Parti Communiste International
 

 

THÈSES SUR LA TACTIQUE DU PARTI COMMUNISTE D’ITALIE
(Thèses de Rome, 1922)

 

Introduction, 1970

Le Parti Communiste d’Italie se constitua en 1921 (au Congrès de Livourne), sur la base des vingt et une conditions d’admission de Moscou et du programme qui figure en introduction aux Thèses de Rome que nous reproduisons ici. La Gauche, qui la dirigea jusqu’au début de l’année 1923 procéda à un vigoureux travail d’encadrement politique (puis militaire), d’agitation et de propagande, et surtout d’intervention dans les puissantes luttes économiques du prolétariat. Celui-ci n’avait pas encore été vaincu par la répression de l’appareil d’Etat démocratique et des bandes fascistes prospérant dans son ombre, ni par le travail subtil de désarmement politique et organisationnel que les réformistes développaient dans ses rangs. Parmi toutes les sections de l’Internationale, c’est le PC d’Italie qui, le premier, lança et soutint énergiquement la proposition de front unique syndical. Cette tactique avait un double aspect. Il s’agissait, d’une part, d’inviter les trois organisations ouvrières existantes (C.G.L., U.S.I., SF.) [1] à se fondre dans une organisation unique, et d’autre part d’orienter les luttes vers l’unification de toutes les revendications catégorielles en une plate-forme unique, à défendre (et ceci était une “question de principe”) selon une méthode d’action unique – la grève générale – tout en constituant dans la C.G.L un réseau serré et efficace de groupes communistes agissant comme une “courroie de transmission” pour conquérir la confédération à la direction politique du parti. Dans le même temps, le PC d’Italie fut aussi le seul à se battre contre le fascisme sur son propre terrain, celui de la violence, n’ignorant pas et ne cachant pas aux prolétaires qu’il se trouvait malheureusement sur la défensive – pour des raisons indépendantes de son action et de sa volonté – mais n’hésitant pas à passer, chaque fois que les circonstances le permettaient, à la contre-attaque nécessaire et souhaitée.

Le PC d’Italie était (et ceci n’est pas contradictoire) un parti d’offensive, comme ne peut pas ne pas l’être un parti d’opposition permanente au régime du capital. Et ce, non pas – comme on l’a dit trop hâtivement à l’époque, et comme les opportunistes le répètent aujourd’hui pour couvrir leur propre trahison – parce qu’il aurait répugné à ordonner la retraite quand celle-ci était nécessaire, ou, pire, parce qu’il n’aurait rêvé que de coups de main de minorités agissantes (chose qu’il refusa toujours ouvertement comme une méthode non marxiste et donc étrangère au Parti) : mais bien au contraire parce qu’il se savait contraint par la situation historique elle-même de relever le défi suprême de l’ennemi (nécessité qu’il ne déplorait pas mais reconnaissait et affrontait virilement), et parce que jamais, même en position de retraite, il n’aurait accepté de se placer sur le terrain du désarmement idéologique et matériel du prolétariat en invoquant la loi, le droit, et... la démocratie.

Tandis que le prolétariat, qui se battait dans la lutte quotidienne avec une admirable générosité, se trouvait constamment abandonné à lui-même ou, pire, trahi par ses “chefs”, l’obstacle que le parti rencontrait, dans son combat pour le réarmement véritable du prolétariat, c’était l’énorme barrière de la droite et du centre social-démocrates. C’est pourquoi précisément la lutte contre la social-démocratie faisait indissolublement partie de la lutte du Parti contre la bourgeoisie, contre son organe central, l’Etat, et contre ses formations militaires “illégales”, mais largement soutenues en sous-main par le gouvernement, et ouvertement par les industriels et les grands propriétaires fonciers. Et c’est aussi pourquoi le parti pouvait prévoir que la défaite de l’opportunisme, droitier ou centriste, serait à la fois le résultat et la condition d’un accroissement de sa propre influence sur le prolétariat. Celui-ci le reconnaîtrait comme son unique guide, parce que seul il aurait mérité sa confiance, non par des proclamations verbales mais par ses actes et par la constance de ses positions pratiques aussi bien que doctrinales, en sachant tirer de l’isolement imposé par la situation européenne et mondiale défavorable une raison non de découragement, mais de force.

Les Thèses sur la tactique furent présentées au II e Congrès du Parti Communiste d’Italie [2] comme une contribution à la définition de problèmes complexes et fondamentaux qui intéressaient tout le mouvement communiste, étant bien entendu que le parti se soumettrait de toute façon aux décisions finales de l’Exécutif du Komintern. Pour bien les comprendre, il est nécessaire d’avoir à l’esprit certains aspects de l’histoire de l’Internationale Communiste à cette époque. Non que les thèses aient une valeur de polémique contingente : mais, nous le soulignons, parce qu’elles contiennent le bilan d’affrontements réels à l’échelle non seulement italienne mais surtout européenne et extra-européenne, et parce qu’elles tirent de ce bilan non la “découverte” de directives nouvelles, mais la confirmation de directives invariantes que, pour cette raison même, nous pensions devoir être valables pour toujours et pour tous, et que nous avons aujourd’hui d’autant plus de raisons de considérer comme un point acquis et définitif.

