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Avril 2017 EN GUYANE LE PROLÉTARIAT EST NOYÉ DANS UN FRONT DE CLASSES QUI ENTAME UN BRAS DE FER AVEC LE GOUVERNEMENT |
La situation en Guyane et rappel historique
Voilà que les événements sociaux en Guyane nous rappelle que la France comprend aussi des terres hors métropole ! La France d’outre-mer compte ainsi 120 369 km² et une population supérieure à 2,7 millions d’habitants soit 4 % de la population française. Ces territoires, issus de l’ancien empire colonial français et situés en Amérique, en Océanie, dans l’océan Indien et en Antarctique, ont des régimes administratifs très différents. Mayotte, la Guadeloupe, la Réunion, la Guyane et la Martinique sont ainsi des départements ou des « collectivités territoriales uniques » régis par l’article 73 de la Constitution. Les autres sont des collectivités d’outre-mer (Saint Martin dans les Caraïbes, Saint Pierre-et-Miquelon, la Polynésie française, la Nouvelle Calédonie, etc...) régis par un autre article de la Constitution !
Nous pourrions examiner un par un ces territoires et constater que la situation sociale n’y est guère reluisante. Mais voyons pour la Guyane.
Des Français s’y sont installés dès 1503 mais c’est au 17ème siècle que l’État français, sous l’ancien régime, en prend possession. La colonisation est d’abord le fait de « travailleurs » européens, peu adaptés aux rudes conditions de vie et de climat, et qui sont très vite remplacés par les esclaves d’origine africaine. C’est Colbert qui a introduit la culture de la canne à sucre. La classe dominante française – d’abord l’aristocratie, puis la bourgeoisie – en a fait une terre esclavagiste jusqu’en 1848 (2ème abolition de l’esclavage après l’abolition imposée par la révolution française en 1794, mais abrogé par Napoléon 1er en 1804). Elle devient un département français en 1797 puis est progressivement transformée en colonie pénale, et avec Napoléon III la Guyane devient un bagne avec un réseau de camps et de pénitenciers le long de la côte où on déportait les condamnés de droit communs et politiques comme certains communards en 1871 ; les prisonniers étaient condamnés aux travaux forcés, c’est-à-dire à l’esclavage dans l’ « enfer vert » de la forêt tropical ; mais une fois leur peine achevée ils ne se décidaient que médiocrement à devenir des colons, au grand dam de la bourgeoisie locale.
Le début du 20ème siècle est marqué par une ruée vers l’or qui enlève la majorité des bras à l’agriculture. Le bagne de Cayenne n’est fermé qu’après la deuxième guerre mondiale et la Guyane redevient un département français en 1946, comme la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion, avec l’abolition du code de l’indigénat et du travail forcé.
En raison de la naissance d’un mouvement indépendantiste aux Antilles et en Guyane, le pouvoir central installe dès 1960 un appareil de répression militaire et juridique avec des déplacements d’Antillais et de Guyanais vers la métropole.
En 1964, le général de Gaulle prend la décision de construire une base spatiale en Guyane, destinée à remplacer la base saharienne située en Algérie, et à développer l’économie guyanaise. La Guyane n’était alors peuplée que de 30 000 habitants (dont la moitié à Cayenne) contre 260 000 aujourd’hui et a très peu d’infrastructures : un immense chantier pour les industriels français démarre ! L’implantation du Centre Spatial Guyanais ou CSG sur une superficie de 96 000 hectares va fonctionner pour le nationalisme guyanais d’abord comme un accélérateur avec les expropriations de 641 familles de plusieurs villes dont Kourou, mais aussi comme un fossoyeur grâce aux retombées économiques.
Le discours nationaliste sera maintenu par le syndicat UTG qui se sépare de la CGT de la métropole en 1967.
