de triomphe.

La Gauche partageait ces généreuses aspirations, mais elle considérait que, pour atteindre les résultats auxquels nous aspirions tous, il aurait fallu rendre plus rigoureuses et plus rigides certaines mesures d’organisation et de constitution du parti communiste unique, et préciser dans le même sens toutes les normes de sa tactique.

Lorsqu’il apparut qu’un certain relâchement dans ces domaines fondamentaux - relâchement que nous avions dénoncé devant le grand Lénine lui-même - commençait à avoir des effets nuisibles, nous fûmes contraints d’opposer rapports à rapports, et thèses à thèses.

A la différence d’autres groupes d’opposition, de ceux qui se formaient en Russie même et du courant trotskiste lui-même, nous avons toujours soigneusement évité de donner à notre travail au sein de l’Internationale la forme d’une revendication de consultations démocratiques et électorales de toute la base, ou de réclamer des élections générales des comités directeurs.

La Gauche espérait sauver l’Internationale et son tronc sain et fort de grandes traditions sans organiser de mouvements scissionnistes, et elle repoussa toujours l’accusation de s’être organisée ou de vouloir s’organiser en fraction, ou en parti dans le parti. Même lorsque les manifestations d’un opportunisme naissant devinrent de plus en plus indéniables, elle n’encouragea ni n’approuva le système des démissions individuelles du parti ou de l’Internationale.

Pourtant, cent passages des textes mentionnés ci-dessus montrent que la Gauche, dans sa pensée fondamentale, a toujours considéré que la voie conduisant à la suppression des élections de camarades ou des votes de thèses générales conduisait également à l’abolition des radiations, des expulsions et des dissolutions de groupes locaux, autre ignoble bagage du démocratisme politicard. Nous avons plusieurs fois énoncé en toutes lettres la thèse selon laquelle ces procédés disciplinaires devaient devenir de plus en plus exceptionnels et jusqu’à disparaître.

Si c’est le contraire qui se produit, et, pire encore, si ces questions disciplinaires, au lieu de servir à sauver des principes sains et révolutionnaires, servent à imposer les positions conscientes ou inconscientes d’un opportunisme naissant - comme ce fut le cas en 1924, 1925, 1926 - cela signifie seulement que le centre n’a pas rempli correctement sa fonction, que cela lui a fait perdre toute influence réelle sur la discipline de la base auprès de lui, et qu’il peut d’autant moins obtenir la discipline qu’il chante plus fort les louanges d’une rigueur disciplinaire parfaitement artificielle.

Dans les toutes premières années, la Gauche espérait que les concessions faites sur le plan de l’organisation et de la tactique n’étaient dues qu’à la fécondité de ce moment historique, qu’elles ne seraient que provisoires, puisqu’elles étaient liées à la perspective de Lénine envisageant de grandes révolutions en Europe centrale et peut-être occidentale, et qu’on en reviendrait ensuite à la claire ligne intégralement conforme à nos principes vitaux. Mais cet espoir fit progressivement place à la certitude que l’Internationale allait à sa perte, et que le nouvel opportunisme ne pourrait manquer de prendre les formes classiques d’une glorification et d’une exaltation de l’intrigue démocratique et électorale. La Gauche continua donc sa défense historique sans jamais relâcher sa méfiance à l’égard du mécanisme démocratique, même quand on pouvait croire qu’elle y serait contrainte malgré elle par de véritables opérations de truquage électoral au sein des partis : quand le fascisme falsifiait les élections, il était juste de saluer ce fait en invitant le prolétariat à relever le défi par les armes, mais quand ces pratiques prirent place au sein même des partis communiste, perpétrées effrontément par les pères de ce nouvel opportunisme qui s’évertuait à reconquérir les partis et l’Internationale, il fallut les dénoncer dans les faits ; car même si nous pouvions théoriquement éprouver une certaine satisfaction ironique à les entendre dire : « Nous sommes dix et nous voulons vous soumettre, vous qui êtes mille », nous n’étions que trop certains qu’ils parachèveraient leur ignoble carrière en escroquant les votes des ouvriers par millions. 

 

11. Rejet de tous les constitutionnalismes

La position de la Gauche a cependant toujours été ferme et constante : si les crises disciplinaires se multiplient au point de devenir la règle, cela signifie que quelque chose ne va pas dans la direction générale du parti, et que le problème mérite d’être étudié. Naturellement, nous ne renierons pas nous mémés en commettant la sottise de revenir à chercher le salut dans la recherche d’individualités plus capables ou dans le renouvellement des chefs, grands et petits, car il s’agit de bagage caractéristique de le phénomène opportuniste, antagoniste historique du chemin du marxisme révolutionnaire de gauche.