* * *

Réuni du 22 juin au 12 juillet 1921, le III Congrès de l’Internationale avait fait la critique de la malheureuse “action de mars” en Allemagne et de la “tactique de l’offensive” préconisée – avec beaucoup de confusion – par des groupes d’ailleurs plus situés en marge du parti allemand qu’en son sein. Il en avait tiré deux conclusions fondamentales que la Gauche, en Italie, était la première à partager, d’une part parce qu’elle les considérait, « dans leur esprit de clarification, comme le patrimoine commun de tous les communistes marxistes, si elles étaient correctement et heureusement appliquées » [3], d’autre part parce qu’elle-même agissait justement dans cette voie en dirigeant le parti dans une des phases les plus difficiles, mais aussi les plus exaltantes, de la lutte prolétarienne en Europe. Ces conclusions étaient les suivantes :

1) Il ne suffit pas d’avoir des partis solidement encadrés selon les principes du marxisme révolutionnaire et basés sur les normes qui en découlent sanctionnées par les congrès de fondation de l’Internationale, des partis uniquement composés par conséquent d’éléments possédant une vision claire et nette de la nécessité de la lutte révolutionnaire et ne s’en laissant pas détourner parce qu’ils auraient atteint (ou espéreraient atteindre) des résultats partiels et temporaires. Il faut que ces partis s’efforcent de rassembler autour d’eux des phalanges de plus en plus nombreuses de l’armée prolétarienne, que les développements mêmes de la situation conduisent à une lutte générale contre la classe ennemie et son appareil de gouvernement. La formation de partis véritablement communistes et la conquête des grandes masses prolétariennes sont deux conditions qui non seulement ne s’excluent pas, mais coïncident parfaitement, car la première n’est pensable qu’en fonction de la seconde et la seconde n’est réalisable sur des bases de classe qu’en fonction de la première.

2) La conquête de couches toujours plus larges du prolétariat à l’influence politique et enfin à la direction matérielle du parti ne s’obtient ni ne s’obtiendra jamais par le seul travail de prosélytisme et de propagande : elle exige que le parti participe activement et donne son impulsion aux luttes économiques que des groupes de prolétaires engagent sous la pression d’intérêts matériels contingents. Il serait infantile et même anti-marxiste de mépriser ces intérêts et ces luttes car les premiers sont à la source de tous les conflits de classe, et les secondes reflètent la tension croissante des antagonismes sociaux : le parti se propose au contraire de les épauler et de les développer « dans leur processus réel et nécessaire, en les harmonisant pour les faire converger dans l’action générale révolutionnaire » [4]. Est en dehors du marxisme aussi bien le parti qui rêve de lancer l’assaut final en n’importe quelle circonstances et en faisant abstraction des rapports de force qu’il n’essaie nullement de modifier parce qu’il considère cet assaut final comme l’unique action qui soit de son ressort, que le parti qui ne s’assigne qu’une tâche purement “éducative” ou de “recrutement” quantitatif, en attendant passivement que sonne une heure H, toujours lointaine et toujours nébuleuse : volontarisme dans le premier cas, mécanisme dans le second !

Pour nous, l’accord sur ces points ne soulevait ni objections ni réserves : il était total. Mais ce que l’“action de mars” et ses séquelles auraient dû montrer en fait, ce n’était pas tant le danger de coups de main à la Blanqui (les thèses même du III Congrès niaient d’ailleurs qu’on pût en parler dans ce cas spécifique) ; ce n’était pas non plus le danger de théorisations faussement de “gauche” nées en marge du communisme, en particulier dans le K.A.P.D., car cette maladie infantile était rapidement guérissable au sein des partis de la III Internationale. C’était bien plutôt l’oscillation instable et inquiète des jeunes partis de l’Europe centrale, entre la passivité avant que ne se déchaînent des mouvements élémentaires qu’ils n’avaient ni prévus ni souhaités, et l’extrémisme verbal devant le fait accompli (il en avait été ainsi un an auparavant lors du putsch de Kapp, et il en avait été ainsi en mars) ; c’était le danger d’un empirisme et d’un éclectisme variant au gré des situations et reflétant – surtout dans le parti allemand – un manque d’homogénéité théorique présent dès l’origine, mais aggravé ultérieurement par la fusion hâtive du parti avec la gauche du parti indépendant. Plus encore, c’était le danger que ce mouvement d’oscillation perpétuelle ne trouvât son point d’équilibre dans une orientation nettement droitière, qui se dessinera effectivement quelques mois plus tard, et qui sera chèrement payée au cours de l’automne 1923 : un grave symptôme de ce danger apparaissait déjà avec la crise (sévèrement jugée dans les réunions de l’Exécutif international avant et pendant le III Congrès) du parti tchécoslovaque, qui, avec ses 400 000 adhérents ( !) recrutés au prix d’un relâchement du programme et des principes eux-mêmes, était certes pléthorique mais surtout malade de parlementarisme et honteusement passif devant les luttes sociales très dures menées par le prolétariat tchèque [5]. Et ce qui préoccupait la Gauche par-dessus tout, c’était la possibilité que ces oscillations autour, disons, d’un barycentre de droite ne s’instaurent dans l’Internationale (comme cela se produisit d’ailleurs) dans la phase la plus tragique de la vie de la Russie bolchevique, à un moment où son isolement aurait rendu encore plus urgent un afflux de sève saine et d’oxygène non contaminé en provenance de l’Europe prolétarienne.

Dans ce contexte, on comprend également la raison de notre opposition tenace et nullement “byzantine” au lancement de formules générales et mal définies, dont le sens, dans l’esprit de Lénine ou de Trotski, était bien clair pour nous, mais qui, justement à cause de leur indétermination dans une phase historique où la précision tranchante des directives était une nécessité plus impérieuse que jamais, se prêtaient aux interprétations les plus disparates et, hélas ! les plus enclines aux compromis. Le mot d’ordre de la “conquête de la majorité de la classe laborieuse”, comprise comme une condition sine qua non de l’assaut et de la conquête du pouvoir, en est un exemple typique. Pourtant Lénine s’en était expliqué clairement : « Bien entendu, cette conquête de la majorité, nous ne l’entendons pas de façon formelle, comme l’entendent les chevaliers de la “démocratie” petite-bourgeoise de l’Internationale II 1/2. Lorsqu’à Rome, en juillet 1921, le prolétariat tout entier a suivi les communistes contre les fascistes, y compris les prolétaires réformistes des syndicats et les centristes du parti de Serrati, c’était une conquête de la majorité de la classe ouvrière à nos côtés... Ce n’était qu’une conquête partielle, éphémère, locale, Mais c’était la conquête de la majorité » [6].