Entre 1973 et 1975, dans un contexte de crise économique mondiale, la proposition d’introduire en Guyane la Légion étrangère et l’installation d’agriculteurs européens et hmongs (originaires de la Chine, du Laos et du Vietnam, fuyant la guerre des années 1970, ils deviennent en Guyane des agriculteurs acharnés dans des villages forestiers isolés), augmente l’adhésion populaire aux idées nationalistes soutenues par l’UTG. Les indépendantistes maintiennent des liens étroits avec les autonomistes antillais. 1974 voit le musellement de la presse, l’arrestation de plusieurs indépendantistes guyanais dont des syndicalistes de l’UTG. Ils seront libérés sous la pression de manifestations et de celle des élus en janvier 1975, mais le mouvement nationaliste a désormais perdu son aura.
Il faudra une cinquantaine d’années pour que la Guyane comme les départements d’outre-mer de la France puissent bénéficier plus ou moins des mêmes avantages sociaux que la population de l’Hexagone, et encore par des luttes ouvrières et populaires ainsi que des revendications d’égalité sans cesse reprises.
La Guyane (« terre d’eaux abondantes » en amérindien), 83 534 Km² pour 8 millions d’hectare de forêt tropicale humide (98 % de son territoire), soit 15 % du territoire de la métropole, 260 000 habitants (la deuxième région de France la moins peuplée après Mayotte avec une densité de population de 3 au Km², mais un nombre de naissances élevé de 3,5 enfants par femme contre 1,98 en métropole ; les moins de 20 ans représentant 43 % de la population contre 24 % en métropole), au climat équatorial. Elle jouxte le Suriname (510 km de frontières) et le Brésil (730 km de frontières), et c’est le seul territoire français situé en Amérique du Sud. Elle se divise en terres basses le long des côtes et en terres hautes sur le plateau des Guyanes qu’elle partage avec une partie du Brésil et le Suriname. L’agriculture n’y occupe que 4 % de la surface du pays.
En effet, la Guyane possède une spécificité unique par rapport aux autres territoires français : la terre appartient presque exclusivement au domaine privé de l’État. Les parcelles forestières domaniales sont cédées sous forme de baux emphytéotiques de 30 ans, ou attribuées par l’État pour une superficie de 5 hectares à un demandeur agriculteur, puis un transfert de propriété est effectué sous réserve d’une mise en valeur agricole effective. Or la surface agricole utile est restée stable en dépit de l’importance des demandes. Ceci pour deux raisons ; la première est que la compétition avec l’habitat est forte étant donnée la croissance démographique rapide ; la deuxième est que les travaux d’aménagement préalables (déforestation) sont coûteux et le délai nécessaire pour générer des revenus suffisants peut dépasser cinq ans ce qui décourage rapidement les agriculteurs, malgré les aides. Des investissements publics sont donc nécessaires.
La Guyane, c’est surtout le pays du Centre Spatial Français et européen de Kourou qui voit notamment décoller en 1979 la célèbre fusée Ariane, un des leaders mondiaux sur le marché des mises en orbite de satellites commerciaux. Le Centre Spatial de Kourou devient ainsi le port spatial de l’Europe avec les lanceurs de satellites lourds comme Ariane, mais depuis 2011 l’agence spatiale russe y propose ses lanceurs de satellites moyens et petits, les Soyouz, et depuis 2012 les lanceurs légers Vega italiens sont à l’œuvre. La sécurité du Centre Spatial est assurée par des régiments de l’armée, de la gendarmerie et de la Légion étrangère. L’emplacement à Kourou a été choisi dans les années 60 en raison de la position géographique près de l’équateur qui permet de profiter au maximum de la vitesse de la rotation de la terre : 15 % de performances supplémentaires par rapport à Cap Kennedy aux USA ; il y a 1 à 2 lancements de satellites par mois. Mais en raison des événements actuels, le vol Ariane 236 – le 236ème depuis 1979, début d’Ariane – a été reporté. C’est de loin la première source d’activité en Guyane : il emploie 1 700 personnes et des emplois indirects, soit au total 9 000 emplois en 2015 ou 12 % des emplois guyanais, sans parler des filiales en métropole.
