|
Les contradictions de l’économie capitaliste érodent constamment les fondements de la domination de la classe bourgeoise. Celle-ci se voit contrainte d’oeuvrer incessamment afin de contenir les effets sociaux de la crise. Si du côté économique, elle doit agir pour intensifier l’exploitation du prolétariat, de l’autre elle doit empêcher les masses travailleuses de reconquérir leur indépendance de classe et d’exprimer des luttes défensives efficaces.
Cette contention du prolétariat se déroule en grande partie au travers de la coercition matérielle intrinsèque au mécanisme économique d’extorsion de la plus value, mais un rôle non mineur est assigné au contrôle idéologique sur l’ensemble du prolétariat. Notre science de classe, qui voit un déterminisme dans le devenir social, n’a jamais sous évalué cet aspect comme déjà l’exprimait l’oeuvre de Karl Marx et de Frédéric Engels en 1846, « L’idéologie allemande ». Dans ce texte, ils affirmaient que l’idéologie dominante dans toutes les sociétés de classe est toujours et partout celle de la classe dominante, laquelle ne dispose pas seulement du monopole des moyens de la production matérielle, mais aussi celui des moyens de la production intellectuel. D’où le rôle qui est confié au gigantesque appareil de reproduction de l’idéologie qui comprend la presse, les télévisions, les radios, l’école, les églises, les maisons d’édition, etc.
Il n’est donc pas surprenant que la même « politique » du monde bourgeois soit devenue depuis des décennies l’objet d’un spectacle médiatique aussi trivial que bruyant et redondant, afin de maintenir la confusion parmi le prolétariat et de le paralyser. De même l’incessante lutte politique entre les diverses sous-classes bourgeoises, entre manœuvres et intrigues de palais, surgit aujourd’hui dans les bouillies fades et vides de sens des journaux télévisés et des exténuants piaillements des talk show. Non pas que la bourgeoisie ait jamais offert d’elle même un spectacle décent, sauf dans sa période de jeunesse et de révolution, un âge d’or qui est irrémédiablement dépassé ; et nous ne serons certes pas ceux qui en invoquerait le retour !
Et pourtant ces derniers temps, la scène « politique », également en Italie – le phénomène est à l’évidence général – offre un spectacle encore plus grossier et de mauvais goût. La bourgeoisie cache sa dictature de classe et ses centres véritables de pouvoir sous une rutilante efflorescence de petits partis, dont l’idéologie est faite seulement de phrases à effet, de personnages que l’on publicise d’autant plus qu’est grande leur inaptitude et leur iniquité, à l’intérieur ou à l’extérieur des parlements.
En est un parfait exemple le nouvel exécutif italien guidé par le prête nom Giuseppe Conte. Grande nouveauté ! Il proclame effrontément et « sans complexes » un nationalisme agressif, xénophobe, « souverainiste », celui-là même que les gouvernements précédents avaient pratiqué feignant un certain embarras et de manière mal dissimulée. Puisque le risque existe que le prolétariat reconnaisse son véritable ennemi dans le Capital, il n’y a rien de mieux que de lui désigner les immigrés, coupables de tous les maux, avec des prises de positions stigmatisant vilainement ces prolétaires et les minorités ethniques au nom d’une prétendue pureté des traditions nationales, raciales, religieuses…
Et l’inévitable réaction à base « humanitaire », qu’elle soit chrétienne ou laïque, avec ses « D’abord les Italiens » ou « Aidons les chez eux », ne fonctionne-t-elle pas aussi bien ?
Le « changement » se trouve seulement dans la façon de s’exprimer de ces représentants de la « politique ». Souverainisme. En premier lieu ce n’est qu’un euphémisme du nationalisme, terme qui, du moins en Italie, durant de nombreuses décennies, après la tragique expérience des deux conflits mondiaux, ne pouvait être brandi que pour encadrer un prolétariat peu enclin à s’agenouiller devant l’idole sanguinaire de la « patrie » toujours démangée par les aventures militaires. Le souverainisme, absent de l’usage et du vocabulaire, a donc été introduit en Italie du français (1) avec une série de termes tirés de la politologie transalpine, toujours attentive à revisiter et rebaptiser de vieilles et rances catégories chaque fois qu’elles se prêtent à rendre présentables des buts inavouables de la bourgeoise raison d’État.
