Parti Communiste International Index du Moyen-Orient



Les causes historiques du séparatisme arabe

("Programme communiste" n.4 juillet-sept. 1958)



La définition politique de la vague de mouvements d’indépendance qui, partie de l’Asie, a submergé les pays arabes et s’apprête à gagner le continent africain, demeure complexe et difficile. On ne peut nier sa portée historique considérable sans toutefois ignorer qu’elle ne présente pas, en tous lieux et sous tous ses aspects, ce profond caractère de subversion sociale qui, seul, mérite le nom de révolution. Tel est le cas notamment du mouvement panarabe dirigé par l’Égypte, qui se pose indéniablement en adversaire résolu de l’impérialisme blanc, mais ne compte à son actif aucune modification sérieuse de la structure économique et sociale de ce pays, qui conserve, sous son nouveau régime politique, les formes archaïques d’exploitation et d’oppression du temps du roi Farouk.

L’étude qui suit a pour objet d’exposer les raisons profondes de cet état de chose dont il faut rechercher les causes, d’une part dans la puissance monstrueuse de l’impérialisme moderne, que le prolétariat divisé et désemparé ne combat pas, de l’autre dans les antécédents historiques du mouvement panarabe et dans les conditions économiques et naturelles spécifiques qui ont dominé l’évolution des États qui, au cours des siècles, se sont en vain attelés à la tâche de leur unification politique.

On ne saurait ignorer que ces questions intéressent au plus haut point l’avenir du mouvement prolétarien international. Plus les bases historiques des peuples qui se constituent en États nationaux sont puissantes, plus grandes sont leurs possibilités de lutte victorieuse contre l’impérialisme, plus radicale est la transformation économique qui en résulte et, par suite, plus massif est l’appui que les masses travailleuses de ces pays pourront apporter à la lutte internationale pour le socialisme. Quand ces bases sont débiles ou inexistantes, le combat contre l’oppresseur blanc est plus difficile et plus incertain, et la transformation sociale qui en est le corollaire est bien moins profonde. Mais, comme dans ce cas l’intervention du prolétariat des métropoles contre l’impérialisme de sa propre bourgeoisie doit prendre, pour faciliter la libération de ces peuples de couleur, une plus grande ampleur, les rapports entre le mouvement d’indépendance nationale des pays coloniaux ou para-coloniaux et la lutte de classe dans les pays capitalistes développés s’avèrent bien plus étroits.

Dans les pays qui ont accompli leur révolution nationale au cours de ces deux derniers lustres, ce résultat est un fait positif parce qu’il a inauguré une ère de production moderne et d’industrialisme qui doit fournir au prolétariat mondial de nouveaux et appréciables contingents pour l’offensive finale contre le capitalisme. Mais dans les pays où la lutte contre l’impérialisme ne peut aboutir qu’à la faveur d’une profonde vague sociale interne, à laquelle dans le rapport actuel des forces, l’impérialisme fait obstacle, cette irruption des masses, lorsqu’elle trouvera ses conditions propices, pourra constituer un catalyseur non moins décisif pour généraliser la reprise prolétarienne survenue au sein des métropoles capitalistes et unifier, sous le drapeau de la révolution communiste, «toutes les révoltes contre l’ordre existant».

Ainsi, dans les deux cas, le mouvement actuel des peuples de couleur exprime un phénomène historique progressif, soit parce qu’il apporte un appui décisif à la révolution prolétarienne lorsqu’elle est commencée, soit parce qu’il peut contribuer à la mettre en route et l’amplifier.


Le problème de l’unité arabe : chimère de l’unification ”par le sommet”

Les événements survenus durant le mois de mai 1957 en Jordanie ont éclairé d’un jour cru les méthodes d’action de l’impérialisme moderne, de celui qu’on peut appeler, en considération des nouveaux et formidables moyens technico-militaires dont il dispose, ”l’impérialisme thermonucléaire’’, ”l’impérialisme des porte-avions’’.