Et pourtant, à l’exception de Mayotte, la Guyane demeure la région française la plus pauvre, suivie par la Réunion, la Guadeloupe et la Martinique. L’économie y est sous perfusion publique. Un actif sur trois travaille dans la fonction publique (25 000 personnes dans les administrations régaliennes, hospitalières et territoriales), soit 31 % de la population active contre 18,7 % en métropole. La rémunération des fonctionnaires y est 40 % plus élevée qu’en métropole ce qui fait augmenter artificiellement le salaire moyen ! Les importations sont huit fois plus importantes que les exportations portées par la pêche et surtout par l’activité spatiale (83 % des exportations) ce qui produit un déficit commercial colossal (1,2 milliards pour les importations contre 138 millions pour les exportations en 2015). Les financements publics représentent 90 % du PIB par le biais des dépenses d’investissement, des dépenses de solidarité, des salaires des agents publics, et l’industrie spatiale en est largement dépendante.
La population guyanaise se caractérise par sa précarité tant du point de vue de la scolarisation (manque criant d’établissements scolaires ; et en 2012, 53 % des 15-24 ans est encore scolarisée, contre 67 % en métropole selon l’Institut National de la Statistique et des Études Économiques), de la santé (insuffisance de médecins et d’hôpitaux), que de l’accès direct à un service d’eau potable et à l’électricité, sans parler du chômage. Le taux de chômage global y est de 20,7 %, contre 10 % de la population active en métropole (mais de 22,2% en Martinique, 19,6 % à Mayotte et 28,2 % à la Réunion !), et on y compte près de quatre fois plus de bénéficiaires du revenu de solidarité active ou RSA. Remarquons que l’INSEE, quand elle donne le taux de 10 % de chômage en France (ce taux minimise la réalité, car de nombreux travailleurs sans emplois sont exclus, pour des raisons diverses de la comptabilité de l’ INSEE), exclut évidemment les chiffres désastreux des départements d’outre-mer ! Relents de colonialisme ou tour de passe-passe ? Parions pour les deux.
Toujours selon l’ INSEE – dont les critères sont choisis « judicieusement » pour ne pas trop dévoiler la situation réelle – le coût de la vie y est élevé avec des prix à la consommation supérieurs de près de 13 % à ceux de la métropole, et les produits alimentaires sont 38 % plus chers qu’en métropole (38,2 % en Martinique, 33 % en Guadeloupe, 28 % à la Réunion). En effet le marché local est peu développé et les produits importés sont soumis à la taxe de « l’octroi de mer » qui vise pourtant à protéger le marché local, et qui alimente les finances des communes guyanaises ! La région est également particulièrement touchée par l’insécurité avec des chiffres beaucoup plus élevés qu’en métropole et parmi les plus hauts de tout l’outre-mer. Les pouvoirs publics doivent en plus faire face non seulement à la pêche illégale (estimée à un volume de 2 à 3 fois supérieure à la pêche légale) mais aussi à l’orpaillage illégal qui utilise une main-d’œuvre clandestine estimée autour de 10 000 personnes et qui est à l’origine d’une pollution catastrophique des eaux avec l’utilisation du mercure.
Malgré tout cela, elle demeure une région beaucoup plus riche que les pays qui l’entourent, exerçant une forte attractivité migratoire, notamment pour les Haïtiens, les Brésiliens et les Surinamais, ce qui accroît les problèmes socio-économiques de la région.
L’origine des habitants est donc très hétérogène : 40 % de créoles, 12 % de métropolitains et le reste se partage entre amérindiens (2%), asiatiques, libanais, brésiliens, surinamais, haïtiens, etc...