Bien vite toutefois, il sera évident que pour de nombreux partis (et pour certains courants au sein même du parti russe, et par contrecoup dans l’Internationale), la “conquête de la majorité” signifiait bien autre chose. Tantôt elle signifiait la conquête matérielle de la majorité numérique par le moyen des adhésions au parti (contradiction dans les termes avec les thèses fondamentales de 1920 sur le rôle du parti dans la révolution prolétarienne) [7]. Tantôt elle signifiait la conquête, non plus de la majorité de la classe laborieuse, mais des “masses” comprises de façon générale, organisées ou non, prolétariennes ou “populaires”. Tantôt enfin, dans l’hypothèse la plus favorable, elle signifiait qu’on établissait abstraitement un niveau statistiquement déterminable d’influence directe (ou, pire, de contrôle effectif) sur les masses ouvrières, niveau considéré comme nécessaire pour que le parti soit et se sente autorisé par le rapport des forces à engager la bataille finale. On ignorait ainsi qu’il existe des facteurs bien plus importants que celui du “nombre”, grâce auxquels – comme c’était arrivé en Russie en 1917 – un parti aux effectifs restreints (sans que cela dépende de sa volonté) mais solidement ancré dans une continuité de programme et d’action au sein de la classe, peut se trouver à la tête de situations montantes et doit assumer ce rôle avec courage ; un tel parti a pleinement le droit de demander à ne pas être jugé, pour l’efficacité de son action pratique, d’après le critère aride, académique, et instable des chiffres [8]. Trop vite pourtant s’imposera la mauvaise habitude de “juger” les partis sur la base de leurs effectifs numériques ou de leurs résultats électoraux et de transformer ainsi les réunions de l’Exécutif élargi en séances de tribunal : triste prélude à la future pratique stalinienne. Il y avait enfin des déviations encore plus graves, qui se manifestèrent au IV Congrès, mais que nous n’examinerons pas ici : certains courants ou ailes de partis traduisaient ce mot d’ordre dans le sens du parlementarisme le plus pur et le plus traditionnel, ou y voyaient une autorisation à inviter des fractions de la social-démocratie à de nouveaux tours de valse ou même à des réconciliations organisationnelles.

Bref, le danger général qui se dessinait était de croire qu’on pouvait surmonter des défaites temporaires ou accélérer le mûrissement du processus révolutionnaire en “fabriquant” artificiellement des partis d’un calibre supposé optimum, par le recollage de débris que la social-démocratie avait laissé tomber au cours de sa dégringolade, ou par de laborieuses tractations diplomatiques à base de concessions réciproques : cela revenait en effet à briser la stricte discipline de programme, d’action et d’organisation qui est le véritable signe distinctif et le critère authentique du parti de classe.

Ce danger n’était pas imaginaire et notre cri d’alarme n’était pas dicté pas des a priori idéalistes. La preuve en est que Moscou acceptait juste à ce moment de discuter de l’éventualité et des conditions d’une adhésion posthume de ce Parti Socialiste Italien, dont des événements historiques gravés par le fer et par le feu dans la chair des prolétaires, démontraient une nouvelle fois qu’il était incurablement contre-révolutionnaire (les premiers “pactes de pacification” avec les fascistes furent signés alors que les pèlerins social-démocrates voyageaient vers la Mecque de leur fausse pénitence). Accepter le recours en appel du P.S.I. signifiait introduire dans l’Internationale la catégorie plus qu’équivoque du “parti sympathisant” flanquant le parti officiel et, sur le même plan que celui-ci, en liaison directe avec Moscou [9]. Lui demander, après les réprimandes méritées qu’il s’était attirées de la part de Lénine, Trotski et Zinoniev au cours des congrès internationaux, de se séparer de la droite de Turati (chose qu’il ne fit même pas au congrès de Milan, qui eut lieu quelques mois plus tard), signifiait remettre en cause les conditions d’admission formulées en 1920 : en effet l’amputation “à droite” du P.S.I. représentait un test efficace avant le congrès constitutif du PC. d’Italie, car c’était une contre-épreuve de l’acceptation totale des 21 conditions, mais elle n’avait plus d’intérêt dès l’instant où, à Livourne, le centre de Serrati et la droite de Turati avaient fait bloc ensemble contre les décisions impératives de Moscou, et surtout depuis que le P.S.I. avait mille fois prouvé, au cours des affrontements sanglants entre les classes, et même sur le simple terrain économique, qu’il refusait en fait la plate-forme de l’Internationale tout comme il l’avait condamnée à plusieurs reprises sur le plan des principes.

