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LA TACTIQUE DE L’INTERNATIONALE COMMUNISTE Presentation, 1970 |
Il y a deux points dont nous voudrions qu’ils soient bien clairs après la lecture des textes reproduits jusqu’ici et des commentaires et rappels historiques par lesquels nous les avons encadrés. En premier lieu, la ligne tactique que la Gauche opposa dès cette époque à l’Internationale devait permettre au parti d’affronter non seulement les phases de montée, mais aussi celles de déclin, ou du moins celles où le parti se concentre sur les tâches de préparation à une nouvelle avancée – l’éventualité de ces phases est prévue tout comme les directives à suivre pour agir en elles et sur elles – sans jamais perdre le fil qui unit indissolublement la théorie et la pratique, et sans jamais estomper à ses propres yeux ni a ceux des prolétaires les caractères distinctifs et les limites définissant son existence indépendante.
Alors comme aujourd’hui, cette ligne était tracée pour nous par les faits eux-mêmes, elle ne dépendait pas de la volonté et encore moins du libre-arbitre d’individus ou de groupes, fussent-ils les plus expérimentés et les plus sûrs du point de vue doctrinal. Cette ligne ne remplace pas et ne pourra jamais remplacer l’absence de conditions objectives favorables, elle n’empêchera pas non plus de nouveaux reflux, mais elle permettra au parti de ne pas se trouver désemparé et hésitant devant ceux-ci.
L’Internationale tendait de plus en plus au contraire à chercher dans les situations – évaluées le plus souvent à brève échéance – et dans leur succession capricieuse, des recettes permettant d’inverser les rapports de force de façon volontariste : elle rompait ainsi le lien entre action pratique et but final, et elle se privait de toute possibilité d’agir sur les situations en tant que volonté collective et facteur de l’histoire, montrant ainsi comment le volontarisme peut se changer en détermination mécaniste et enfin en capitulation, larvée ou ouverte, devant sa majesté le Fait.
En second lieu, et pour les mêmes raisons, la Gauche avertit l’Internationale qu’une fois engagée sur ce chemin tortueux, et à moins de s’arrêter à temps, elle devrait nécessairement dévaler toute la pente : un expédient en entraînerait un second, au besoin contraire du précédent ; en cas d’échec, on chercherait la responsabilité, puis la "faute", non dans la contradiction entre la nature même de cet expédient et le but final, mais dans sa "mauvaise" utilisation par tel individu ou par tel groupe ; on s’efforcerait anxieusement d’y remédier par de brusques virages et par des jugements sommaires de "chefs", sous-chefs et militants de base, minant ainsi les fondements même de cette discipline internationale, non formelle mais réelle, qu’on voulait pourtant à juste raison instaurer.
Le parti n’est pas une simple machine ni une armée passive, mais un organisme qui n’est pas seulement le facteur mais aussi le produit des événements historiques. C’est précisément pour cette raison que la tactique réagit sur l’organisme collectif qui la met en œuvre et le modifie lorsqu’elle ne concorde pas avec les bases programmatiques de cet organisme, dans sa structure, dans sa capacité d’agir, dans ses méthodes d’action et, à la longue, dans ses principes mêmes - quelles que soient la sincérité et l’ardeur avec lesquelles on cherche à les défendre.
Le cri d’alarme lancé avec de plus en plus d’insistance par la Gauche à partir de 1922 au sujet d’une rechute possible dans l’opportunisme, concernait (et c’est pour nous, surtout pour les jeunes militants, une autre leçon de première grandeur) un phénomène non subjectif mais objectif qu’on ne pouvait certes pas imputer aux bolcheviks ; son apparition ne peut, en effet, s’expliquer banalement par les "erreurs" de tel ou tel puisqu’au contraire chacun agit comme la voie prise lui impose d’agir ; d’autre part, dans l’impasse dramatique où se trouvait la révolution russe, isolée du reste du monde, ce n’était pas des bolcheviks qu’on pouvait attendre l’impulsion énergique permettant de "rectifier le tir", ou plutôt de "revenir aux origines", mais c’était l’Occident qui aurait dû la fournir aux bolcheviks (en fait elle ne vint que de notre voix, forte mais isolée). Nous n’avons jamais réclamé la tête de personne, pas même lorsqu’on a réclamé et obtenu la nôtre : nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour que les têtes et les bras se remettent au travail et pour qu’on retrouve cette unique voie révolutionnaire qui, pour nous, n’aurait jamais pu ou dû être remise en question.
L’histoire que nous évoquons ici pour qu’elle serve de leçon aux générations présentes et futures est donc un enchaînement inexorable de faits ; ce n’est pas une série de "faits divers" que nous exploiterions pour nous parer de mérites personnels et mettre à notre tour au pilori les victimes inconscientes - et indiscutablement de bonne foi - d’une méthode erronée et d’une accumulation de conditions défavorables. Nous ne voulons pas tomber, et on doit nous donner acte que nous ne l’avons pas fait, dans le jeu infernal des oppositions d’individus, dans lequel Trotski se laissera entraîner après 1927 par son indignation plus que légitime à l’égard du stalinisme. Nous défendons le marxisme, et non la propriété intellectuelle de qui que ce soit ; nous condamnons une déviation avec ses conséquences inéluctables, et non un homme mis sur la sellette pour la douteuse satisfaction du juge et le plaisir morbide du parterre.