Il est à noter que la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État ne s’applique toujours pas en Guyane qui reste sous le régime de l’ordonnance royale de Charles X du 27 août 1828 : le clergé catholique, et lui seul, est salarié par le conseil général !
En 2014, le produit intérieur brut de la Guyane a augmenté de 4 % en volume, mais avec une population qui progresse de 2,1 %, le PIB par habitant est deux fois inférieur à celui de la métropole. L’économie de la Guyane est principalement portée par l’activité intense du secteur spatial de Kourou, et donc les financements publics. L’industrie spatiale y est le principal moteur de la croissance, selon l’INSEE. Celle-ci se répercute sur le commerce extérieur et les exportations de transport des tirs spatiaux représentant 23 % du total des ressources. En 2015, le Centre Spatial a lancé 12 fusées ayant permis de mettre sur orbite 21 satellites de télécommunications commandés par différents pays et « clients » venus d’Asie, USA, Europe, Arabie Saoudite. Le programme Ariane 6 comporte un important carnet de commandes avec un vaste chantier en perspective pour le secteur du bâtiments et des travaux publics. Il s’agit donc d’un véritable port spatial européen qui génère une activité commerciale importante.
La seconde activité (en 1995, la pêche était la première filière économique de la Guyane) est la pêche industrielle et artisanale pratiquée le long des côtes, Cayenne étant le quatrième port de pêche français. Le vaste plateau continental qui borde la Guyane est riche en poissons divers et surtout en crevettes. Le bois est l’une des principales production de la Guyane et est dans les mains de grosses sociétés ; et la production d’or demeure une source de revenus notable.
Mais toutes ces activités ont peu d’impact sur le taux de chômage. La France et l’Union européenne, avec les grosses sociétés du monde entier, tirent aujourd’hui des milliards de bénéfices des satellites envoyés en orbite par les fusées, tout comme la bourgeoisie française a profité pendant des siècles de l’exploitation des esclaves de Guyane et des richesses du pays. Mais les retombées pour les populations autochtones sont misérables. Pas loin de ce concentré de technologie ultra-moderne qu’est la base spatiale de Kourou, les Amérindiens notamment et d’autres communautés autochtones vivent misérablement, parfois sans eau courante et potable et sans électricité.
Le « pacte d’avenir » France-Guyane, avec deux milliards à la clef, promis en 2013 par François Hollande, n’a jamais vu le jour entièrement. Et cela n’a fait qu’augmenter le ressentiment de la population. En décembre 2015, une petite évolution statutaire a fait de ce département, tout comme de la Martinique, une collectivité territoriale (collectivité territoriale de Guyane, CTG), dotée d’une assemblée unique, après suppression des conseils régional et général. Mais le mécontentement de la population est toujours bien vivace.
La Guyane n’en est pas à sa première manifestation de colère. Déjà en 1996, un mouvement étudiant réclame un rectorat indépendant de celui de la Martinique ; des émeutes éclatent et la répression est féroce avec arrestation de militants syndicaux de l’UTG. Puis sous la présidence Sarkozy, en 2008, on assiste à une nouvelle flambée dont les médias feront peu écho. En effet depuis 2005, la Guyane fait face à une série d’augmentations du prix du carburant avec une hausse de 41 % entre 2005 et 2008. Ce qui a pour conséquence l’augmentation des coûts de frets maritimes et donc du prix des produits de première nécessité.
Après l’annonce en 2008 d’une nouvelle hausse du carburant, une grève des transporteurs, surtout scolaires, éclate. Une étude commandée par la Confédération des petites et moyennes entreprises de Guyane (CGPME) conclue à des trop-perçus irréguliers en faveur des compagnies pétrolières. Un « collectif de consommateurs en colère » se crée, soutenu par le patronat et les élus locaux en octobre 2008 et il commence des discussions avec les pouvoirs publics. Devant l’inefficacité des négociations, la mèche guyanaise s’allume bloquant le pays durant un mois en novembre-décembre 2008. Transporteurs, pêcheurs, agriculteurs, chauffeurs de taxis, personnels hospitalier, syndicats de salariés, associations de tout ordre (consommateurs, parents d’élèves, associations religieuses et culturelles, etc.), les administrations communales avec les maires, les jeunes dont plus de la moitié sont au chômage, tout le monde s’y met pour protester contre le prix élevé du carburant (le double de celui de la métropole) et des produits alimentaires.