C’est en effet grâce à la présence menaçante des unités de la VIe flotte américaine que les cliques conservatrices de Jordanie et leur chef, le roi Hussein, avaient pu exercer une dure répression sur les partisans du panarabisme de Nasser. En permettant au parti de la cour, appuyé par les hordes de bédouins et par la garde circassienne, de poursuivre et d’emprisonner les révolutionnaires arabes, la force militaire yankee a démontré que l’impérialisme moderne n’a plus besoin de prendre en charge la tâche de la répression armée des révoltes des populations indigènes misérables. Il ne lui est plus nécessaire d’occuper militairement les territoires où se déchaîne la rébellion, il lui suffit de renforcer le pouvoir des despotes ou roitelets à sa solde par un simple étalage de sa puissance destructrice et sans avoir à s’en servir.

Cependant, dans le cas de la Jordanie, d’autres facteurs politiques entrent en jeu. Ce pays réunit en son sein toutes les contradictions du monde arabe et en particulier, les contradictions dans lesquelles se débat la tentative de Nasser d’en réaliser l’unité. Il s’avère que cette unification restera chimérique aussi longtemps qu’elle sera tentée par la voie de "l’unité au sommet" c’est-à-dire par le moyen d’accords entre les États qui contrôlent la péninsule : l’Égypte et la Syrie d’une part, l’Irak, la Jordanie, l’Arabie saoudite et les principautés du golfe Persique de l’autre.

Toute révolution bourgeoise a pour tâche fondamentale d’abolir le particularisme étatique spécifique du féodalisme. Ce résultat, déjà très avancé dans l’Asie centrale et orientale (Inde, Chine), se présente sous un jour bien plus difficile dans le Proche-Orient où, en dépit de l’unité de race et de langue, existent plusieurs États arabes dont certains sont farouchement opposés à toute intégration dans un ensemble politique unitaire. Il est bien certain qu’à défaut d’une large révolution populaire, seule une supériorité militaire indiscutable pourrait permettre à l’Égypte de réaliser cette unité. Mais il est non moins évident qu’une telle force fait totalement défaut à l’armée de Nasser dont on a vu, dans la campagne du Sinaï, qu’elle s’était comme volatilisée devant les chars d’assaut israéliens. Aussi l’Égypte n’a-t-elle pu accomplir qu’une partie de sa tâche en s’unifiant avec la Syrie tandis que les autres États voisins lui sont hostiles et bien décidés, comme l’ont montré les événements de Jordanie, à s’y opposer par tous les moyens, ayant pour cela d’excellentes raisons dont les moindres ne sont pas les liens qui les unissent aux États-Unis et les "royalties" que leur prodiguent les riches compagnies pétrolifères américaines. La présence de ces pays dans la Ligue Arabe n’a pas d’autre but que de faire échec aux tentatives unificatrices de l’Égypte et de la Syrie.

Jusqu’à la défaite des forces extrémistes du panarabisme en Jordanie, l’impérialisme occidental ne pouvait appuyer ses manœuvres de division des pays arabes et d’isolement de Égypte que sur le seul Irak. Après cette défaite, non seulement la coalition pro-occidentale et anglo-égyptienne qui groupe, sous le drapeau du Pacte de Bagdad, l’Irak, la Turquie, le Pakistan et l’Iran, s’était trouvée renforcée par l’appui que lui apportèrent les États-Unis tout de suite après l’accord qu’ ils avaient oonclu aux Bermudes avec l’Angleterre (mars 1957) mais encore cette coalition avait trouvé un climat politique favorable dans le conflit survenu entre l’axe Le Caire-Damas et la Jordanie. Séoud, en prenant position pour Hussein juste au moment où celui-ci donnait la chasse aux partisans jordaniens du panarabisme, avait rejeté dans l’isolement les alliés de l’Égypte et de la Syrie. Le contraste qui s’était manifesté depuis 1955 entre les pays champions de l’unité arabe et ses adversaires groupés autour de l’Irak, se terminait, dans cette première phase, par l’isolement des premiers.