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Cet enchaînement de faits peut être retracé plus brièvement maintenant que nous en avons vu les premiers maillons.
Le premier Exécutif Elargi de l’Internationale (24 février-4 mars 1922) confirme les "Thèses sur le front unique prolétarien" de décembre 1921, en chargeant le Présidium « d’établir, en collaboration avec les délégations de toutes les sections les plus importantes, les mesures immédiates qui doivent être appliquées dans les différents pays pour l’exécution de la tactique qui a été décidée et qui, il va sans dire, doit être adaptée à la situation de chaque pays », non sans mettre en garde cependant les partis contre les dangers d’une application trop étendue et trop hâtive de cette tactique. Il en donne, en outre, un premier exemple à l’échelle mondiale en déclarant : « L’Internationale Communiste maintient dans son intégralité sa conception fondamentale des tâches de la classe ouvrière dans la situation révolutionnaire actuelle » ; elle proclame que « seule la dictature du prolétariat et le système soviétique peuvent libérer le monde de l’anarchie capitaliste ; mais elle estime également que le chemin qui mène à la lutte finale passe par la lutte des masses ouvrières unies contre les attaques de la classe capitaliste ; elle est donc prête à participer à une conférence internationale qui se mettrait au service des actions unies du prolétariat » ; elle accepte par conséquent la proposition de l’Internationale "Deux et demie" pour une conférence des trois Internationales organisant la défense contre l’offensive capitaliste et contre la réaction, et propose d’étendre l’invitation à « toutes les confédérations et associations syndicales aussi bien nationales qu’internationales » de façon à élever la conférence au niveau d’un « congrès ouvrier mondial » pour la défense de la classe laborieuse contre le capital international.
La délégation italienne défend ce principe, toujours proclamé par le parti, que toute proposition et tout accord de front unique doivent se faire entre organisations économiques sans atteindre le seuil d’un accord entre partis ; elle invoque une action générale du prolétariat et une unification croissante des luttes, en les opposant à "l’unité formelle" des accords politiques ; elle met sévèrement en garde contre une déformation entachant la nature même des partis communistes [1] ; et enfin elle repousse le projet d’adhésion de l’Internationale à une conférence à trois, en proposant de la remplacer par une rencontre entre « les organisations syndicales de toutes nuances », sous réserve qu’on y admette « une représentation proportionnelle de tous leurs courants politiques ». Cette motion présentée avec l’appui – douteux, hélas! – des délégations française et espagnole, est repoussée à une large majorité (bien que de nombreuses délégation aient fait de fortes réserves sur la possibilité d’appliquer dans leur pays la tactique préconisée par l’Exécutif), et ses auteurs se soumettent à l’impératif de la discipline internationale [2].
Déjà cependant, à l’Exécutif Elargi de février-mars, un nouveau mot d’ordre avait fait son apparition, inspiré de certaines initiatives prises par le parti allemand : celui du "gouvernement ouvrier". La formule ne fut pas précisée davantage dans le cadre de l’Internationale, mais il était notoire que certaines sections (avant tout la section allemande) la comprenaient ouvertement dans le sens d’une combinaison parlementaire de "transition" vers l’assaut révolutionnaire du pouvoir, après la première étape, déjà expérimentée, de l’appui "de l’extérieur" à d’éventuels gouvernements social-démocrates [3].
Ce n’est pas un pas en avant, mais un très grave pas en arrière qui s’annonce : du plan des rapports entre les partis, le front unique politique risque d’être transposé sur le plan des rapports avec l’Etat, terrain spécifique de notre opposition permanente et totale. Le délégué allemand au Congrès de Rome du P.C. d’Italie parle sans fard d’un "gouvernement ouvrier" (c’est-à-dire social-démocrate), comme d’un éventuel "gouvernement anti-bourgeois" à soutenir non seulement sur le terrain parlementaire, mais même, au besoin, en participant à une coalition ministérielle (tout en sauvegardant... l’indépendance du parti). Bordiga répond très durement, au nom de l’Exécutif du P.C. d’Italie, au sujet du front unique : « Si, sur le plan politique, nous nous refusions à serrer la main des Noske et des Scheidemann, ce n’est pas parce que ces mains sont souillées du sang de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht, mais parce que nous savons bien que si, dans l’immédiat après-guerre, les communistes avaient refusé de serrer ces mains-là, le mouvement révolutionnaire du prolétariat en Allemagne aurait très probablement déjà vaincu ».
Pour ce qui est du "gouvernement ouvrier" : « Nous demandons : pourquoi veut-on s’allier avec les social-démocrates? Pour faire les seules choses qu’ils savent, peuvent et veulent faire, ou bien pour leur demander de faire ce qu’ils ne savent, ne peuvent, ni ne veulent faire? Veut-on que nous disions aux social-démocrates que nous sommes prêts à collaborer avec eux, même au parlement et même dans ce gouvernement qu’on a baptisé "ouvrier"? Dans ce cas, c’est-à-dire si l’on nous demande d’élaborer au nom du parti communiste un projet de gouvernement ouvrier auquel devraient participer des communistes et des socialistes, et de présenter ce gouvernement aux masses comme un "gouvernement anti-bourgeois", nous répondrons, en prenant l’entière responsabilité de notre réponse, qu’une telle attitude s’oppose à tous les principes fondamentaux du communisme. Accepter cette formule politique, signifirait, en effet, tout simplement déchirer notre drapeau, sur lequel il est écrit : il n’existe pas de gouvernement prolétarien qui ne soit constitué sur la base de la victoire révolutionnaire du prolétariat » [4].