Mais c’est un chef d’entreprise, Mme Prévot Madère, qui prend la tête du mouvement ; elle est présidente de la CGPME. Face à la détermination des Guyanais, le préfet puis l’État cède sur les prix du carburant. Une aide est allouée aux ménages modestes par l’administration Sarkozy et d’autres aides seront débloquées dès 2010. Un référendum sur l’autonomie de la Guyane et de la Martinique s’est tenu en janvier 2010, et le "non" l’emporte largement (78,9 % en Martinique, 69,8 % en Guyane). Mais de nombreuses mesures ne seront jamais appliquées ce qui explique la défiance actuel du mouvement vis à vis des pouvoirs centraux et des élus locaux. Sans parler du parti socialiste pour lequel ils avaient massivement voté et qui leur avait promis un bel avenir avec la grande "loi égalité réelle avec la métropole pour les populations des Outre-mer" de 2016 !
De plus le mouvement de 2008 bénéficie du soutien des Antilles (Guadeloupe, Martinique) qui sont « logés à la même enseigne » que la Guyane sur beaucoup de points. Des manifestations y démarrent dès décembre 2008 contre la vie chère. La lutte est menée par un « collectif contre l’exploitation outrancière » qui regroupe une cinquantaine d’organisations syndicales, associatives, politiques et culturelles de la Guadeloupe. La grève générale démarre en Guadeloupe le 20 janvier 2009 et en Martinique le 5 février 2009, paralysant les deux îles durant un mois et demi dans tous les secteurs privés et publics. En mars 2009, le gouvernement cède et un accord dit « historique » est conclu pour accroître le pouvoir d’achat, prévoyant ainsi une augmentation de 200 euros sur les bas salaires que signent les organisations patronales. Mais la situation sociale n’est toujours pas au mieux en 2016, puisque selon l’ INSEE les prix sont de 12 % plus élevés qu’en métropole, et que le surcoût à payer pour se nourrir est de 38 % en Martinique, 33 % en Guadeloupe et 34 % en Guyane.
Aujourd’hui, les pouvoirs publics doivent à nouveau craindre que le mouvement ne s’étende aux Antilles.
Mais venons-en au mouvement de 2017
La Guyane connaît encore une flambée de violence en 2016 contre l’immigration des pays limitrophes. Mais le mouvement actuel démarre avec la dernière loi de Finances rectificative de 2016, qui a revu l’assiette de l’octroi de mer, une taxe qui finance la Région, brusquement privée de plusieurs dizaines de millions d’euros de revenus. "Vous nous reprenez d’une main ce que vous nous avez donné de l’autre", protestent alors les élus, qui mettent en garde Paris contre cette chute brutale de leur marge de manœuvre, dans un département où la moitié des habitants ont moins de 25 ans et où le taux de ceux qui vivent du Revenu de Solidarité Active tourne autour de 16%, alors qu’il est de 13% en Seine-Saint-Denis, l’un des départements les plus pauvre de la métropole…
Le 21 mars 2017, la grève des travailleurs de la société Endel Énergie (maintenance industrielle des branche énergies – gaz, électricité, nucléaire) et qui doit assurer le transfert de la fusée Ariane sur son pas de tir, ainsi qu’un barrage à l’entrée du Centre Spatial de Kourou ont eu pour conséquence l’ajournement du départ de la fusée. En même temps, les travailleurs d’EDF se sont mis en grève car le réseau obsolète les oblige à des dépannages incessants. Les grévistes d’EDF réclament des recrutements pour combler des dizaines de postes vacants, et des investissements dans un territoire où les coupures sont fréquentes et où des milliers d’habitants n’ont pas l’électricité.