Quelle que soit, pour l’avenir, la portée du revirement qui s’est produit en Arabie Saoudite, où Séoud a du céder la place à son frère, moins hostile à l’Égypte, il n’est pas douteux que l’ingérence américaine dans le Proche-Orient continue à jouer sur les scissions profondes qui déchirent le monde arabe. Mais les intrigues diplomatiques de l’impérialisme sont-elles la seule cause de cette division des États arabes, comme l’affirment à la fois la propagande du panarabisme et celle du national-communisme international ? Ou, au contraire, n’est-ce pas parce que cette division a des causes plus profondes, liées à la situation des pays du Proche-Orient, que l’impérialisme peut l’utiliser à son profit ?

L’organisation de la “Nation arabe” en un État unitaire s’étendant de l’Irak au Maroc est certainement, dans le cadre bourgeois, une aspiration révolutionnaire. Mais le progrès industriel ainsi que la décomposition des rapports sociaux pré-bourgeois, au profit de rapports modernes (l’unification arabe, en l’absence de révolution communiste du prolétariat dans les pays de capitalisme développé, ne pourrait aller au-delà d’un tel objectif) sont des faits révolutionnaires alors que l’idéologie et la politique du panarabisme de type nassérien, loin de l’’être, quoi qu’en disent les bavards des partis de Moscou, demeurent enfermées dans le carcan des utopies conservatrices. Qu’il l’avoue ou non, le panarabisme de Nasser ne vise à rien d’autre que de procurer aux Arabes d’Afrique et d’Asie ce que la Confédération Nord-Américaine a procuré aux Américains, l’Union Soviétique aux Russes, l’Union Indienne aux Indiens; mais, pour des raisons de classe, ses dirigeants ne comprennent pas, qu’à l’origine de ces organismes étatiques, il y eut toujours eu des grandioses révolutions qui introduisirent - ou sont en train d’introduire - de nouveaux modes de production et de nouvelles formes d’organisation sociale. Or les panarabistes enragés du Caire ou de Damas, qui rêvent d’une édition moderne des fastes passés, du Califat, sont révolutionnaires aussi longtemps que l’objet de leur haine se situe au-delà des frontières de leurs pays respectifs; mais ils ne le sont plus dès lors qu’il s’agit des affaires intérieures de ces pays.

Il n’existe donc qu’une possibilité d’unifier le monde arabe, en liant ce mouvement d’unification politique à un mouvement d’unification économique et sociale qui ne peut être qu’un mouvement révolutionnaire. Ce dernier peut seul détruire les antiques structures féodales - et même pré-féodales comme celles des hordes de Bédouins qui soutiennent Hussein - dont le poids de conservation sociale n’est pas à démontrer et qui contraste avec l’extraordinaire évolution politique de l’État d’Israël, si proche mais non arabe, dont la création a constitué une véritable "transplantation" de capitalisme. Mais, tournant le dos à une telle révolution sociale, le panarabisme à la Nasser prétend recueillir les fruits de cette révolution tout en s’efforçant d’en étouffer le germe.

En définitive, il n’ y a, théoriquement, que deux modes d’unification du monde arabe : la conquête militaire par un État hégémonique détruisant par la force la pluralité des pouvoirs politiques et la division territoriale dans les pays de langue arabe ou une révolution des classes inférieures qui, renversant l’ordre établi, jetterait les bases d’un État unitaire.

La première solution est rendue impossible par la défaite militaire de l’Égypte, incapable sur ce plan, de remplir le rôle tenu autrefois par la Prusse dans l’unification politique de l’ Allemagne et par le Piémont dans celle de l’Italie. D’autre part, les attitudes respectives des États-Unis et de la Russie laissent facilement prévoir qu’une guerre entre États arabes se transformerait irrévocablement en une conflagration plus générale par l’adhésion, ouverte ou dissimulée, de certains de ces États au bloc oriental et des autres au bloc Atlantique. La venue de la VIe flotte américaine dans les eaux libanaises ne laisse aucun doute à ce sujet.