La majorité de gauche de la délégation italienne au 2e Exécutif Elargi de l’Internationale (7-11 juin 1922) se fait l’interprète de l’inquiétude suscitée dans le parti par ce tournant encore peu dessiné, mais lourd de menaces. Il n’existe pas de compte rendu sténographique imprimé de cet Exécutif Elargi, mais on peut lire les documents se rapportant à la question italienne dans le n° 6 (mars 1924) de Stato operaio où ils ont été publiés avec d’autres documents, pendant la période de préparation de la conférence nationale de Côme. Au cours de la réunion, comme dans la "résolution confidentielle" sur la question italienne [5], Zinoviev, insistant sur la nécessité d’appliquer rapidement le mot d’ordre du "gouvernement ouvrier", précise : « Il va de soi que la notion de gouvernement ouvrier ne doit en aucun cas être considérée comme une combinaison parlementaire, mais comme la mobilisation révolutionnaire de tous les ouvriers pour le renversement de la domination bourgeoise » ; il s’agit, comme on le dit alors et comme on le répétera par la suite, d’un "synonyme de la dictature du prolétariat", quelque chose comme le mot d’ordre bolchevik : "tout le pouvoir aux Soviets", entre avril et septembre 1917.
Après un exposé approfondi sur l’activité du Parti Communiste d’Italie depuis sa constitution, l’Exécutif lui-même doit reconnaître que « aucun conflit d’organisation et de discipline ne s’est jamais produit entre le parti et l’Internationale » et que « les comités locaux d’ouvriers de tous les partis ou sans parti » ont déjà été constitués (comme le déclare loyalement Graziadei au nom de la minorité) sur l’initiative du parti lui-même : ce sont les comités de cette "Alliance du Travail", que le parti avait été le premier à proposer et à constituer, dès le mois d’août de l’année précédente, et dont il est devenu la vraie force motrice.
Réagissant à des appréciations trop optimistes et indubitablement inexactes de la situation objective, la majorité du parti italien [6] s’efforce d’enlever au mot d’ordre de "gouvernement ouvrier" (qu’elle subit sans conviction, et avec les réserves indispensables) tout caractère de volontarisme abstrait, tout en évitant soigneusement de l’interpréter dans le sens d’un accord parlementaire.
L’Internationale exigeant qu’on fixe une date précise (le 15 juillet), la délégation précise que « le moment où le mot d’ordre devra être lancé devra correspondre à un tournant concret de la situation, du point de vue des objectifs réels comme de la réalisation complète des mouvements d’ensemble du parti ; ce tournant pourra consister dans la réalisation d’une grève générale provoquée par un épisode marquant de l’offensive bourgeoise, ou dans la convocation d’un congrès national de l’Alliance du Travail, comme aboutissement de la campagne menée depuis longtemps par le parti communiste ».
A propos des critiques adressées aux Thèses de Rome [7], la délégation rappelle, qu’elle y a « défini une conception de la tactique communiste en général, et de son application au front unique en particulier, dans un tableau précis et complet, où l’application de la tactique du front unique a une valeur et des buts nettement politiques et vise à intensifier l’influence du parti dans la lutte politique. Ces thèses définissent la tâche du parti communiste dans l’ensemble du mouvement ; il s’agit d’éviter la coalition avec d’autres partis politiques comme base d’un organe commun de direction de la lutte prolétarienne, mais sans diminuer le moins du monde l’importance de cette tâche et les caractères politiques de la lutte ». Elle ajoute : « La majorité du Parti Communiste d’Italie nie avoir eu des hésitations sur l’orientation de la tactique du parti et s’en être tenue à des demi-mesures ; elle a toujours saisi au contraire un plan bien précis à la seule fin d’exploiter le plus possible la situation concrète pour lutter contre les socialistes et tous les autres adversaires du parti et de l’Internationale. Elle ne nie évidemment pas qu ’elle ait pu commettre des erreurs, et ne conteste pas à l’Internationale Communiste le droit d’exiger toute modification de la tactique du parti, selon les résolutions de la majorité de ces organes suprêmes, et sous leur responsabilité ».
Enfin, contre les jugements hâtifs sur une prétendue "instabilité" du gouvernement bourgeois en Italie, elle ajoute : « Les événements qui ont eu pour théâtre le parlement ne doivent pas nous inciter à conclure que la classe dominante italienne ne dispose pas d’un appareil d’Etat solide et prêt à engager une formidable lutte contre-révolutionnaire avec l’appui des bandes irrégulières fascistes. Il faut également évaluer à sa juste importance le danger représenté par le jeu combiné de la politique des réformistes d’une part, des serratiens et autres groupes faussement révolutionnaires de l’autre. Avec leur campagne de tolstoïsme et de critique défaitiste du "militarisme rouge", les uns et les autres empêchent la réorganisation révolutionnaire de l’avant-garde prolétarienne. Alors que les premiers tendent à passer un compromis avec la bourgeoisie, les seconds couvrent leur trahison par une démagogie qui détourne le prolétariat de ses véritables tâches. Nous devons prévoir les effets de ces influences qui pourraient donner à l’action prolétarienne qui approche une issue non souhaitée, alors que les communistes tendent à faire de cette action une étape vers l’élévation du niveau de préparation idéologique et matérielle de la classe ouvrière pour la lutte finale révolutionnaire » [8].