Puis c’est le tour des transporteurs, du port maritime, de l’administration de la Collectivité Territoriale de Guyane (équivalent à un conseil départemental), de la préfecture et de l’aéroport, des agriculteurs, qui se plaignent de ne pas recevoir les aides auxquelles ils ont droit, et les chefs d’entreprises petites et moyennes. Une partie du mécontentement des transporteurs et petits patrons est causée par le fait que la répartition des marchés du chantier de la future Ariane 6 leur échappe. Il semble que la grosse société Eiffage (3ème groupe de construction français) soit bien mieux lotie ou qu’elle ait même bénéficié du marché en totalité, avec ses propres camions venus de métropoles. Le port a ainsi été bloqué par les transporteurs pour empêcher l’arrivée des camions.
Les grévistes sont rejoints par plusieurs « collectifs citoyens », qui protestent contre la dégradation de la vie économique et sociale, mais aussi contre l’insécurité. L’insécurité grandissante fait ainsi de la Guyane le territoire le plus dangereux de France : on compte un meurtre par semaine. En effet, la mobilisation populaire s’organise autour des multiples collectifs qui se sont constitués d’un bout à l’autre de la Guyane : collectif des commerçants, collectif des agriculteurs, collectif des transporteurs, collectif des avocats, collectif contre l’insécurité, collectif dénonçant l’insuffisance de l’offre de soins et les retards structurels en matière de santé, collectif qui réclame un commissariat à Kourou, et bien d’autres, par profession, par ville, village ou quartier, chez les lycéens aussi.
Beaucoup de ces collectifs sont donc ceux du petit patronat local. Ils voisinent avec ceux des pauvres et de la population des quartiers populaires ; ou encore, ceux des Amérindiens, doublement laissés pour compte. Les maires ont aussi constitué un collectif. Ils ont défilé il y a quelques jours avec leur écharpe tricolore et un drapeau guyanais en tête pour flatter le sentiment régionaliste général qui est dans l’air du temps. Des organisations patronales bloquent sporadiquement des bâtiments administratifs et le port de commerce afin de réclamer un plan massif d’investissement et le paiement sans délai des subventions européennes agricoles attendues depuis deux ans. Le MEDEF (organisation syndical du patronat) guyanais appuie évidemment le mouvement, puisque les petits entrepreneurs sont partie prenante dans la lutte. Le mouvement rappelle ainsi celui des bonnets rouges bretons en 2013 où les petits patrons appuyés par leurs salariés avaient mené la lutte contre des mesures fiscales.
Le chômage, la décomposition des services publics, dans l’éducation et la santé notamment, le sentiment d’être méprisé et discriminé par l’État français, tout cela à la fois a fait exploser une colère contenue depuis longtemps. La population donne parfois à ces collectifs des noms évocateurs de la faune, de la flore ou de l’histoire de Guyane, comme le collectif des toucans ou celui des lumineux constitué à Saint-Laurent-du-Maroni par les lycéens du lycée Lumina Sophie, qui porte le nom d’une dirigeante de l’insurrection du Sud en Martinique en 1870.
Il est à noter que les élus locaux sont tenus cette fois-ci en grande partie à l’écart, certainement en raison de la méfiance des manifestants vis à vis des « promesses » jamais tenues par la République !