L’impérialisme yankee est ainsi en premier lieu le principal obstacle à l’unification du monde arabe car les États-Unis ne peuvent si facilement renoncer au monopole du pétrole et des bases stratégiques qu’ils convoitent dans cette région, dissimulant leur cupidité sous l’hypocrite formule de la "doctrine Eisenhower" par laquelle ils s’engagent à "défendre l’intégrité des États arabes", c’est-à-dire à maintenir la division politique grâce à laquelle ils assurent leur prédominance sur ces pays. Aussi longtemps que durera l’écrasante pression américaine sur cette partie du globe, le mouvement panarabe stagnera dans l’impuissance dont il fait preuve aujourd’hui.

Quant à la seconde solution, celle de l’unification par une révolution sociale, les conditions, qui lui sont nécessaires font encore totalement défaut. Le mouvement patronné par Nasser, en dépit de la démagogie déployée par ses chefs, ne peut se définir en aucun cas comme un mouvement révolutionnaire de masse. Il ne s’est accompagné d’aucun bouleversement social, se limitant à greffer sur la même structure sociale qui appuyait la monarchie de Farouk un régime politique qui n’en diffère que par l’orientation de sa politique étrangère (encore qu’il y aurait lieu, sur ce point, de formuler d’importantes réserves), et cette orientation n’a pu se délimiter de la précédente qu’à la faveur de l’apparition de nouveaux rapports de force entre les grandes puissances mondiales. En d’autres termes, ce n’est pas une poussée révolutionnaire des masses qui est à l’origine de cette “nouvelle politique extérieure” que Nasser a inauguré avec la nationalisation du Canal de Suez. Contrairement à ce qu’affirme sa propagande présentant ce geste comme une action d’ éclat et une démonstration de la prétendue "révolution sociale" survenue en Égypte, et aux échos favorables que lui apporte la presse russe et staliniste, cette politique spectaculaire est destinée à cacher le profond conservatisme social qu’elle recouvre et les conditions misérables de la population égyptienne qui continue à vivre dans des modes extrêmement arriérés et indignes de la tâche historique de toute bourgeoisie digne de ce nom.

La fondation de la République Arabe Unie reste dans le cadre de cette politique. Apporte-t-elle, tout de même, l’ ébauche d’une solution au problème de l’unification du monde arabe ? Non, elle ne fait que concrétiser la scission qui s’était produite lors de la crise jordanienne. En effet, à cette République Arabe Unie qui groupe l’Égypte et la Syrie s’est tout de suite opposée la Fédération arabe issue de l’union de l’Irak et de la Jordanie. Encore une fois l’unification du monde arabe grâce à des ententes entre les États continue à être une vaine chimère. Pour s’ effectuer elle doit, comme nous l’avons dit, suivre des voies différentes : elle ne peut se faire par des modifications de l’ordre constitué existant mais, au contraire, par son renversement total; elle doit suivre la voie révolutionnaire.

La question importante est de savoir quel est le mouvement politique qui soit capable d’assumer la terrible tâche de guider la révolution arabe. Mais pour le moment nous ne pouvons encore nous occuper de cela, étant donné qu’il est avant tout nécessaire d’étudier les causes historiques qui empêchent la réalisation de l’unification étatique des peuples d’Asie et d’Afrique de langue arabe. Nous ne prétendons pas épuiser en ces quelques lignes un travail aussi imposant et pas davantage d’en étendre le plan complet, mais seulement d’en extraire, et ce non pas d’une façon définitive, les grands problèmes qui s’y rattachent.

Avant tout, comment la question doit-elle être posée ? Nous croyons qu’on ne peut le faire qu’en ces termes: quels sont les facteurs historiques qui empêchent la formation d’un État national arabe et favorisent la perpétuation du néfaste sub-nationalisme des États arabes artificiels actuels, et qui agissent dans le sens opposé aux tendances unificatrices qui découlent de la communauté de langue, de l’origine raciale et des traditions qui distinguent les peuples qui habitent l’Afrique Septentrionale et l’Asie Occidentale, du Maroc à l’Égypte, et de la péninsule du Sinaï au Golfe Persique ?