1er août 1922. Notre amère prévision se trouve, hélas, confirmée. A l’apogée d’une violente bataille défensive menée sur tous les fronts par le prolétariat italien, l’Alliance du Travail décide de proclamer une grève générale. Les réformistes n’y voient cependant qu’un moyen de pression pour résoudre la crise gouvernementale dans le sens d’une coalition entre libéraux et social-démocrates (quelques jours plus tôt, le chef de l’aile réformiste, Turati, avait été reçu au Palais du Quirinal), tandis que les prolétaires en général, et les communistes en particulier, ressentent la nécessité de répondre à l’offensive de grande envergure menée par les fascistes avec la connivence du pouvoir... La C.G.L. est si peu sûre de sa propre politique, et surtout de sa propre capacité de contrôle sur les masses, que le mot d’ordre "secret" de grève générale est rendu public dans un organe syndical dirigé par les social-démocrates, Il Lavoro, ce qui permet à l’Etat et aux chemises noires d’entrer en action au bon moment. Quant à la grève, elle est suspendue après 24 heures, alors que les masses se sont mobilisées sans aucune défection et qu’elles continueront à se battre avec un courage magnifique contre les forces de la répression : tantôt (comme à Bari, où il faudra l’intervention de la marine pour "reconquérir la vieille ville"), elles ne céderont qu’à la supériorité écrasante du nombre, tantôt (comme à Parme) elles repousseront avec éclat, après un véritable siège, les arrogantes bandes fascistes, beaucoup plus nombreuses et mieux équipées [9].
Comme on sait, c’est d’août 1922 que date la véritable "passation de pouvoirs" des mains des libéraux à celles des fascistes : ceux-ci n’auront plus, pour prendre le pouvoir, qu’à faire un petit... voyage en wagon-lit sur le fond héroï-comique d’une "marche sur Rome" d’opérette.
Cependant, les réformistes tirent de l’échec voulu et préparé de la grève d’août une confirmation apparemment mélancolique, mais secrètement exultante : « Nous sortons de cette épreuve battus à plate couture... cette grève a été notre bataille de Caporetto » ; tandis que les maximalistes, fermant les yeux sur le sabotage évident de la grève par la droite social-démocrate, ne sont pas capables de faire autre chose que d’inviter les prolétaires démoralisés et dispersés à marquer une pause de "recueillement" pour « corriger les erreurs ( !!!), rectifier le front, perfectionner( !!!) l’instrument de la lutte » en vue de nouvelles batailles que la "fureur ennemie" prépare, et des nouvelles "preuves d’abnégation et de sacrifice" qu’elle requiert - le premier de celles-ci n’étant rien de moins que « la résistance sur les positions conquises dans l’administration publique » !!!
Malgré tout cela, par une inexorable force d’inertie, l’Internationale insiste (elle insiste même de plus en plus) pour une action de récupération du Parti Socialiste Italien. Aussi, en toute logique, prend-elle au sérieux la comédie de la scission socialiste qui se produit enfin au congrès de Rome (1er-3 octobre 1922) à la quasi égalité des voix de part et d’autre, et la comédie plus ignoble encore d’une nouvelle demande d’adhésion à l’Internationale Communiste de la part de l’aile majoritaire du parti socialiste.
En réalité, les prolétaires italiens avaient démontré qu’ils se regroupaient toujours plus autour du Parti Communiste d’Italie dans la lutte contre le fascisme et pour la défense de leurs conditions de vie et de travail [10]; et le parti lui-même, après la grève et ses séquelles meurtrières, leur avait lancé le 19 août un appel qui n’avait rien de rhétorique mais était nourri de propositions pratiques et de directives précises. Il s’agissait de réorganiser les forces détruites et dispersées du prolétariat autour d’une Alliance du Travail nouvelle et renforcée s’articulant en un réseau efficace de comités locaux et centralisée en un « organe directeur suprême, élu par un congrès national de l’Alliance selon les modalités répondant aux nécessités de la situation ». Le prolétariat devait se préparer à utiliser à nouveau l’arme de la « mobilisation simultanée de toutes ses forces, dans la convergence de tous les conflits que l’offensive bourgeoise continuera implacablement à susciter sur le terrain des luttes syndicales, comme dans la guérilla quotidienne contre le fascisme » [11]. Ainsi, loin d’inviter les prolétaires à désarmer, le parti leur lançait un mot d’ordre viril et anti-démagogique qui était un engagement au combat : « La lutte continue! » (Il Comunista du 8 août 1922). Cependant, l’initiative d’un congrès des gauches syndicales prenait corps, et l’invitation faite aux prolétaires encore liés au vieux parti réformiste de rompre avec le parti de la défaite et de se ranger dans le camp du parti révolutionnaire de classe obtenait des succès.