Les partis ne sont pas des agrégats informes d’individus ou de groupes ; ce sont des organismes qui se sont formés à travers une histoire réelle et qui possèdent une logique interne propre, qu’on ne peut bouleverser ni déformer sans miner les bases mêmes du parti et les conditions de son développement. Il ne servait à rien de dire que, tout compte fait, le P.S.I. n’était pas le plus mauvais des partis du type II Internationale, pour la bonne raison que même si la Gauche avait été touchée directement par ces volte-faces dans son travail énergique de réarmement du prolétariat, elle ne faisait pas du rejet de la fusion avec le P.S.I. ou avec certains de ses courants une question nationale ou locale, ni à plus forte raison une question de prestige, mais bien une question de juste orientation internationale. D’ailleurs, une fois amputé de sa droite, qu’aurait été le P.S.I. (ou n’importe lequel de ses équivalents dans d’autres pays), sinon une édition “italienne” (ou autre...) du centre social-démocrate, ennemi numéro un de Lénine et des bolcheviks, qui dénonçaient précisément sa vocation à dissimuler sa véritable nature, le réformisme gradualiste et parlementaire, derrière le masque d’une “intransigeance” purement verbale ? Et quel effet aurait pu avoir sa fusion en tant que groupe organisé avec le PC., sinon de reproduire le fâcheux modèle d’un parti ayant non pas tant “deux âmes”, comme on disait alors, que deux corps, deux mécanismes opposés, et se trouvant donc paralysé dans tous ses mouvements, comme cela s’était si souvent produit lors des événements cruciaux de l’immédiat après-guerre ? Enfin ce compromis avec des repentis de la dernière heure n’aurait-il pas introduit au sein du Komintern (et nous pouvons assurer aujourd’hui qu’il le fit) la pratique désastreuse des retours périodiques en arrière et des oscillations perpétuelles caractérisant l’éclectisme tactique, qui se laisse dominer par les vicissitudes de la “situation », au lieu de les maîtriser grâce à la fermeté de ses positions et de ses prévisions historiques ?

Six mois s’étaient à peine écoulés que ce second danger, prévu sous tous ses aspects par une direction peu encline à rendre des jugements superficiels et à condamner à la légère, prenait corps explicitement, pour la première fois, dans les thèses sur le front unique votées par l’Exécutif de l’Internationale Communiste le 28 décembre 1921.

Le III Congrès avait formulé ses thèses pour l’encadrement politique et le développement des partis communistes en se proposant comme objectif la conquête des masses, dans une perspective qu’on considérait encore – de façon peut-être trop optimiste – comme celle d’un assaut révolutionnaire plus ou moins imminent. L’optique de l’Internationale change à la fin de l’année 1921 (pour nous, la nouvelle phase était encours depuis un certain temps déjà) : l’offensive est maintenant le fait de la classe patronale ; dans tous les pays, le prolétariat se bat avec énergie pour la simple défense de son pain et de son emploi et il est porté instinctivement a dépasser toutes les divisions en courants politiques et en catégories professionnelles, pour agir sur le front le plus large possible, et avec le plus d’unité possible. Les Thèses sur le front unique prolétarien posent le problème dans des termes qui semblent s’accorder pleinement avec la pratique qui était celle du PC. d’Italie depuis sa naissance à Livourne. Il s’agissait d’une agitation menée autour d’un plan de tactique défensive pour tout le prolétariat, qui tout en s’appuyant sur des revendications et des objectifs contingents afin d’étendre et de généraliser les luttes économiques selon l’impulsion élémentaire des masses ouvrières elles-mêmes, ne devait pas s’arrêter à cet objectif, mais se préparer à y greffer une contre-offensive, c’est-à-dire un retour à l’unique perspective envisagée depuis toujours par les communistes, celle de l’action révolutionnaire, et y préparer en même temps les militants et les travailleurs formés à la dure école de la lutte pour la défense du pain quotidien.

Pour reprendre les paroles de l’Appel de l’Internationale Communiste aux prolétaires du monde entier (1er janvier 1922) : « Nous vous disons, prolétaires : si vous n’osez pas engager la lutte définitive, si vous n ’osez pas engager, l’arme au poing, la lutte pour la dictature ; si vous n’osez pas engager le grand assaut contre la citadelle de la réaction, du moins rassemblez-vous dans la lutte pour la vie, la lutte pour le pain, la lutte pour la paix. Rangez-vous sur un front de combat pour mener cette lutte, unissez-vous en tant que classe prolétarienne contre la classe des exploiteurs et des destructeurs du monde » [10]

Entendu dans ce sens et dans ces limites précises, le front unique prolétarien aurait pu être celui que la Gauche elle-même avait la première proclamé et défendu vigoureusement en Italie. Le front unique que nous proposions, à travers notre réseau syndical, aux grandes confédérations ouvrières, était fondé sur une analyse précise de la situation : nous avions la certitude que dans cette situation, des mouvements d’ensemble de tout le prolétariat, si celui-ci affrontait des problèmes intéressant non pas une catégorie ou une localité mais toutes les catégories et toutes les localités, ne pouvaient s’effectuer que dans le sens communiste, c’est-à-dire dans le sens que nous leur aurions nous-mêmes donné s’il avait tenu à nous de diriger la classe tout entière. Nous avions la certitude que des prolétaires entrés dans la lutte pour des objectifs et avec des méthodes d’action compatibles en principe avec leur affiliation à tel ou tel parti d’origine ouvrière (et par conséquent communs également aux ouvriers social-démocrates, anarchistes, etc.) tireraient de l’expérience même de la lutte, et sous l’impulsion de notre propagande et de notre exemple, la conviction que même la défense du pain quotidien n’est possible que si on prépare et si on réalise l’offensive dans tous ses développements révolutionnaires tels que nous les envisagions.

Or les thèses de l’Internationale insistaient vigoureusement sur ce point et réaffirmaient que tout retour à l’ “unité” organisationnelle après les récentes scissions était à exclure. Mais elles ne s’arrêtaient malheureusement pas là : reprenant et avalisant certaines initiatives du parti allemand (qui s’était déplacé d’un pôle à l’autre selon la tendance à l’oscillation perpétuelle dont nous avons parlé plus haut), elles proposaient toute une série d’initiatives qui allaient de l’envoi des fameuses “lettres ouvertes” à d’autres partis, jusqu’à des accords ou des alliances avec eux (accords cependant temporaires et sur des objectifs contingents), et enfin jusqu’à l’appui parlementaire à des gouvernements social-démocrates qu’on définissait comme “ouvriers”, comme cela s’était déjà passé en Saxe et en Thuringe, et comme on recommandait de le faire pour la Suède au sujet de l’archi-opportuniste Branting [11].