Quiconque croît répondre à une telle question en faisant dépendre de l’impérialisme capitaliste toutes les causes de la scission qui déchire le ”monde arabe’’, donne une vision incomplète du phénomène. Et on comprend parfaitement cela, si l’on pense que la division et la ”balkanisation’’ de la nation arabe se vérifie bien avant la naissance de l’impérialisme. En effet, les antiques tribus qui, venues d’Arabie à la suite de la révolution religieuse et sociale de Mahomet, se ruèrent à l’assaut des pays voisins et conquirent leurs emplacements actuels en Asie et en Afrique, ne réussirent pratiquement pas, malgré leurs liens de sang et de culture, à constituer une nation. C’est seulement pour un bref moment seulement que le Califat réussit à imposer l’autorité d’un pouvoir central sur l’immense empire islamique. Il n’est donc pas exact de dire que la division des Arabes est la conséquence de la domination impérialiste. Il est vrai, au contraire, que la domination impérialiste a pu poursuivre ses fins justement en exploitant les puissants facteurs historiques qui, depuis le Xe siècle, empêchent l’unification des Arabes.

En d’autres termes, nous devons recourir, pour expliquer la cause immédiate de la sujétion des Arabes à l’impérialisme capitaliste, aux luttes intestines qui se manifestent dans l’existence de nombreux États de dimensions diverses, mais tous également impuissants à se soustraire à l’étau de l’exploitation et de l’oppression impérialiste. Mais expliquer leur désunion uniquement par l’intervention impérialiste serait tomber dans une pure tautologie. En réalité, les causes de la division des Arabes sont intimement liées à l’épopée même de la conquête musulmane.


Le cycle passé

Le mahométanisme, codifié dans le Coran, fut l’idéologie de la révolution sociale des populations nomades du désert, adonnées à l’élevage du bétail en période normale aussi bien qu’à l’usage de la razzia, qui se soulevèrent contre la puissante oligarchie mercantile dominatrice de La Mecque. Les éleveurs de bétail - les Bédouins - et les petits cultivateurs constituaient, à l’époque de la prédication de Mahomet, la très grande majorité des habitants de la péninsule arabe. Sur eux se dressait la domination de classe des marchands de La Mecque qui monopolisaient le commerce maritime à travers la Mer Rouge et les transports caravaniers qui reliaient l’arrière-pays aux ports de la côte, et qui allaient jusqu’à opérer par voie de terre, le long du Sinaï, des courants commerciaux de l’Europe et de l’Asie. Dans leurs mains se concentraient toutes les richesses, y compris les denrées alimentaires, que les tribus nomades étaient contraintes d’acheter à des prix exorbitants, quand la sécheresse décimait les troupeaux. Exemple non fortuit dans l’histoire des révolutions, Mahomet était un ”transfuge’’ de la classe dominante, passé dans le camp de la révolution, ayant été jusqu’à l’Hégire un riche marchand de la puissante tribu des Koreïscistes.

A cause des conditions historiques particulières de l’époque où elle se déroula, la révolution mahométane ne put être qu’une application, à l’échelle collective, du pillage bédouin, c’est-à-dire une forme inférieure de l’expropriation de la richesse. La ”guerre sainte’’ islamique fut, à l’origine, une guerre sociale contre l’usure et l’oppression de la richesse. Mais la révolution, issue victorieusement de la guerre sociale, ne pouvait atteindre son but qu’à la condition de se transformer en un féodalisme agraire, comme cela se produisit lorsque les conquérants barbares eurent renversé l’Empire romain. A cela s’opposaient les conditions naturelles du pays, en grande partie désertique. Dans l’histoire de l’Islam le désert joue un rôle de première importance, et cela prouve combien les conditions matérielles “déterminent les destinées” des peuples, comme certains se plaisent à dire.

