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GILETS JAUNES À LA FRANÇAISE ET GUERRE DE CLASSES
Fin janvier 2019
Faisons le point sur le mouvement “ des gilets jaunes ” qui a démarré en France en octobre 2018. La crise économique au niveau mondial a en effet des conséquences sur les conditions de vie non seulement des travailleurs mais des petits entrepreneurs, des artisans et petits patrons et autres professions libérales. Et en France les mesures sociales prises par le gouvernement Macron à la suite des précédents ont donc concentré tous les mécontentements rassemblant différentes classes sociales dans une fronde anti-gouvernementale.
Le mouvement des “ coléreux ”, “ la France oubliée ”, à partir des réseaux sociaux, avait commencé dans le Périgord dès le début de l’année 2018 suite à la limitation de vitesse à 80 km/heure par le gouvernement de “ Paris ”, puis a pris de l’ampleur à la suite de l’augmentation des prix du carburant dès octobre. Grâce aux réseaux sociaux comme Facebook, les groupes locaux se multipliaient dans toute la France, principalement dans les zones périphériques aux grands centres urbains.
Le mouvement de contestation protéiforme et hétérogène s’emparait du symbole du gilet jaune, gilet de sécurité que tous les automobilistes doivent avoir pour se signaler efficacement en cas de panne : être vu, et désormais être entendu en se manifestant au niveau notamment des carrefours ou rond point de routes, avec des barrages filtrants ou bloquants, ce que certains journalistes ont qualifié de “ révolte des ronds points ”.
Facebook a permis de dresser la carte de ces groupes dont le nombre s’élevait à 300 début janvier ; le nombre d’adhérents et le nombre de commentaires a permis aux médias et surtout aux forces répressives de l’État bourgeois d’en faire une carte précise et d’identifier les groupes les plus importants, dont ceux “ nationaux ” et non plus locaux. Ainsi le géographe Hervé Le Bras réalise en novembre 2018 une carte de la France du pourcentage des gilets jaunes rapporté à la population à partir des chiffres fournis par le ministère de l’intérieur : la région île de France est parmi les moins pourvoyeuses de gilets jaunes, et les plus hauts pourcentages (1,8 à 6,8%) concernent des régions comme le Centre, l’Est et le Nord, le Sud de la Bretagne, le Sud Pyrénéen, dont certaines sont connues pour un taux d’abstention élevé lors des élections et un vote fort pour le parti de Marine Le Pen.
Les gilets jaunes ont quitté les ronds points pour manifester au niveau des cœurs des centres urbains, où se concentrent les “ richesses ” et le pouvoir, et les manifestations se déroulent chaque samedi depuis novembre. Le ministère de l’intérieur fournit les chiffres des manifestants qui de 288 000 en novembre ne seraient plus que 60 000 fin janvier 2019. Les organisateurs et certains syndicats de policiers en dénombre beaucoup plus.
Ce mouvement s’est initialement affirmé contre les partis politiques, les syndicats et les médias, dénoncés comme des pourvoyeurs de la politique du gouvernement ; il est donc non organisé centralement et se diversifie en de nombreux groupes aux revendications variées (la limitation à 80km/heure, l’obligation vaccinale, etc...) mais qui s’attaquent tous au gouvernement Macron, désigné comme le responsable de la non redistribution équitable des richesses nationales !
Ce mouvement de grogne est encore massivement soutenu par “ l’opinion ” et montre que des anonymes peuvent mobiliser davantage sur internet que des organisations structurées qu’elles soient politiques ou syndicales.
Et la crise économique touchant désormais toute la sphère terrestre, les mouvements de contestation plus ou moins importants s’emparent du symbole du gilet jaune dans un nombre incroyable de pays, jusqu’en Égypte où le gouvernement dictatorial, qui craint un nouveau mouvement prolétarien, a interdit la vente de ce vêtement !
Ainsi toutes les bourgeoisies internationales ont leurs regards tournés vers la France, dont les forces répressives et de maintien de l’ordre doivent s’organiser face à des mouvements non encadrés par les organisations “ consensuelles ”. Les manifestations tournent souvent à la petite guérilla entre des forces de police agressives utilisant des gaz lacrymogènes, des canons à eau et des lancement de balles de défense, et des manifestants plus ou moins violents, avec la construction de barricades, l’utilisation des cocktails Molotov, des incendies de voitures et de bâtiments, des pillages de magasins, incidents dans lesquels, aux côtés de gilets jaunes enragés, des troupes de “ casseurs ” plus professionnels sont infiltrés, que ce soit des groupes d’extrême gauche (les “ black blocks ”) ou d’extrême droite. Plus d’une centaine de lycées en France se sont mis aussi en mouvement et la répression policière y est particulièrement visible.
Comment la bourgeoisie française répond à cette guérilla “ jaune ” dispersée sur le territoire ?
Après la première guerre mondiale et les répressions de grèves par l’armée (Fourmies 1891), il s’agit désormais pour la bourgeoisie française de “ gérer démocratiquement les foules ”. Le préfet de Paris Lépine met en place de nouvelles méthodes, et le maintien de l’ordre en France est assuré par la garde républicaine mobile créée en 1921 (afin de ne plus utiliser l’armée), issue de la gendarmerie, et les CRS (Compagnies Républicaines de Sécurité) créées par De Gaulle en 1944 (rappelons que lors des grèves insurrectionnelles de 1947‑48, l’armée sera utilisée), et les corps urbains des policiers en uniforme et en civils (chargés des interpellations). L’ordre de dispersion doit être donné par le préfet ou le maire (autorité publique) mais les forces de l’ordre peuvent directement faire usage de la force s’ils sont la cible de violences.