C’est ici que commença le désaccord entre la Gauche et l’I.C. Nous comprenions le “front unique” comme une action commune de toutes les catégories, de tous les groupes locaux et régionaux de travailleurs, de toutes les organisations syndicales nationales du prolétariat, qui devait, de par sa logique même et de par le mûrissement de la situation, déboucher un jour sur la lutte de toute la classe prolétarienne dans une direction communiste ; il ne signifiait pas et ne pouvait pas signifier un mélange informe de méthodes politiques différentes, un effacement de la démarcation entre révolutionnaires et opportunistes, ou un amoindrissement (même temporaire) de notre caractère spécifique de parti d’opposition permanente envers l’Etat et les autres partis politiques.

Il est vrai que les thèses de l’Internationale insistaient sur le maintien de l’indépendance absolue du parti comme condition préjudicielle du front unique politique ; mais l’“indépendance” n’est pas une catégorie métaphysique : c’est un fait réel, qu’on détruit non seulement – hypothèse extrême par la constitution de comités d’action mixtes ou d’alliances parlementaires (et nous ne parlons pas des alliances gouvernementales, qui seront réclamées par la suite), mais aussi – hypothèse plus modérée par le lancement de propositions d’actions communes dont on est sûr au départ qu’elles seront repoussées et pourront donc être utilisées pour démasquer l’ennemi. On détruit l’“indépendance” du parti même dans le dernier cas, parce qu’on obscurcit aux yeux des prolétaires la vision claire de l’abîme qui sépare la voie réformiste et la voie révolutionnaire, la démocratie légalitaire et la dictature du prolétariat, abîme dont nous avons toujours affirmé l’existence et qui justifie précisément notre existence en tant que parti, puisqu’il n’est rien d’autre que l’abîme qui nous sépare de tous les autres.

Il est vain et anti-marxiste de prétendre que de telles manœuvres nous sont permises et que nous pouvons être sûrs d’en sortir tels que nous étions auparavant parce que nous sommes, nous, des communistes trempés par un dur combat et possédant un programme immuable. Ceci n’est pas forcément vrai pour nous, car nous sommes non seulement un facteur mais un produit de l’histoire : nous manions d’une main sûre l’instrument de la tactique, mais nous sommes aussi conditionnés par lui, et donc conditionnés négativement si nous l’utilisons dans un sens qui contredit notre objectif final. Mais c’est encore moins vrai pour les masses qui nous suivent, ou commencent à nous suivre, précisément parce que nous leur indiquons une voie diamétralement opposée à celle de nos prétendus “frères” ou “cousins” ; c’est cette même voie qu’elles doivent nous voir toujours suivre, et non des chemins même apparemment “équivalents”. Ce ne sont pas nos intentions mais nos actes qui nous gagnent les sympathies de couches prolétariennes qui ne sont pas encore formellement “acquises”. Or, tendre la main à des partis que nous avons toujours dénoncés publiquement, les inviter à une action qui dépasse inévitablement le cadre de la défense des conditions de vie des prolétaires pour mettre en cause la question de l’Etat, de notre position face à celui-ci et aux forces de classe en présence, est un acte particulièrement désastreux. Il détruit en effet l’autonomie véritable que nous avions eu tant de mal à obtenir, en provoquant dans nos rangs et parmi les masses des confusions et des errements qui rendront plus difficile le passage à la lutte antilégalitaire pour la conquête du pouvoir. Dans notre formule tactique, front syndical et opposition politique incessante vis-à-vis du gouvernement et de tous les partis légaux sont deux termes parfaitement compatibles : intentions mises à part, pouvait-on en dire autant du front unique politique ?

Il est vrai que, dans certaines conditions, l’accession au pouvoir d’un soi-disant parti ouvrier [12] peut être un facteur utile dans notre lutte pour la conquête de couches toujours plus larges du prolétariat. Non qu’elle puisse représenter une étape intermédiaire vers la prise du pouvoir (comme le pensaient certains partis et même, du début de 1922 à la fin de 1923, certains secteurs de la III Internationale). Mais tout au contraire parce que l’exercice du pouvoir par les réformistes révélera aux yeux des prolétaires encore pleins d’illusions la véritable nature contre-révolutionnaire du réformisme gradualiste et démocratique. Cette accession au pouvoir ne sera donc un facteur utile pour nous, elle n’orientera les masses dans un sens révolutionnaire, que si nous en avons non seulement prévu mais dénoncé à l’avance l’issue inéluctable, que si nous avons agi sans trêve pour que cette expérience – si nous n’avons pas su ou pas pu l’empêcher – n’aboutisse pas du moins à de nouveaux désastres, à de nouveaux massacres de prolétaires.

C’est ici que se greffe le problème, que nous avons toujours soulevé avec entêtement, des limites nécessaires de la tactique. Ces limites ne sont pas fixées par nous, mais par l’histoire, et nous ne pouvons les ignorer sans sacrifier ce qui est la première condition subjective de la victoire révolutionnaire, proche ou lointaine : à savoir la continuité du programme, de l’action pratique et de l’organisation, continuité qui n’est que l’autre face de l’autonomie du parti. Ou bien on admet qu’il existe des constantes historiques qui permettent de prévoir avec certitude le camp que choisiront les différents partis, y compris les partis “ouvriers”, ou bien c’est le marxisme lui-même qui s’écroule. Ou bien on admet que notre force en tant que partis communistes tient justement à cette prévision – que nous n’avons pas à cacher, mais à proclamer bien haut comme ce qui nous distingue de tous les autres partis et constitue notre raison d’être – ou bien tout l’édifice de l’Internationale ressuscitée tombe en morceaux.