Mais en même temps ces prolétaires voyaient l’Internationale hésiter entre le P.S.I., qui venait de se mutiler uniquement par ruse, et qu’elle courtisait même financièrement, et l’unique parti communiste, le parti de Livourne auquel elle accordait un soutien inconfortable et presque réticent – mais pas plus qu’un soutien – d’où des réactions de désarroi, de dégoût et d’amertume [12] dont on ne pourra jamais évaluer toute l’influence sur la débâcle finale [13].
Mais il y avait pire. En France, s’accumulaient les symptômes d’un énième virage à droite du P.C.F. (dont le char était tiraillé dans tous les sens par au moins cinq chevaux) et d’une transposition des tactiques du front unique et du gouvernement ouvrier sur le plan des combinaisons électorales ne fût-ce qu’à l’ échelle municipale ou cantonale.
En Allemagne, la progression vers des positions pour le moins douteuses et conciliatrices avait fait des pas de géant : exténuantes négociations avec la social-démocratie pour une manifestation commune, tombée à l’eau par la suite, à l’enterrement du ministre bourgeois Rathenau, assassiné en juin 1922 par la droite nationaliste ; finalement manifestation isolée du parti au cri de "République! République!" [14] : nette prédominance, dans les organes directeurs, d’une interprétation du "gouvernement ouvrier" qui trouvera son expression de "gauche" ( !!) à la conférence de Leipzig de janvier 1923, (« ni dictature du prolétariat, ni passage pacifique et parlementaire au socialisme mais tentative de la classe ouvrière, dans le cadre et, au début, avec les moyens de la démocratie bourgeoise, d’exercer une politique ouvrière avec l’appui d’organisations prolétariennes et de mouvements de masses prolétariennes ») mais qui, dans sa formulation de droite (comme celle de Graziadei ou de Radek au IV Congrès de l’Internationale), avait une allure ouvertement parlementariste et ministérialiste. Et nous laissons de côté d’autres errements analogues et tout aussi scandaleux, comme ceux du parti tchécoslovaque ou autres.
Notre cri d’alarme n’était donc que trop justifié ; et le plus grave était que les oscillations et les dégringolades des partis les plus importants de l’Europe occidentale se reflétaient dans la politique de la direction du Komintern et la conditionnaient.
Seul l’optimisme officiel masquait ces tâtonnements et cette confusion en faisant état des succès numériques obtenus sur le terrain parlementaire et sur celui de l’organisation entendue au sens statistique. C’est dans cette atmosphère que se réunit le IV Congrès de l’Internationale Communiste (5 novembre-5 décembre 1922), tandis qu’en Italie le fascisme achevait déjà son ascension : une ascension pacifique, légale, et bénie par les pères tutélaires de la démocratie, sur les cendres d’une résistance prolétarienne acharnée et sans merci.
Pour la première fois, les délégations réunies à Moscou représentent vraiment le monde entier. Mais au-delà de cet aspect qui souligne la puissante force d’attraction de l’Internationale révolutionnaire, la discussion – qui se traîne pendant un mois entier – révèle la fragilité intrinsèque du puissant édifice. Mis à part le bref discours de Lénine, qui se relève à peine de maladie, le splendide bilan de Trotski sur la N.E.P. et les perspectives de la révolution mondiale, le premier grand rapport de Bordiga sur le fascisme, et le rapport de Boukharine sur le programme de l’Internationale, qui élèvent le débat au niveau des grandes synthèses et des formulations de principe, le Congrès tâtonne péniblement à la recherche d’une définition univoque et d’une délimitation des évolutions tactiques les plus récentes, dans les pays de capitalisme avancé comme dans les pays encore coloniaux ou semi-coloniaux (paradoxalement, le problème des limites de la tactique est repris par nos contradicteurs, qui ne dépassent pas toutefois, le cadre d’ une casuistique compliquée et fort peu éclairante).
Dès les premières interventions, il apparaît que le mot d’ordre de front unique a donné lieu non seulement à plusieurs interprétations erronées, mais à de véritables déviations de principe : il est même nécessaire de rappeler aux délégués des partis mondiaux que tout retour à l’"unité" avec la social-démocratie est à jamais exclu ! Mais à peine le spectre a-t-il été chassé par la porte, qu’il rentre par la fenêtre du "gouvernement ouvrier". La manière d’interpréter et de réaliser ce mot d’ordre, soudainement et imprudemment lancé sous sa forme la plus vague, révèle dès l’abord la plus grande confusion. Si Zinoviev considère ce mythique "gouvernement ouvrier" comme une éventualité tout à fait exceptionnelle et quasi improbable, certains l’envisagent comme une possibilité conditionnée, d’autres enfin y voient de façon agnostique, un événement réalisable, ou non réalisable, même sur le plan parlementaire, selon la position que la social-démocratie prendra dans les mois à venir et que nul ne peut prévoir. Ainsi, Radek, qui soutient justement cette thèse sous sa forme la plus extrême, n’hésite pas à réviser le jugement porté sur le rôle historique du réformisme et considéré jusque-là comme définitif. Et on en est réduit à entendre un représentant aussi qualifié du Présidium déclarer à la tribune que la social-démocratie, si elle a bien massacré les spartakistes et étranglé la révolution allemande, nous a quand même, bon gré mal gré, fait le plaisir de nous "libérer" du Kaiser !!!