En somme, le but est d’expérimenter un nouvel opiacé, ou hallucinogène, dans un pays qui plusieurs fois dans l’histoire moderne et contemporaine, a exercé le rôle de laboratoire politique.
Du reste, l’actuel masque « souverainiste » de la bourgeoisie italienne, qui a produit lors des élections politiques du 4 mars dernier le « populisme de droite », est le résultat du travail des gouvernements précédents qui ont vendu le « populisme de gauche », afin de préparer le terrain à la démagogie de son « changement », toujours exclusivement médiatique. Ainsi le gouvernement précédent a soutenu la mystification de « l’urgence migratoire » afin d’orienter dans un sens réactionnaire les masses travailleuses, et les détourner des problème liés à leurs conditions de vie en période de crise économique. N’est-ce pas le gouvernement de Gentiloni (2) qui établit avec celui de Tripoli que des dizaines de milliers de migrants finissent dans des camps de concentration à « porter », par d’horribles tortures, la « faute » d’avoir fui la guerre et la faim ?
Le ballet des fausses oppositions entre groupes, expression de forces politiques interchangeables et fédérées contre la classe travailleuse, sert le régime du Capital. Comme la démocratie dans la phase impérialiste du capitalisme est complémentaire et non l’adversaire du fascisme, de même l’antifascisme se met à bavarder contre les fascistes, en admettant le même totalitarisme, en utilisant les mêmes méthodes « post-démocratiques » et autoritaires, et en partageant le même arsenal idéologique rouillé rempli de préjugés et de lieux communs usés. De la même façon, les forces politiques qui agitent le drapeau de la lutte contre le populisme, lui volent ses mots d’ordre et choisissent des thèmes identiques de propagande électorale désorientant le prolétariat.
Nous ne trouvons rien d’original ni de nouveau dans l’éternelle renaissance du « transformisme » italique. Des éléments du fascisme étaient déjà présents dans l’Etat des premières décennies consécutives à une Unité atteinte par la bourgeoisie « libérale », née prématurément et dans la nécessité de contrôler les masses prolétariennes par une répression des plus brutales. Francesco Saverio Nitti (3) fut celui qui dota l’Etat savoyard de l’infâme Garde du Palais Royal dont la tâche principale fut la répression anti ouvrière. Giovanni Amendola, champion de l’ « irrédentisme démocratique » et interventionniste lors de la première guerre mondiale, antifasciste, fut ensuite en 1922 l’ignoble ministre des colonies du gouvernement Facta jusqu’à la Marche sur Rome. Le stalinisme dans la Seconde guerre mondiale, en se rangeant du côté d’un des deux fronts impérialistes, soumit l’organisation militaire partisane aux commandements alliés, qui dans le même temps bombardaient les quartiers prolétariens des villes. Après la guerre, le parti stalinien de la soi-disant « voie italienne au socialisme », celui des gouvernements de l’ Unité Nationale, a semé le germe du chauvinisme au sein de la classe travailleuse en se référant constamment aux « intérêts généraux de la Nation ». Le PCI stalinien, par sa politique collaborationniste, soumit le syndicat qu’il dirigeait, la CGIL, aux compatibilités économiques du capitalisme, acceptant ainsi avec enthousiasme sa soumission progressive à l’Etat. Après l’autodissolution du PCI stalinien en 1992, tous les partis qui en ont pris la place se sont succédés aux gouvernements pour des actions politiques attaquant les conditions de vie des travailleurs : par diverses lois et avec la concession des contrats précaires, de la « politique des sacrifices » jusqu’au Jobs Act de décembre 2014 (4), on a vu la gauche bourgeoise réaliser la plus grande partie du sale boulot, voire même dans une mesure plus grande encore que les gouvernements de droite.