Voici ce qu’écrivait la Gauche, qui était encore à la direction du PC d’Italie, quelques jours avant le Congrès de Rome, et quelques jours après la clôture du second Exécutif élargi (qui avait confirmé les thèses sur le front unique prolétarien de décembre 1921) : « Il ne fait pas de doute, quand on considère la situation actuelle, que la grande masse est disposée à agir pour des objectifs immédiats et qu’elle ne ressent pas la nécessité des objectifs révolutionnaires plus lointains dont le parti communiste possède au contraire une claire conscience. Il faut utiliser cette disposition des masses en vue de nos fins révolutionnaires, en participant à l’élan qui les porte vers les objectifs que la situation leur désigne ». Mais nous ajoutions : « Ceci est-il vrai en dehors de toute limite ? Non. Quand nous posons comme limite à notre tactique la nécessité de ne jamais renoncer à la pratique qui caractérise le parti communiste, c’est-à-dire à l’opposition envers le gouvernement bourgeois et envers les partis légaux, est-ce que nous faisons de la théorie, ou est-ce que nous travaillons correctement sur la base de l’expérience ? » [13].

Une année auparavant, nous avions répondu à l’avance à cette question, en tirant la réponse non pas de nos cervelles de “théoriciens” têtus, mais du bilan d’une double expérience : celle des luttes sanglantes de l’après-guerre et celle – inséparable – de l’écroulement de la II Internationale face à l’éclatement du conflit. Ce bilan avait une portée internationale, et non nationale, historique et non contingente, tout comme le bilan que Marx et Engels avaient tiré du déroulement des luttes de classes en Allemagne et en France dans les années 1848-1849, portant un jugement définitif sur l’attitude de la petite-bourgeoisie radicale et de ses partis aux moments cruciaux de la guerre des classes. Il aurait dû permettre – grâce à notre action critique et pratique infatigable – d’épargner pour toujours au prolétariat occidental « la nécessité d’apprendre au prix de son sang quelle est la véritable fonction de la social-démocratie dans l’histoire ». Cette fonction fatale et nécessaire, nous la connaissons. Cela ne nous interdit pas seulement de jeter des ponts organisationnels et politiques, même transitoires, vers un parti dans lequel nous reconnaissons notre ennemi. Cela nous interdit également, au cas où il accéderait de nouveau au pouvoir sous la poussée de masses prolétariennes encore abusées ou aveuglées par le mirage réformiste, de cacher notre jugement sévère et irrévocable sur cette forme de gouvernement, dans l’attente que la désillusion leur ouvre les yeux. Nous pouvons en être certains, et nous devons le déclarer par avance : « Là où le prolétariat n’aura pas la force de l’éviter, un tel intermède ne représentera pas une condition nécessaire de l’avènement des formes et des institutions révolutionnaires, une préparation utile à l’assaut prolétarien : ce sera au contraire une tentative désespérée de la bourgeoisie pour le priver de sa force et le dévier, et au cas où il resterait à la classe ouvrière assez d’énergie pour se révolter contre le légitime, l’humanitaire, le bon gouvernement social-démocrate, pour l’écraser impitoyablement sous les coups de la réaction » [14].

La voilà donc, la limite ! C’est bien une limite pratique. Il n’y a donc pas la moindre hésitation à avoir : l’histoire ne peut pas défaire ce qu’elle a fait ; la tactique n’est pas un instrument neutre que notre main pourrait sans en être déformée : aucune habileté de manœuvre, aucun maniement subtil ne peut nous autoriser à retisser la trame détruite des actions communes, des comités mixtes, de la “neutralité bienveillante”, voire de l’appui à des combinaisons gouvernementales supposées être un “pas en avant” vers la révolution et son corollaire, la dictature du prolétariat.

Le paravent du “front unique politique” pouvait cacher la nostalgie des voies intermédiaires, des retours en arrière, des unités recousues tant bien que mal ; bref la nostalgie de solutions moins crûment chirurgicales que celles que la réalité avait imposées aux bolcheviks et que l’holocauste de 1918-19 rendait plus impératives encore dans l’Europe capitaliste avancée. La Gauche était bien consciente de ce danger, particulièrement vivace en Occident, où le processus de délimitation programmatique et organisationnelle des jeunes partis communistes s’était déroulé d’une façon trop hâtive et sommaire dans une aire de tradition démocratique ancienne et particulièrement pernicieuse. En Italie même, dans ce parti qui tout au long de l’année “chaude” de 1921 s’était dressé comme un seul homme dans une lutte fière et incessante contre l’offensive capitaliste, affleuraient sous le mot d’ordre du front unique politique certains regrets pour une scission considérée comme “trop à gauche”, pour le refus du parti de s’allier organiquement aux “Arditi del Popolo” [15], pour son opposition tenace à la récupération (ou plutôt à l’espoir abstrait d’une récupération) du courant serratiste. En Allemagne, c’était encore bien pire.

Nous savions parfaitement que les promoteurs du front unique défendaient la nécessité vitale de conserver l’autonomie absolue du parti dans le jeu mouvant de ces manœuvres tactiques (il suffit de voir les nombreuses mises en garde contre les dangers de l’élasticité, contenues dans les thèses présentées par l’Exécutif de l’I.C. en décembre 1921). Mais c’était encore insuffisant, et la Gauche le démontrait sans équivoque possible dans son article du 21 mars 1922 (comme elle allait le faire également dans le thèses de Rome) : « Pour nous, l’existence indépendante du parti communiste n’est encore qu’une formule vague, si on ne précise pas la valeur de cette indépendance en exposant les raisons qui nous ont imposé de l’édifier par la scission d’avec les réformistes, et qui font qu’elle s’identifie avec la conscience programmatique et la discipline organisationnelle du mouvement. Le contenu et l’orientation programmatiques du parti peuvent être influencés négativement par des erreurs dans la tactique, car le parti, considéré en tant qu’organisation de militants et, plus largement, des masses qu’il encadre entre autres dans les syndicats, n’est pas une simple machine, mais précisément à la fois un produit et un facteur du processus historique ».