Quoi qu’il en soit, les thèses (votées à l’unanimité moins une seule abstention, celle du parti italien) prouvent une chose : c’est que le mot d’ordre du "Gouvernement ouvrier » n’est plus présenté comme un substitut – acceptable seulement dans des circonstances données – de l’expression classique de dictature du prolétariat. Celle-ci, qui seule mérite véritablement le nom de "gouvernement ouvrier", est le dernier degré, le sommet idéal – si l’on peut dire – d’une série ascendante de formes certes, imparfaites, mais pouvant être envisagées comme des tremplins permettant d’atteindre ensuite cette étape suprême. Gouvernement "ouvrier" à participation communiste (subordonnée à l’engagement d’armer les prolétaires, de désarmer les organisations contre-révolutionnaires, d’introduire le contrôle de la production, et de faire peser presque toute la charge fiscale sur le dos de la bourgeoisie) ; gouvernement "d’ouvriers et de paysans pauvres", sans autre précision, tel qu’il pourrait s’en former dans les Balkans ; gouvernements "en apparence ouvriers", comme le gouvernement "ouvrier"... libéral existant en Australie, et peut-être imminent en Angleterre, ou comme le gouvernement "ouvrier"... purement social-démocrate déjà réalisé ou en cours de réalisation en Allemagne.
Ces derniers types – dit-on – ne sont pas "révolutionnaires" mais ils peuvent dans certaines circonstances « contribuer à précipiter le processus de décomposition du régime bourgeois » (la social-démocratie n’est donc plus l’instrument de conservation du régime bourgeois, mais peut être un ferment de dissolution de ce régime!), et les communistes, s’ils doivent démasquer le véritable caractère des "faux" ( !!!) gouvernements ouvriers de ce type, sont cependant prêts « à les soutenir sous certaines garanties et, naturellement, dans la mesure où ils expriment et défendent les intérêts des travailleurs » ( !!!) ; les deux premiers types « ne signifient pas encore la dictature du prolétariat : ils ne constituent même pas une forme de transition historiquement inévitable vers la dictature, mais ils représentent, là où et quand ils se constituent, un point de départ important pour la conquête de la dictature par la lutte ».
Les thèses ajoutent : « Un gouvernement ouvrier n’est possible que s’il naît de la lutte des masses elles-mêmes, s’il s’appuie sur des organes ouvriers aptes au combat et créés par les couches les plus vastes des masses prolétariennes opprimées. Un gouvernement ouvrier résultant d’une combinaison parlementaire, et donc d’origine purement parlementaire, peut aussi fournir l’occasion de ranimer le mouvement ouvrier révolutionnaire. Mais il va de soi que la naissance d’un véritable gouvernement ouvrier et le maintien d’un gouvernement faisant une politique révolutionnaire doivent déclencher les luttes les plus acharnées et éventuellement ( !) la guerre civile contre la bourgeoisie. La seule tentative du prolétariat de constituer ce gouvernement ouvrier se heurtera d’ailleurs dès le début à la résistance la plus acharnée de la bourgeoisie. Le mot d’ordre du gouvernement ouvrier est donc apte à unir le prolétariat et à déchaîner des luttes révolutionnaires ». Quant aux "garanties", les voici : « La participation à un gouvernement ouvrier ne peut avoir lieu qu’avec l’approbation de l’Internationale Communiste ; les membres communistes du gouvernement ouvrier doivent rester soumis au contrôle le plus strict du parti... [et rester] en contact étroit et direct avec les organisations du prolétariat : le parti communiste doit absolument maintenir sa physionomie et l’indépendance complète de son agitation » [15].
Mais en fait, dans cette vaste construction, ciselée avec une minutie juridique, dans un esprit constitutionnaliste qui rappelle la théorie bourgeoise classique des "freins et des contre-poids", tout est perdu : l’indépendance réelle du parti, qu’on ne peut lui demander de conserver alors même qu’il abandonne les postulats qui impliquaient sa scission irrévocable d’avec les partis à jamais classés au nombre des forces contre-révolutionnaires ; le rejet marxiste de solutions intermédiaires entre dictature de la bourgeoisie et dictature du prolétariat ; les bases mêmes du "parlementarisme révolutionnaire", qui est un instrument de subversion des institutions représentatives bourgeoises, ou n’est rien ; enfin, implicitement, la notion même de l’État.
Du même coup, c’est le fondement d’une discipline internationale non factice, non mécanique, non basée sur l’exégèse des articles d’un code civil ou pénal, qui saute ; cette discipline organique est remplacée par une discipline formelle imposée par un organe à la lois délibératif et exécutif, dont on admet a priori qu’il est capable de maintenir le fil de la continuité théorique, pratique et organisationnelle à travers le jeu compliqué et imprévisible des manœuvres, en vertu d’une immunisation supposée permanente.
Quand on se met par malheur à poser le problème des "garanties", il est inévitable que surgisse la question : qui gardera les gardiens ? De deux choses l’une : ou bien la direction et la "base" sont unies par un lien commun et supérieur (qui ne peut être que le programme invariant et impératif pour tous) ou bien on voit nécessairement renaître tout l’appareil judiciaire des tribunaux de première, seconde et troisième instances, avec toute la troupe des avocats, des ministères publics et, naturellement, des professeurs de droit constitutionnel : et cet appareil n’est pas une entité métaphysique ; c’est la superstructure de l’organisme qu’il devrait théoriquement contrôler et juger : le juge et l’accusé sont une seule et même personne. Il ne reste donc plus qu’à le soumettre lui aussi à l’autorité suprême : non pas celle du bon dieu (qui, jusqu’ici du moins, est exclu), mais du policier, puis du commissaire, et enfin du maréchal.