La révolution qui avait allumé la guerre civile entre Arabes ne put s’arrêter lorsque les armées islamiques eurent, sous la conduite du ”Prophète’’, conquis et pacifié leur patrie d’origine : l’Arabie. Ne pouvant atteindre ses buts à l’intérieur, étant donné que la plupart des combattants révolutionnaires de la première heure et des nouveaux convertis s’étaient trouvés exclus du butin, il devint nécessaire de forcer les frontières des pays limitrophes. Ainsi la ”guerre sainte’’ mahométane prit sous ses successeurs - les Califes - les formes d’une invasion barbare, qui fut impétueuse et irrésistible parce que sur son chemin elle s’augmentait de tous les opprimés et de tous les exploités. Ceux-ci se convertissaient avec enthousiasme à la nouvelle religion qui, avec son idéologie enflammée, appelait à elle les humbles et les pauvres, et repoussait avec d’apocalyptiques malédictions les riches et les usuriers. La terrible éruption sociale envahit et submergea en peu de temps l’Empire byzantin et l’Empire perse des Sassanides qui perpétuaient traditionnellement contre les ”barbares’’ en Orient la fonction déjà accomplie par Rome en Occident. Véritables ”galères des peuples” et lieux de la domination de classe la plus raffinée, ils s’opposèrent en vain à la conquête musulmane. Exemple frappant de la façon dont des États antiques, puissants, mais conservateurs, peuvent être pliés par d’autres États de formation récente, ou même en voie de formation, mais rendus invincibles par la fureur révolutionnaire qui les pousse !

En peu d’années, de 632 (date de la mort de Mahomet) à 720, la conquête musulmane s’étendit à un immense territoire. Du Sind (région du sud-orientale du Pakistan actuel) son étendue allait jusqu’au-delà des Pyrénées. L’Empire perse sassanide avait été détruit, l’Empire byzantin énormément mutilé. L’Asie Mineure, la Syrie, la Palestine, l’Égypte romaine, le Maghreb étaient perdus pour Byzance. La monarchie wisigothe d’Espagne avait été balayée et disparaissait à jamais. L’empire pluriséculaire sassanide, comprenant l’Irak et l’Iran actuels jusqu’à l’Amou-Daria, s’écroulait avec fracas et ses antiques cités comme Bagdad, devenaient les centres de la nouvelle civilisation du Coran. Une immense révolution transformait le monde. En se référant à cela, apparaît d’autant plus surprenante l’incapacité des Arabes, conquérants magnifiques, de créer un État national.

Sous cet aspect, les Arabes représentent peut-être un cas unique parmi les peuples conquérants. Les Mongols par exemple, réussirent à fonder des empires beaucoup plus vastes que l’Empire musulman, mais ils occupèrent peu de temps les territoires conquis, finissant par se retirer dans la patrie d’origine ou étant ethniquement absorbés par les populations autochtones. Les Arabes au contraire réussirent à se superposer aux populations assujetties et même à transformer en propre patrie les territoires conquis; mais ils échouèrent totalement dans la tentative de dépasser leur particularisme barbare et de se donner un gouvernement politique unitaire, un État national. Ceci devait retarder énormément, nous le voyons aujourd’hui, le développement de l’Afrique et du Moyen-Orient.

A vrai dire, il fut un temps où il sembla que la tendance unitaire dût prévaloir dans l’incandescent monde islamique; ce fut l’époque qui vit le Califat passer dans les mains de la dynastie des Omeyyades (600 - 750). Sous ceux-ci, l’Islam atteignit son maximum d’extension territoriale, puis commença l’inéluctable déclin. Les Omeyyades, divergeant quelque peu de l’orthodoxie politique du Coran, tentèrent de liquider le séparatisme, profondément lié aux traditions d’un peuple qui avait erré pendant des siècles dans le désert, ne connaissant pas d’autres formes de vie sociale que la tribu nomade, rebelle à toute forme de contrainte qui ne fut pas celle exercée par la nature.