En tant que marxistes, nous ne nions certes pas la fonction historique des souverainetés nationales dans le processus d’affirmation de la bourgeoisie révolutionnaire et de ses Etats. Mais, à la différence des conceptions idéalistes et romantiques avec lesquelles la bourgeoisie a représenté et exalté le concept de nation, nous en analysons la fonction essentiellement économique visant à l’unification et à la protection des marchés.
Mais, comme le Manifeste du Parti Communiste le soulignait déjà en 1848 dans le chapitre I, le degré d’interrelations entre les différentes cultures et aires géographique du monde au-delà des frontières nationales était déjà très important :
« Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays.
Au désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales sont détruites, ou sur le point de l’être. Elles sont supplantées par de nouvelles industries dont l’introduction devient une question vitale pour toutes les nations civilisées, industries qui n’emploient plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus éloignées, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans tous les coins du globe.
A la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent de nouveaux besoins, réclamant pour leur satisfaction, les produits des contrées les plus lointaines et des climats les plus divers. A la place de l’ancien isolement des nations se suffisant à elles-mêmes, se développe un trafic universel, une interdépendance des nations. Et ce qui est vrai pour la production matérielle s’applique à la production intellectuelle. Les productions intellectuelles d’une nation deviennent la propriété commune de toutes. L’étroitesse et l’exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles ; des nombreuses littératures nationales et locales se forme une littérature universelle. (...)
La grande industrie a créé le marché mondial, préparé par la découverte de l’Amérique. Le marché mondial accéléra prodigieusement le développement du commerce, de la navigation, de tous les moyens de communication. Ce développement réagit à son tour sur la marche de l’industrie ; et au fur et à mesure que l’industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer se développaient,la bourgeoisie grandissait, décuplant ses capitaux et refoulant à l’arrière-plan les classes transmises par le Moyen âge. »
A la veille du grand soulèvement de 1848, qui renversa les vieux équilibres européens, le Manifeste reconnaissait encore un rôle progressiste aux nationalités qui devaient secouer le joug de la domination étrangère, comme la Pologne, ou qui devaient encore terminer le processus d’unification étatique, comme l’Allemagne et l’Italie. La formation de nouveaux Etats à partir de nations qui étaient alors considérées comme des « nations vitales », en référence à leurs potentialités économiques, était un pas en avant indiscutable dans la remise en cause de ces obstacles féodaux qui empêchaient le plein développement du capitalisme. Marx et Engels écrivaient que les prolétaires devaient combattre « les ennemis de leurs ennemis », c’est-à-dire s’allier avec la bourgeoisie contre la noblesse décrépie.
Mais déjà alors les deux rédacteurs prévenaient : le prolétariat n’a pas de patrie. Par conséquent le soutien du prolétariat à la bourgeoisie dans sa phase révolutionnaire n’impliquait pas du tout de s’identifier avec les destins de la nation : une fois l’objectif atteint, c’est-à-dire le renversement des classes féodales, le processus de la « révolution permanente » aurait placé le prolétariat en armes contre la bourgeoisie.
Ceci se produisit en France en juin 1848 avec le conflit armé sanglant de Paris, celui que Marx définira comme « la première grande bataille entre les deux classes qui divisent la société moderne. C’était une lutte pour le maintien ou l’anéantissement de l’ordre bourgeois » (5).