Conclusion pratique : « En aucun cas le parti ne devra déclarer qu’il accepte des postulats et des moyens d’action qui cautionnent une politique en contradiction avec son programme... Il ne devra pas accepter de partager la responsabilité d’actions qui pourraient ensuite être dirigées par d’autres éléments politiques prédominants dans une coalition dont il aurait accepté par avance la discipline (sans quoi il n’y aurait même pas de coalition). D’autre part, en ce qui concerne le problème d’un gouvernement social-démocrate, il est nécessaire de montrer qu’il ne peut apporter de solution aux problèmes du prolétariat, et de le montrer avant même que ce gouvernement se constitue, pour éviter que le prolétariat ne soit complètement abattu par l’échec de cette expérience. Que cette action du parti ne freine pas le développement du processus réel qui y conduit, nos thèses elles-mêmes le disent et il est curieux de voir que ceci est admis, au prix d’ailleurs d’une contradiction flagrante, par un de leurs adversaires, lorsqu’il affirme que ce développement est accéléré par la pression révolutionnaire des masses. Lorsque le parti communiste refuse de se ranger parmi les forces qui revendiquent un gouvernement social-démocrate, il ne fait que devenir le protagoniste – dans ses prises de position, dans son travail de propagande, dans sa lutte – de cette pression de la partie la plus révolutionnaire des masses. C’est ainsi que son opposition à la social-démocratie devient non plus seulement théorique, mais pratique, démentant la conception que certains camarades se font de la dialectique, qui serait synonyme, selon eux, de la versatilité des attitudes. En réalité, c’est précisément la dialectique, comprise dans son sens,véritable, qui explique que l’opposition des communistes à l’expérience social-démocrate, avant et après, soit un facteur qui accélère le processus historique, dont cette expérience fait elle-même partie ».

 Et l’article se terminait sur une conclusion qui peut aujourd’hui apparaître prophétique : « Il y a des limites tactiques qui sont tracées non par la théorie, mais par la réalité. Cela est si vrai que sans vouloir jouer les oiseaux de mauvais augure, nous pouvons prévoir que si on continue dans cette voie des oscillations tactiques illimitées et des alliances contingentes avec des partis politiques opposés, on détruira peu à peu le résultat des sanglantes expériences de la lutte de classe vécues par le prolétariat, pour aboutir non pas à des succès sensationnels mais à l’extinction de l’énergie révolutionnaire du prolétariat, de sorte qu’on risque de voir une nouvelle fois l’opportunisme célébrer ses saturnales sur la défaite de la révolution, dont il décrit déjà les forces comme incertaines, hésitantes, et prêtes à s’engager sur le chemin de Damas » [16].

 C’est justement ce qui, hélas! arrivera, confirmant une nouvelle fois que les moyens conditionnent la fin, et de façon désastreuse s’ils ne sont pas déterminés par elle et en fonction d’elle.

En présentant ses Thèses sur la Tactique, la Gauche (et à travers elle l’ensemble du parti) a montré qu’elle avait su évaluer avec une conscience sûre et précise tous les facteurs mis en lumière par l’histoire même des luttes de classe, et tracer en fonction de ces facteurs une voie révolutionnaire nette et droite. Contrairement à ce que prétendent les perroquets d’aujourd’hui, qui répètent sottement après coup les critiques polémiques d’autrefois, il ne s’agissait nullement d’ignorer les aspects multiformes de la lutte révolutionnaire. La Gauche les prévoyait au contraire et en examinait les répercussions possibles sur l’action du parti (en se préoccupant plus encore, d’ailleurs, des effets inévitables dans les périodes de reflux, que de ceux que l’on peut attendre des périodes de marée haute). Mais surtout elle reliait toutes ces vicissitudes de la lutte à notre but final – qui n’inspire pas seulement notre “pensée”, et qui n’est pas seulement un objectif à atteindre au terme de notre long combat, mais qui imprègne aussi le présent moins riche de promesses. En faisant ainsi du présent un maillon inséparable de la longue chaîne qui relie le passé à l’avenir, les luttes contingentes à la bataille finale, elle n’invoqua jamais le prétexte du reflux pour jeter par-dessus bord, comme un lest encombrant, une fidélité aux principes qui est au contraire la condition même d’un avenir meilleur.

L’abandon de cette ancre que constitue l’intégrité programmatique, la continuité dans l’action et la solidité du lien organisationnel qui en découle, signifiera pour l’Internationale la chute dans l’abîme du “socialisme dans un seul pays” et de la contre‑révolution stalinienne. Parce qu’elle s’y est tenue fermement, la Gauche aura sauvé le fil, même bien mince, auquel pourra se raccrocher le prolétariat au cours de sa remontée future, pénible et exténuante, sans doute, mais certaine ! [17]

 

 


[1] C.G.L. : Confédération Générale du Travail, contrôlée par les sociaux-démocrates ; U.S.I. : Union Syndicale Italienne, anarchisante ; S.F. :Syndicat des Cheminots.

[2] Les Thèses furent publiées pour la première fois dans Rassegna Comunista n° 17, 30 janvier 1922 ; elles furent présentées au II Congrès du Parti qui se tint à Rome du 20 au 24 mars 1922 (d’où l’appellation courante de Thèses de Rome). Les rapporteurs furent Amadeo Bordiga et Umberto Terracini.