Une autre thèse de Marx et de Lénine sur laquelle la Gauche est extrêmement ferme, c’est que le remède aux vicissitudes et aux crises historiques auxquelles le parti prolétarien est nécessairement exposé, ne peut se trouver dans une formule constitutionnelle ou organisationnelle qui aurait la vertu magique de la préserver des dégénérescences. Cette illusion relève des conceptions petites-bourgeoises qui remontent à Proudhon et, à travers une longue chaîne, aboutissent à l’ordinovisme italien, c’est-à-dire à la conception selon laquelle le problème social peut être résolu par une formule d’organisation des producteurs. Indéniablement, dans l’évolution suivie par les partis, on peut opposer à la ligne ascendante du parti historique la ligne tourmentée des partis formels, avec ses inversions, ses hauts et ses bas, voire ses chutes brutales. Les marxistes de gauche s’efforcent précisément d’agir sur la ligne brisée des partis contingents pour la ramener à la courbe continue et harmonieuse du parti historique. Ceci est une position de principe, mais il est puéril de vouloir la transformer en recette d’organisation. Selon la ligne historique, nous utilisons non seulement la connaissance du passé et du présent de l’humanité, de la classe capitaliste et aussi de la classe prolétarienne, mais aussi une connaissance directe et sûre de l’avenir de la société et de l’humanité, tel que le prévoit avec certitude notre doctrine, à savoir la société sans classes et sans État, qui en un sens peut-être sera aussi une société sans parti, à moins que l’on n’entende par parti un organe qui ne lutte pas contre d’autres partis mais assure la défense de l’espèce humaine contre les péril de la nature physique avec ses processus évolutifs et probablement aussi catastrophiques.

La Gauche Communiste a toujours considéré que sa longue lutte contre les tristes vicissitudes contingentes des partis formels du prolétariat s’est déroulée en affirmant des positions qui s’enchaînent de façon continue et harmonieuse dans le sillage lumineux du parti historique, qui traverse sans se briser les années et les siècles, depuis les premières affirmations de la doctrine prolétarienne naissante jusqu’à la société future, que nous connaissons bien, dans la mesure même où nous avons bien appris à connaître les tissus et les ganglions de l’odieuse société présente, que la révolution devra abattre.

La proposition d’Engels, d’adopter l’excellent vieux mot allemand de Gemeinwesen (être commun, c’est-à-dire communauté sociale) au lieu du mot État, se rattachait au jugement de Marx selon lequel la Commune de Paris n’était déjà plus un État, précisément parce qu’elle n’était plus une corporation démocratique. Après Lénine cette question théorique n’a plus besoin d’autres clarifications, et il n’y a pas de contradiction dans la géniale observation selon laquelle en apparence Marx était beaucoup plus étatiste qu’Engels, dans la mesure où c’est Marx qui a le mieux précisé que la dictature est un véritable État muni de forces armées, d’une police répressive et d’une justice en formes politiques et terroristes sans se laisser arrêter par des scrupules juridiques. La question est également liée à la condamnation concordant par Marx et Engels de l’idéalisation révisionniste qui caractérise la stupide formule d’ « État populaire libre » des socialistes allemands : non seulement cette formule pue le démocratisme bourgeois, mais elle détruit toute la notion du conflit inexorable entre les classes, avec la destruction de l’État historique de la bourgeoisie et l’instauration sur ses ruines de l’État révolutionnaire du prolétariat qui, si elle ne revendique pas de constitutions éternelles, n’en est pas moins le plus implacable qui soit.

Il ne s’agissait donc pas de trouver un « modèle » de l’État futur dans des dispositions constitutionnelles ou organisationnelles, ce qui est aussi stupide que de vouloir construire dans le premier pays conquis à la dictature du prolétariat un modèle des États et des sociétés socialistes dans d’autres pays.

Mais l’idée de fabriquer un modèle de parti parfait serait tout aussi vaine, et peut-être davantage encore. Une telle idée se ressent des faiblesses de la bourgeoisie décadente qui, impuissante à défendre son pouvoir, à conserver son système économique qui s’en va en morceaux, et même à maîtriser sa pensée doctrinale, se réfugie dans une absurde technologie robotisée, cherchant dans ces stupides modèles formels automatiques une garantie de survie, pour échapper à la certitude scientifique qui nous a fait porter sur sa époque historique et sur sa civilisation le mot : Mort!

 

12. Parti et science bourgeoise

Parmi les élaborations doctrinales que nous appellerons provisoirement « philosophiques », et qui font partie des tâches de la Gauche communiste et de son mouvement international, il nous faut parler d’une thèse à laquelle nous avons déjà apporté de nombreuses contributions, en démontrant qu’elle est tout à fait conforme aux positions classiques de Marx, d’Engels et de Lénine.