La discipline est le produit de l’homogénéité programmatique et de la continuité pratique. Introduisez la variable indépendante de l’improvisation : vous aurez beau l’entourer de clauses limitatives, au terme du processus il n’y aura plus que le knout, ou, si vous préférez, Staline.
Voilà, en d’autres termes, ce que dirent dans leurs interventions passionnées les représentants de la majorité du parti italien, qui était à l’époque entièrement de gauche [16]. Et puisque les paroles passent, les écrits restent, ils formulèrent les thèses que nous reproduisons ci-dessous, et qui représentent la tentative désespérée de remettre de l’ordre dans la théorie et donc dans l’action pratique, et d’isoler le noyau saindes formulations issues des alambics moscovites, en les débarrassant de leur gangue malsaine. Les "thèses sur la tactique" présentées au IV puis au V Congrès de l’Internationale (les deux textes sont pratiquement identiques) seront renvoyées à des discussions ultérieures ; la "discipline" se chargera de les mettre définitivement au rebut.
[1] Un des délégués s’écrie : « Nous préparons-nous à sacrifier, au nom de la conquête des masses, les principes auxquels nous devons notre existence ? Il est possible selon nous de conquérir les masses par les moyens suggérés par l’Exécutif ; mais il n’y aura plus de partis communistes, il n’y aura plus que des partis qui ressembleront comme deux gouttes d’eau aux vieux partis socialistes ». Que le P.C. italien ait finalement connu un tel sort et que ce même délégué en fasse aujourd’hui partie, n’est qu’une preuve supplémentaire de l’impersonnalité des processus historiques.
[2] En fait la conférence eut lieu à Berlin au début du mois d’avril 1922 et consista en un violent duel oratoire entre le caustique Radek et les pires canailles du réformisme international, qui avaient bien autre chose en vue qu’une "action commune pour la défense du prolétariat contre le capital". L’accord fut "payé trop cher", comme l’écrira Lénine à propos des concessions faites par la délégation russe sur la procédure du procès contre les socialistes-révolutionnaires. Il prévoyait la convocation à brève échéance d’un "congrès ouvrier mondial" que l’Internationale Communiste annonça aussitôt dans une manifeste aux prolétaires de tous les pays, mais qui ne vit jamais le jour. Les deux Internationales jaunes s’empressèrent d’ailleurs de violer l’accord : elles ne participèrent à aucune des manifestations "communes" prévues et elles fusionnèrent peu après, montrant ainsi à quelle "unité" elles avaient aspiré en fait ! L’effet produit fut désastreux, en particulier en Italie, où les manifestations contre l’Internationale syndicale jaune d’Amsterdam réunie en congrès à Rome, déjà prévues et organisées par le parti, durent être suspendues à cause des décisions de Berlin.
[3] Thalheimer, représentant du parti communiste allemand (KPD), dira à l’Exécutif Elargi de février-mars : « La situation en Saxe et peut-être en Thüringe est telle que les majoritaires seraient volontiers disposés à entrer dans un gouvernement bourgeois de coalition, et la seule chose qui les retienne est précisément l’appui que nous donnons au gouvernement des majoritaires et des indépendants ». Bel exemple de théorisation du "meilleur gouvernement" : la coalition ministérielle des Noske - Scheidemann - Haase, les bourreaux des mouvements révolutionnaires d’octobre-décembre 1919, tendrement parrainés par "nous", et ainsi empêchés de se démasquer devant les masses !
[4] Il Comunista, 26 mars 1922.
[5] Voir Stato operaio, 13 mars 1924.
[6] Majorité dont Gramsci, qui ne manifeste encore à l’époque aucun désaccord avec la direction de gauche, fait inconditionnellement partie aux côtés de Bordiga.
[7] L’orientation désormais nettement prise par le Komintern aveugle à ce point ses dirigeants, que dans les observations du Présidium sur les Thèses de Rome sur la tactique du PCI, publiées le 22 juillet 1922 (reproduites dans le numéro du 24 avril 1924 de Stato operaio), on lance contre nous les accusations les plus absurdes. Non seulement on nous accuse (comme à l’ordinaire) de doctrinarisme, de sectarisme, d’infantilisme, mais un texte comme celui que nous avons cité plus haut et qui indique avec une extrême précision les différentes éventualités de la situation pour permettre au parti de ne pas les "subir de façon éclectique", est interprété comme une nouvelle version de la "théorie de l’offensive"! Un texte qui prône le front unique syndical et exclut le front unique politique précisément pour sauvegarder le caractère et la fonction propres du parti et qui d’autre part définit le front unique syndical comme un moyen d’imprégner les organismes économiques de l’idéologie du parti et de les soumettre à sa direction politique, est repoussé comme ayant "un fond syndicaliste" ! La lettre invite donc le parti à « lutter pour la dissolution du Parlement afin d’instaurer un gouvernement ouvrier » et à proposer à cette fin « un bloc avec le parti social-démocrate », en le soutenant dans la mesure où il « défend ( !!!) les intérêts de la classe ouvrière » : un mois après le 2e Exécutif Elargi, voilà ce qu’est devenu le « synonyme de la dictature du prolétariat » !