Quant aux « 500 Frères contre la délinquance » (1), ce collectif d’hommes en noir, encagoulés, que l’on voit un peu partout dans le pays, et lors des manifestations, il a été créé en octobre 2016 pour réagir à l’insécurité, aux cambriolages, aux meurtres et assassinats qui sont légion en Guyane. Dirigé par un policier en disponibilité, ce groupe avait au départ mis en cause les immigrés. Se défendant d’être une milice, ils en ont toutefois bien des caractéristiques. Aujourd’hui, avec l’implication de la population immigrée dans le mouvement et sur les barrages, surinamiens, brésiliens, haïtiens, les « 500 Frères contre la délinquance » ont dû remiser leurs déclarations anti-immigrés. Il y aurait même aujourd’hui des immigrés dans leurs rangs. Les « 500 Frères » ont aussi pour rôle d’intimer les commerçants à faire acte de « solidarité » en fermant leurs magasins ! Ils seraient proches de la police et bénéficierait de la bienveillance de la préfecture.
Les tout premiers barrages ont été constitués à l’initiative des travailleurs en grève soutenus par le principal syndicat du pays, l’Union des Travailleurs Guyanais (UTG). Il y avait aussi des travailleurs du centre médico-chirurgical de Kourou que la Croix rouge menace de fermer. L’UTG est né en 1935 comme une union affiliée à la CGT. Puis en 1967, après une vague d’émeutes et de manifestations ouvrières à Cayenne dès 1964 réprimées par le pouvoir, elle se proclame indépendante de la centrale française et devient l’UTG. La CGT prescrit l’adhésion de ses membres en Guyane à l’UTG, et l’UTG celle de ses membres en métropole à la CGT. Le mot d’ordre d’indépendance nationale était inscrit dans les statuts du syndicat jusqu’en 1981 (année d’arrivée du Parti Socialiste au pouvoir !).
Les 37 syndicats réunis au sein de l’UTG et dont le secrétaire général est Albert Darnal, ont voté ce samedi à la quasi-unanimité la grève générale, à compter de lundi 27 mars 2017 sur ce territoire ultramarin confronté à un mouvement social. Alors que la Guyane est touchée depuis plusieurs jours par une grogne sociale d’ampleur, cette grève générale a été décidée pour protéger les salariés grévistes, a précisé Darnal à l’Agence Française de Presse.
La CGT (métropole), FSU et Solidaires ont soutenu lundi le mouvement de "grève générale illimitée" en Guyane, dénonçant l’absence de "véritables politiques publiques" et réclamant que le gouvernement ouvre de "réelles négociations" avec les grévistes. "La Guyane et Kourou sont la vitrine mondiale de la fusée Ariane mais certainement pas la vitrine sociale du territoire", écrit dans un communiqué la CGT (métropole), qui apporte "son entier soutien aux salariés guyanais". Elle appelle le gouvernement à répondre à la demande "des grévistes de pouvoir ouvrir de réelles négociations" avec lui.
Les manifestations et blocages ont notamment conduit Arianespace (société française de commercialisation d’Ariane) à ajourner le lancement de la fusée Ariane, et les manifestants ont occupés à partir du 4 avril l’intérieur du CSG de Kourou et ce pendant quelques jours. Alors que les élus guyanais ont longtemps semblé absents de la mobilisation, plusieurs d’entre eux, dont le sénateur Antoine Karam (PS), l’ancien ministre Léon Bertrand (droite) et le député Gabriel Serville (Parti Socialiste Guyanais) ont fait partie des occupants du Centre Spatial. Le rectorat a décidé de fermer les établissements scolaires jusqu’à nouvel ordre. La population a mis en place des barrages routiers, principalement aux ronds-points, dans les villes et villages. Mardi 28 mars, ces barrages ont été partiellement levés pour permettre la tenue de deux grandes manifestations à Cayenne et à Saint-Laurent-du-Maroni. Ces deux manifestations furent particulièrement massives ; avec 15 000 manifestants, elles sont les plus importantes de l’histoire de la Guyane.