[3] Citation tirée de la série d’articles sur La tactique de l’Internationale Communiste, parus du 12 au 31 janvier 1922 dans la presse du P.C. d’Italie, et traduits en français dans Programme Communiste, n° 51-52, p. 94 à 120. Ces articles sont particulièrement importants pour la compréhension de l’ensemble de notre position sur les questions tactiques. Articles reproduits dans Comunismo n° 8 (octobre 81 - janvier 82), pages 52 à 61.

[4] Op. cit., p. 100. Pour l’action menée par le Parti Communiste d’Italie en 1921-1922 sur le plan syndical, voir les numéros 11 à 18 de 1967 de notre organe d’alors en langue italienne Il Programma Comunista ; pour son action contre le fascisme, voir les articles parus dans les numéros 16, 17, 18, 21, 22 de 1967 et 1, 2, 3 de 1968, publiés en français dans Programme Communiste, numéros 45 à 50, sous le titre Le P.C. d’Italie face à l’offensive fasciste, ainsi que la brochure Communisme et fascisme

[5] Le tort de Terracini, qui parla au III Congrès non seulement pour le Parti Communiste d’Italie, mais aussi pour les Partis allemand et autrichien, fut de n’avoir pas développé tous ces points avec une dialectique sûre : d’où la sévère réprimande de Lénine, qui reconnaîtra d’ailleurs avec sa franchise habituelle qu’il avait dû, pour réagir contre des “gauchismes” mal résorbés, “s’allier avec la droite” plus que les problèmes réels du mouvement international ne l’imposaient, comme le prouvèrent les faits ultérieurs à juin-juillet 1921 (voir en particulier la Note d’un publiciste, de mars 1922, très violente contre les Levi et les Serrati, Œuvres, tome 33, p.209).

[6] Lénine, Lettres aux communistes allemands, 14 août 1921, Œuvres, tome 32, p. 555.

[7] Voir notre brochure Parti et Classe.

[8] Trotski lui-même, à l’Exécutif élargi de l’Internationale de février-mars 1922, où il réaffirma par ailleurs plusieurs fois et avec force nos principes communs, se laissa aller à établir des pourcentages quasi obligatoires (les 3/4!) pour mesurer le degré d’influence nécessaire et suffisant au lancement de l’attaque. Se serait-il jamais attardé à de semblables expériences de laboratoire pendant l’éclatant Octobre rouge où il combattait aux côtés de Lénine, et où même l’arithmétique du rapport majorité-minorité au sein du Comité Central avait été balayée ?

[9] Comme on sait, cette catégorie sera, au V Congrès de 1924, tristement institutionnalisée : le premier exemple de parti “sympathisant” sera justement le parti du bourreau Chiang Kai-chek! Voir aussi Storia della Sinistra, pages 36 et suivantes de notre revue théorique en langue italienne, Comunismo, n°3 (février-mai 1980), où sont introduits et reproduits le discours de Terracini, les amendements proposés aux thèses de la délégation russe et la déclaration de la délégation italienne.

[10] Il C.E. dell’Internazionale Comunista per il fronte unico proletario, Libreria editrice del P.C. d’Italia, Roma,1922, p. 81.

[11] En anticipant un peu, notons que dans les Thèses sur la question des réparations, de la même époque, on fait aussi allusion, déjà, à la possibilité d’une participation communiste à un “gouvernement ouvrier” : « La question de savoir si les communistes en Allemagne doivent ou non entrer dans un gouvernement ouvrier, n’est pas une question de principe, mais d’opportunité (!!!). Cette décision dépend du degré de force que la classe ouvrière possède au moment où elle entre au gouvernement, et des possibilités qui se présentent d’augmenter immédiatement cette force ». On voit déjà se profiler l’ombre de l’automne 1923.

[12] Dès cette époque, nous faisons remarquer qu’il était absurde d’appeler “ouvrier” un gouvernement social-démocrate (peu après on le fera pour le ministère Mac-Donald !!!) : « Un parti qui s’enferme volontairement dans les limites de la légalité, c’est-à-dire qui ne conçoit pas d’autre action politique que celle qu’on peut développer, sans utiliser la violence civile, dans les institutions de la Constitution démocratique bourgeoise, n’est pas un parti prolétarien, mais un parti bourgeois » La tactique de l’Internationale Communiste, cit., dans Programme Communiste, n° 51-52, p. 115).

[13] La tâche de notre parti dans Il Comunista, 21 mars 1922.

[14] La fonction de la social-démocratie, Il Comunista, 6 février 1921. Article reproduit dans Comunismo n° 4 (juin-septembre 80), pages 61 à 64.

[15] Organisation militaire d’inspiration antifasciste banale et se prétendant “au-dessus des partis”. (Voir, à ce sujet, Programme Communiste, n° 46, p. 51).

[16] La tâche de notre parti, Il Comunista, 21 mars 1922

[17] Nous avons insisté sur les aspects par lesquels les Thèses de Rome se rattachent à l’histoire dramatique de l’Internationale et de tout le mouvement communiste, pour souligner qu’elles sont nées au coeur même des luttes réelles et des affrontements physiques du prolétariat, et non des élucubrations de cervelles “géniales”. Nature organique du parti, rapports du parti et de la classe, rapports avec les autres partis politiques : tels étaient les problèmes brûlants d’une époque glorieuse malgré ses ombres. Nous laissons de côté la partie sur la situation “italienne”, qui trouvera tout naturellement sa place dans les prochains volumes de la Storia della Sinistra, pour mettre encore davantage en relief la nature et la portée internationales des Thèses, dont la partie “italienne” n’était qu’un corollaire ou, si on préfère, l’application, en rapport avec l’analyse spécifique des rapports de forces dans un pays donné, de même que les thèses sur la question agraire et sur le mouvement syndical.