Ce fut une expérience à peine ébauchée. Le grand plan politique d’une monarchie nationale, absolue et héréditaire, s’appuyant sur une bureaucratie militaire et civile qui aurait assuré au pouvoir central un contrôle régulier sur l’immense empire, devait s’écouler misérablement. Les forces de l’atavisme anarchique bédouin devaient prévaloir sur les tendances centralisatrices et nationales. Le communisme primitif tribal, collectiviste à l’intérieur et anarchique vers l’extérieur, avait permis aux nomades du désert éleveurs de brebis et de chameaux, de renverser l’aristocratie mercantile de La Mecque. Il avait fourni l’aliment d’une foi fanatique et d’un courage extraordinaire à la révolution mahométane. Mais il eut une action négative quand, les armées islamiques étant sorties d’Arabie et ayant conquis un gigantesque empire, il s’agît de donner à celui-ci une assise politique qui lui en assurât la continuité.

D’aucun pourrait s’étonner que nous attribuions une certaine influence négative au communisme primitif bédouin. Mais, pour les marxistes, le communisme primitif n’est pas une idole à laquelle on ne doive adresser que des louanges. Il existe un communisme primitif qui marque la sortie de l’espèce humaine de son existence à l’état bestial, et, en tant que tel, c’est une révolution d’une portée incommensurable, peut-être la plus grande de toutes les révolutions. En s’associant, l’anthropoïde devint homme. Quel plus grand hommage le marxisme peut-il rendre au communisme primitif ? Tout ce qui existe et existera encore entre le communisme primitif et le communisme moderne est, pour le marxiste, une infâme mais nécessaire parenthèse dans l’existence de l’espèce.

La ruineuse scission entre Chiites et Sunnites, c’est-à-dire entre la vieille garde du mahométanisme qui avait accompagné le Prophète dans son émigration - l’Hégire - de La Mecque à Médine, et les innovateurs, devait faire crouler pour toujours les structures encore fragiles de l’État national arabe. La dynastie des Abbassides qui s’empara en 749 du Califat, en chassant les Omeyyades, fut bien vite réduite au rang de ces monarchies féodales que la trop grande puissance et le trop grand éloignement des vassaux, vide de toute autorité effective. Le Calife fut réduit au grade de chef de la religion islamique, presque privé de pouvoir temporel. Le démembrement de l’empire fut rapide et irrémédiable. Déjà, quelques années après leur renversement, les exilés Omeyyades qui avaient échappé aux vengeances du parti vainqueur, se réfugiaient en Espagne et y fondaient un Emirat indépendant. Ensuite le Maghreb et l’Égypte se rendirent pratiquement indépendants du gouvernement de Bagdad. Au début du siècle l’involution est complète. Le Califat est réduit à gouverner, et ce indirectement, sur le seul Irak; l’Islam est divisé en de nombreuses dynasties, plus ou moins indépendantes, l’État national apparaît moins que jamais !.

L’absence d’un tel État, formé sur le modèles des monarchies nationales qui étaient en train de se constituer en Europe, eut des conséquences historiques d’une importance colossale. Il est facile de penser qu’un État national solidement construit aurait pu empêcher les victoires remportées par les croisades. N’est-ce pas dès cette époque que l’Europe acquiert une suprématie sur l’Afrique et s’oppose à elle ? Si ensuite l’on considère que les coups infligés à la puissance arabe par les armées des Croisés jetèrent les prémisses de la ruineuse invasion des Mongols et, plus tard, de la conquête des Ottomans, on a un tableau complet des répercussions négatives qu’eut le manque d’unification des Arabes sur l’histoire de trois continents.

En voulant sortir du domaine des conjectures et rester sur le terrain de l’histoire, il ressort de l’étude du cycle historique des Arabes, une conclusion évidente. Par l’incapacité de fonder un État national, les Arabes, de conquérants devinrent conquis et ils furent rejetés du progrès historique, c’est-à-dire condamnés à rester au fond du féodalisme, tandis que les États d’Europe se préparaient à en sortir pour toujours et à acquérir de cette façon la suprématie mondiale.