Ce samedi 1er avril, c’est le collectif Pou Lagwiyann Dekolé (pour que la Guyane décolle), créé fin mars, regroupant l’ensemble des mouvements protestataires (des collectifs contre la délinquance et pour l’amélioration des soins, l’UTG, des transporteurs, des socioprofessionnels, des agriculteurs, des enseignants, des avocats, etc.) qui prend la tête des négociations avec les deux ministres venus de Paris (le ministre d’outre mer et le ministre de l’intérieur). 428 revendications (2) sont avancées et représentent celles des innombrables collectifs, des syndicats de salariés et des petits entrepreneurs, de toutes les professions et activités, et même des élus locaux, bref de tout le « peuple » guyanais, toutes classes confondues.
Le collectif Pou Lagwiyann Dekolé a demandé un statut particulier pour la Guyane, très précisément une autonomie de gestion de la Guyane qui serait chapeautée par la Collectivité Territoriale. Après des heures de discussion, c’est un refus clair et net qu’ont opposé les représentants du collectif au plan d’urgence présenté par le ministre de l’intérieur, Matthias Fekl, et la ministre des outre-mer, Ericka Bareigts, validé par Matignon, soit un gouvernement en sursis en raison des élections présidentielles prochaines. Aux 428 revendications avancées par le Collectif, seules trente auraient été acceptées par le gouvernement ; elles portent sur la santé, la sécurité, l’éducation, la justice, la population amérindienne, l’agriculture, les entreprises de bâtiments, l’environnement, avec une annonce d’un investissement d’un milliard d’euros alors que le collectif réclame 3 milliards. Le Collectif maintient donc la mobilisation.
Mais déjà le front des collectifs commence à se fissurer. Le président du Medef guyanais, membre du collectif Pou Lagwiyann Dekolé, le 6 avril, a déjà demandé la levée des barrages, prenant acte des « avancées significatives » obtenues avec le gouvernement ! Il voudrait que le travail des entreprises reprennent. L’utilisation de la répression contre les travailleurs est certainement déjà à l’ordre du jour !
Les revendications des travailleurs guyanais sont donc noyées par celles de tous les collectifs « citoyens » et des petits entrepreneurs submergés par le cours inéluctable du système capitaliste.
Paraphrasant notre article de novembre 2013 « L’industrie bretonne rattrapée par la crise économique mondiale », nous terminons en affirmant que les salariés n’ont rien à attendre de ce conflit, si ce n’est des licenciements, des baisses de salaire et une aggravation manifeste de leurs conditions de vie et de travail. Quant aux petits patrons, nous marxistes, savons très bien que leur lutte est sans espoir et que la marche de la concentration du capital vers les monopoles est inexorable. Les travailleurs guyanais doivent retrouver le chemin de la lutte de classe, bien distincte de ceux de leurs employeurs, s’armer d’une véritable organisation syndicale de classe et rejoindre leur parti, le Parti Communiste International.
(1) - Créé après le meurtre d’un habitant d’un quartier populaire, ce collectif, constitué en réalité d’une bonne centaine de personnes, propose aux autorités ses solutions contre l’insécurité record qui frappe la Guyane. Le nom des 500 Frères vient du film 300, de Zack Snyder, qui raconte la résistance de 300 soldats spartiates face à l’armée perse conduite par le roi Xerxès en personne. Créé après le meurtre d’un habitant d’un quartier populaire, ce collectif, dont les membres apparaissent cagoulés et vêtus de noir, propose ses solutions contre l’insécurité record qui frappe le territoire. Le 17 mars 2017, à Cayenne, c’est ainsi habillés qu’une quarantaine d’entre eux sont entrés en force dans le bâtiment de la Collectivité Territoriale de Guyane où se tenait la conférence des pays de la convention de Carthagène sur la protection des milieux marins, présidée par Ségolène Royal.
(2) - On trouve la liste des 428 revendications sur le site du collectif dont l’emblème est la phrase prononcée par François Mitterrand en 1985 : « On ne lance pas de fusées sur fond de bidonvilles ». On connaît la suite !