[8] Pour les raisons déjà indiquées, nous sommes obligés de centrer le problème sur la "question italienne", mais il est clair qu’il s’agissait pour nous de passer de celle-ci à une interprétation internationale bien précise et sans équivoque possible, de la nouvelle tactique.
[9] On trouvera le récit détaillé de la lutte syndicale et militaire contre l’offensive fasciste dans la première moitié de 1922, au moment crucial d’août 1922 et au cours des mois suivants, ainsi que l’action défaitiste menée par les social-démocrates sous le paravent classique d’un "extrémisme" maximaliste de façade, dans les numéros 45 à 48-49 de notre ancienne revue théorique internationale Programme Communiste. ("Le Parti Communiste d’Italie face à l’offensive fasciste"). On remarquera que la puissante C.G.L. dut s’adresser au réseau clandestin du Parti Communiste d’Italie pour donner en code les consignes de grève du 1er août !
[10] Il est significatif que dans cette période d’offensive acharnée du patronat, les motions communistes obtiennent un nombre de suffrages stable ou croissant dans tous les congrès et conférences de la C.G.L. et de la F.I.O.M. (Fédération de la métallurgie), malgré les truquages électoraux dont les bonzes étaient et sont encore spécialistes, alors que les motions socialistes voient le nombre de leurs suffrages diminuer. Nous étions donc parfaitement en règle pour ce qui est de la "conquête de la majorité", mais nous l’étions surtout pour ce qui est de notre influence réelle, comme le montrent les innombrables épisodes de grèves, d’agitations, de batailles rangées qui se déroulèrent sous la direction matérielle du parti et de son "bras séculier", les groupes communistes syndicaux ou d’usine.
[11] Manifeste du 19 août 1922, Pour le programme de lutte du prolétariat.
[12] S’il était besoin de témoignages "non suspects", qu’on lise le rapport de Terracini au Comité Central du 10-11 septembre 1922 (Annali Feltrinelli, 1966, p. 128) et ses lettres du 8 mars 1923 à l’Internationale Communiste (dans La formazione del gruppo dirigente del P.C. de P. Togliatti, p. 45-50). Les livres récents de J. Humbert Droz confirment d’autre part que la fraction du P.S.I. favorable à l’Internationale (celle des "terzinternazionalisti" ou "terzini") était financée dès 1922 par le Komintern en tant qu’instrument de noyautage du P.S.I.,et ensuite comme candidat à la fusion avec le PC. d’Italie.
[13] Nous ne ferons que survoler la suite de la déplorable tentative de récupération du P.S.I. après la scission d’avec la "droite social- démocrate" (P.S.I.U.). Nouvelles tractations en vue de la fusion avec le P.C.d’ Italie au IV Congrès de l’Internationale sur la base de 14 conditions ; réaction immédiate de la majorité du P.S.I. en Italie qui, par la plume de Nenni dans, proteste contre la "liquidation" du parti dans les décisions de l’I.C., formation de "comités pour la fusion" qui, en l’occurrence, restent sur le papier, nouveau congrès du P.S.I. à Milan du 15 au 17 avril 1923 et victoire des adversaires de la fusion à l’enseigne du "Comité de défense socialiste" ; nouvelles approches à la suite du 3° Exécutif Elargi de l’Internationale (juin 1923) et, devant un nouveau refus de la direction du P.S.I., constitution de la fraction, avec l’appui du Komintern ; ultime invitation non seulement au P.S.I., mais au P.S.I.U., pour un bloc d’"unité prolétarienne" aux élections d’avril 1924, acceptée uniquement par les "terzinternazionalisti" ; enfin, entrée de ceux- ci (c’est-à-dire d’une organisation exiguë numériquement, plus que douteuse politiquement, qui ne se maintenait en vie que grâce à l’appui de Moscou) dans le Parti Communiste d’Italie, selon les décisions du V Congrès de l’I.C. (juin- juillet 1924), juste au moment où éclate la crise ouverte par l’assassinat du député socialiste Matteoti : cette folle poursuite du fantôme socialiste se terminait par l’adhésion de quelques hypothétiques et peu nombreux "nouveaux camarades" et par la perte de véritables militants de la vieille garde, désorientés ou pis dégoûtés ; pour ne pas parler de la confusion qu’on avait jetée dans les rangs prolétariens...
[14] Outre les manifestations "pour la défense de la république contre la réaction", le parti allemand ira jusqu’à réclamer, en accord avec le S. P. D., une "loi de défense de la république". Votée en juillet 1922, cette loi servira naturellement par la suite...contre lui.
[15] Protokoll des 4 Kongress der Komunistischen Internationale, Hamburg, 1923, pp. 1016-1017
[16] Le discours de Bordiga a été publié dans Il Lavoratore du 9 décembre 1922. Sur ces questions, le lecteur pourra également consulter la série d’articles de janvier 1922 sur La tactique de l’Internationale Communiste traduits dans Programme Communiste n° 51-52, et les extraits des interventions de la Gauche au IV et au V Congrès de l’I.C., publiés dans Programme Communiste n° 53-54 et reproduits dans Comunismo n° 4 (juin-septembre 1980) et n° 14 (janvier-avril 1984).