La première vérité que l’homme pourra conquérir c’est la notion de la société communiste future. Cette édifice n’emprunte aucun matériel à l’infâme société présente, capitaliste, démocratique ou chrétienne, et elle ne considère nullement comme un patrimoine humain sur lequel elle pourrait se fonder la prétendue science positive élaborée par la révolution bourgeoise, qui est pour nous une science de classe qu’il faut détruire et remplacer intégralement, au même titre que les religions et les scolastiques des formes de production précédentes. En ce qui concerne la théorie des transformations économiques permettant de passer du capitalisme - dont nous connaissons bien la structure, alors que les économistes officiels l’ignorent totalement - au communisme, nous nous passons également des apports de la science bourgeoise, et nous avons le même mépris à l’égard de sa technique ou technologie dont tout le monde, traîtres opportunistes radoteurs en tête, proclame qu’elles vont vers de grandes conquêtes. C’est de façon totalement révolutionnaire que nous avons édifié la science de vie de la société et de son développement futur. Quand cette œuvre de l’esprit humain sera parfaite - et elle ne pourra l’être qu’après la mise à mort du capitalisme, de sa civilisation, de ses écoles, de sa science et de sa technologie de truands - l’homme pourra aussi pour la première fois écrire la science et l’histoire de la nature physique et résoudre les grands problèmes de la vie de l’Univers, depuis les origines (que des savants réconciliés avec le dogme continuent à appeler « création ») jusqu’à ses développements aux échelles de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, dans l’avenir le plus lointain, aujourd’hui indéchiffrable. 

 

13. Le centralisme organique

Ces problèmes, et d’autres encore, sont un domaine d’action du parti que nous maintenons physiquement en vie, qui n’est pas indigne de s’insérer dans la ligne mème du grand parti historique. Mais ces notions de haute théorie ne sont pas des expédients permettant de résoudre de petites querelles et de petites incertitudes humaines, qui malheureusement dureront aussi longtemps qu’il y aura dans nos rangs des individus cernés et dominés par le milieu barbare de la civilisation capitaliste. Ces développements ne peuvent donc servir à expliquer comment le mode de vie du parti libéré de l’opportunisme, contenu dans la notion de centralisme organique, s’affirme graduellement et ne peut surgir d’une « révélation ».

Cette thèse marxiste évidente appartient au patrimoine de la Gauche, et on pourra la retrouver dans toutes les polémiques qu’elle a dirigées contre le Centre de Moscou en voie de dégénérescence. Le parti est en même temps un facteur et un produit du développement historique des situations et, à moins de retomber dans un nouvel utopisme plus lamentable encore que le précédent, on ne pourra jamais le considérer comme un élément extérieur et abstrait, capable de dominer le milieu ambiant.

Que dans le parti on puisse tendre à créer un milieu farouchement antibourgeois, qui annonce dans une large mesure les caractères de la société communiste, cela a été affirmé depuis longtemps, par exemple par les jeunes communistes italiens dès 1912.

Mais cette juste aspiration ne peut nous amener à considérer le parti idéal comme un phalanstère entouré de murs infranchissables.

Dans notre conception du centralisme organique, nous avons toujours affirmé contre les centristes de Moscou que dans la sélection des membres du parti il n’y a qu’une seule garantie. Le parti continue inlassablement à graver toujours plus nettement les lignes directrices de sa doctrine, de son action et de sa tactique au moyen d’une méthode unique, dans l’espace comme dans le temps. Tous ceux qui se trouvent mal à l’aise devant ces positions ont la ressource évidente de quitter le rangs du parti. Même après la conquête du pouvoir on ne peut pas concevoir d’adhésion forcée dans notre rangs ; c’est pourquoi le terrorisme de les constrictions disciplinaires est étranger à la juste acception du centralisme organique : de telles mesures ne peuvent que copier, jusque dans le vocabulaire, des pratiques constitutionnelles dont la bourgeoisie n’a que trop usé, comme la faculté pour le pouvoir exécutif de dissoudre et de reconstituer les assemblées élues - formes que l’on considère depuis longtemps comme dépassées non seulement pour le parti prolétarien, mais même pour l’État révolutionnaire et transitoire du prolétariat victorieux. A celui qui veut adhérer, le parti n’a pas à présenter de plans constitutionnels et juridiques de la société future, car de telles formes sont le propre des sociétés de classe et d’elles seules. Celui qui, voyant le parti avancer sur sa voie claire et nette, que nous nous sommes efforcés de résumer dans ces thèses pour la réunion générale de Naples en juillet 1965, ne se sent pas encore à une telle hauteur historique, sait parfaitement qu’il peut prendre n’importe quel chemin différent du nôtre. Nous n’avons aucune autre mesure à prendre en la matière.