Le maintien de l’ordre à la française est rationnellement conçu et a servi de modèle à d’autres nations : le droit à manifester est un acquis et la manifestation doit être déclarée à la préfecture ; pour les forces de l’ordre, il faut laisser se dérouler la manifestation tout en la contrôlant en agressant les sens mais pas les corps, en divisant les cortèges, en ménageant des portes de sortie aux manifestants.
Or dans les années 2000 ces techniques deviennent inadaptées en raison de la multiplication des manifestations “ spontanées ” (émeutes des banlieues françaises en 2005 ; les attentats de 2015 ; les manifestations contre la loi travail ; les rassemblements de nuit debout ; rencontre entre supporters lors de l’euro de football en 2016 ; la ZAD - zone à défendre - de 2018). Les techniques deviennent inadaptées quand les manifestations ne sont pas déclarées à la préfecture comme la loi l’exige, mais deviennent spontanées et que des troupes de “ casseurs ” bien organisées interviennent. Non seulement la négociation préalable n’est plus de mise, mais les manifestants sont très mobiles grâce aux téléphones mobiles et aux réseaux sociaux, et deviennent des groupes non homogènes ne défendant pas les mêmes causes mais qui s’unissent contre les forces de l’ordre.
Les procédures des forces de l’ordre sont graduées : 4 types : techniques de barrages fermes, petits bonds offensifs en lançant des grenades et la charge offensive et lanceurs d’eau pour dégager. L’ajout de forces policières en civil intervient pour les interpellations mais elles sont moins “ efficaces ” pour le maintien d’ordre. Le préfet peut aussi intervenir et ralentir les décisions des forces de l’ordre. Depuis 2016, la préfecture de police de Paris tente de faire évoluer ses techniques de maintien de l’ordre. Les services de renseignement sont mises à contribution, barrière de rue, protection des vitrines, etc.
Tous les observateurs sont d’accord sur le point que l’action répressive contre le mouvement des gilets jaunes est d’une ampleur considérable et, en termes de blessés, sans précédent depuis mai 1968 : ce n’est pas que les policiers soient plus violents mais leurs armes infligent des blessures plus graves que le simple bâton de l’époque. En effet l’utilisation des armes du maintien de l’ordre : grenades lacrymogènes, grenades de dés‑encerclement, fusils de lanceurs de balles de défense en caoutchouc ou LBD 40 (avec viseur électronique), tonfas (matraque de défense autorisée depuis 2000), bâtons télescopiques, ont connu des volumes historiques ahurissants ! Le flash‑ball a été introduit à la fin des années 1990 puis le lanceur de balles de défense ou LBD 40 lui a succédé dès 2007 à l’initiative du ministre de l’intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, qui en a augmenté les conditions d’utilisation ; elle est ainsi devenue une arme légitime dans les dispositifs de maintien de l’ordre vingt ans après son introduction.
Les violences policières contre les gilets jaunes a été plus importante que lors des manifestations contre la loi El Khomri de 2016 car les armes destinées à faire mal ont été utilisées plus massivement ; ceci a eu pour conséquence d’importantes blessures chez les manifestants, comme des énucléations, des fractures, des mains arrachées. Les effectifs des unités de CRS et des escadrons de gendarmerie, qui de plus ont baissé ces dernières années, ne suffisent plus face aux manifestations simultanées de gilets jaunes en différents endroits de la ville ou du pays, et le système répressif a fait appel à toutes les forces disponibles, des brigades équestres en passant par les brigades d’assistance aux sans‑abri, des agents des brigades anticriminalité et de la brigade de recherche et d’intervention (BRI). Les BRI disposent de flash‑ball, de la matraque télescopique, du tonfa et de l’arme à feu.
Un record de 1500 interpellations préventives (législation mise au point par le ministre de l’intérieur précédent Nicolas Sarkozy 2005‑2007) a été enregistré, et le premier ministre Edouard Philippe pour réconforter les Français hostiles au mouvement évoque 5600 personnes placées en gardes à vue, et 1000 condamnations depuis le 17 novembre.
Les manifestations qui se sont focalisées d’abord sur la vie chère en viennent unanimement à dénoncer désormais la violence du pouvoir.
Face à ce mouvement de contestation, le gouvernement a voulu offrir le subterfuge démocratique en ouvrant un “ grand débat national ” avec les élus locaux, les syndicats, les citoyens : des milliers de “ rencontres ” sont prévues. Seuls les syndicats CGT et Sud Unitaires ont refusé de participer aux “ conversations ” organisées par le gouvernement, la CFDT demeurant comme à son habitude l’interlocuteur de choix du gouvernement. Mais parallèlement à ce “ dialogue ” social, le premier ministre peaufine un texte de loi “ anti‑casseur ” !
Fin janvier 2019, on assiste ainsi à un éclatement “ politique ” du mouvement des gilets jaunes ; certains groupes veulent se présenter aux européennes, un autre aux élections municipales de 2020 et un autre rejoint l’appel lancé par la CGT pour une grève nationale illimitée, secteurs public et privé confondus pour le mardi 5 février 2019. Le thème est l’urgence sociale et les revendications concernent la hausse des salaires et des minimas sociaux tels le SMIC, une réforme de la fiscalité, la redistribution des richesses, la suppression des aides publiques aux entreprises. A la CGT se joignent d’autres syndicats – sauf la CFDT – ainsi que le Nouveau Parti Anticapitaliste NPA (trotskiste) et la France Insoumise de Mr Mélenchon (qui persiste à soutenir le gouvernement vénézuélien de Maduro !).
Dans ce mouvement de front de classe des gilets jaunes, le prolétariat, avec ses méthodes, ses organisations économiques, son parti et ses revendications de classe, ne s’est pas encore distinctement manifesté. Voyons ce qui sortira de l’intervention des centrales syndicales réformistes, pompiers désormais historiques de tout feu révolutionnaire !