Les massacres d’ouvriers désormais impuissants de juin 1848 furent répétés à une échelle beaucoup plus ample avec les exécutions de masse lors de la répression de la Commune de Paris de 1871. Dans ce cas, un rôle décisif fut apporté par la collaboration entre le gouvernement prussien et celui versaillais, encore ennemis le jour précédent. Comme le commenta Marx à cette occasion : « le plus haut effort d’héroïsme dont la vieille société soit encore capable est une guerre nationale ; et il est maintenant prouvé qu’elle est une pure mystification des gouvernements, destinée à retarder la lutte des classes, et on se débarrasse de cette mystification, aussitôt que cette lutte de classes éclate en guerre civile. La domination de classe ne peut plus se cacher sous un uniforme national, les gouvernements nationaux ne font qu’un contre le prolétariat ! » (6)
Aujourd’hui, 150 ans après, alors qu’on considère comme close la phase des révolutions nationales non pour la seule Europe mais pour le monde entier, dans un monde économiquement et politiquement interconnecté comme celui actuel, la souveraineté d’un Etat signifie à l’intérieur uniquement la guerre à la classe travailleuse, et à l’extérieur la guerre dans tous les sens, aux autres Etats.
Le néologisme de « globalisation », et encore plus celui de « mondialisation », signifie pour les souverainistes la tentative des « élites » de la haute finance internationale de vider les Etats nationaux de tout pouvoir économique et politique réel, pour ensuite les soumettre tous ensemble à un unique « poste de pilotage ». Et quand les partisans du souverainisme cherchent à désigner les responsables des dommages produits par le régime du capital, ils n’évoquent pas la classe bourgeoise dans son ensemble, mais ils s’acharnent sur quelques « grandes familles » ou quelques magnats du grand capital, comme les Rothschild ou les George Soros. Pour eux le « mondialisation » ne sert pas à attaquer l’internationalisme prolétarien mais est au service d’un « complot » – juif ou maçonnique, pourquoi pas ? – qui a pour but d’éradiquer les particularités culturelles nationales.
Qu’en est-il vraiment pour nous marxistes ? L’impérialisme en se diffusant sur toute la planète, standardise, connecte, étouffe et détruit, mais n’atteindra jamais l’état de super-impérialisme prédit par les souverainistes. Le capitalisme est en fait enfermé dans une contradiction qu’il ne peut pas surmonter : d’un côté le marché national est trop étroit pour son expansion, de l’autre la survenue de crises économiques inéluctables renvoie chaque bourgeoisie à ses limites nationales. Conflits guerriers sur les terres à partager, continuels changements d’alliance, guerres commerciales, voire une troisième guerre mondiale, tel sera le lot bourgeois sur le dos des masses.
Seul le prolétariat est une classe par nature internationale qui au travers de sa lutte unitaire dans tous les pays pourra déployer sa force extraordinaire, en renversant le régime pourri du Capital et en imposant sa dictature de classe. Laissons aux « souverainistes », de droite, de gauche, du centre, les délices artificiels de la patrie économique, les traditions culturelles postiches et le fétichisme de l’argent ! Aux prolétaires du monde entier de se mettre en route pour la société communiste !
1 Le Mouvement pour l’indépendance de l’Europe (MIE), fondé en 1968 par Georges Gorse, Robert Boulin, Pierre Messmer, Jacques Vendroux et Jean Foyer, serait en effet la plus ancienne association qui mériterait l’appellation de souverainiste en s’opposant à la fédéralisation de l’Union européenne.
2 Le gouvernement de Paolo Gentiloni dura de décembre 2016 à juin 2018. Il fut constitué après la démission de l’exécutif dirigé par le démocrate Mattéo Renzi après la victoire massive du non au référendum de décembre 2016 portant sur des modifications de la constitution italienne.
3 Il fut premier ministre et ministre de l’intérieur d’Italie en 1919-1920 et hostile aux groupes fascistes.
4 Le gouvernement de Matteo Renzi fait voter une réforme du marché du travail pour plus de « flexibilité », facilitant les licenciements.
5 Marx, 1850, « Les luttes de classe en France (1848-1850) » dans le chapitre I « République française ! Liberté ! Egalité ! Fraternité ».
6 Marx, 1871, « La guerre civile en France (La Commune de Paris de 1871) », chapitre IV.