Après cela nous pouvons facilement nous expliquer les causes historiques qui ont fait tomber les Arabes sous le joug de la domination de l’impérialisme. C’est-à-dire que nous savons que deux ordres de causes concourent à maintenir l’état actuel de désunion et d’impuissance des Arabes (qui est la condition majeure du maintien de l’exploitation capitaliste) : les traditions séculaires conservatrices à l’intérieur, l’ingérence étrangère de l’extérieur. Qu’est-ce que cela signifie du point de vue politique ? Cela signifie que le monde arabe devra endosser le terrible devoir d’une double lutte : la révolution sociale et la révolution nationale, la révolte contre les classes réactionnaires qui transmettent des traditions désormais dépassées, et contre les occupants étrangers. Seule une victoire remportée sur ces deux camps peut assurer le triomphe de l’unité arabe, de l’Océan Atlantique au Golfe Persique.


Le jeu de l’impérialisme

En poursuivant dans la voie entreprise, la ”balkanisation’’ des Arabes arrivera à ses extrêmes conséquences. Les Arabes se cantonneront toujours plus dans des États préfabriqués, c’est-à-dire fabriqués par l’impérialisme et par ses agents. États infestés d’une misère déprimante, découragés par une insurmontable impuissance, qui useront leur inutile existence dans des luttes intestines. A l’heure actuelle il existe on ne sait combien de blocs inter-arabes. Aux deux fédérations rivales qui se disputent les adhésions des autres États (les Syro-égyptiens ont réussi à obtenir le vote du Yémen, les Irako-jordaniens sont encore dans la phase de courtiser les sultanats du Golfe Persique) menace de s’adjoindre et de s’opposer, la Fédération du Maghreb, appuyée par Mohammed V et par Bourguiba, qui devrait comprendre la Tunisie, le Maroc et l’Algérie quand celle-ci aura obtenu son indépendance. Mais l’on sait déjà, par les discours anti-nassériens de Bourguiba, que la Fédération projetée est orientée en faveur de l’Occident et contre le panarabisme. Il faut de plus prendre en compte les États qui jouent un double-jeu, comme l’Arabie Saoudite, le Liban et la Libye, qui ont un sourire pour la Ligue Arabe (pourquoi diable existe-t-elle encore ?) et deux sourires pour le Département d’État américain.

Mais l’impérialisme ne dort pas tranquille. Les cris d’alarme à propos du ”péril russe’’ et des ”infiltrations russes’’ dans le Moyen-Orient et dans le Maghreb, servent à cacher la crainte réelle. Ce que les bourgeoisies européennes craignent vraiment, et avec elles l’impérialisme américain, c’est un progrès effectif du mouvement d’unification arabe. A-t-on jamais pensé aux énormes conséquences que comporterait la formation d’un État unitaire arabe? Cela signifierait la fin de la domination coloniale dans l’Afrique toute entière, c’est-à-dire non seulement de l’Afrique arabe, mais aussi du reste du continent habité par les peuples de race noire, et qui est parcouru par de profonds frissons de révolte. Les mythes que se fabrique la classe dominante tendent à inculquer dans les classes opprimées le préjugé de l’inanité de la lutte contre l’ordre en vigueur. Eh bien, qui peut mesurer la gigantesque portée qu’aura l’écroulement du mythe de la supériorité de la race blanche ?

Fragmentés en divers petits États, divisés par d’ignobles questions dynastiques, dévorés vivants par les brigands des monopoles capitalistes étrangers, qui cèdent volontiers de larges tranches des profits pétroliers, englués dans les mortelles alliances militaires des impérialismes, les États arabes non seulement n’inspirent aucune crainte à l’impérialisme, mais servent de pions dans leur jeu diabolique. Mais qu’adviendrait-il si les Arabes, leurs divisions suicidaires étant dépassées, réussissaient à fonder un État national englobant tous les territoires africains et asiatiques habités par les populations arabes ? Aurions-nous seulement le réveil de l’Afrique entière ? Non, nous obtiendrions, nous qui militons dans le camp de la révolution communiste, bien autre chose encore. Nous obtiendrions d’assister à la mort définitive et sans appel de la vieille Europe, de cette Europe bourgeoise pourrie, corrompue et meurtrière, infectée de réaction et de fascisme plus ou moins camouflé, qui depuis quarante ans est le foyer inépuisable de la guerre impérialiste et de la contre-révolution.

C’est pour cela que nous sommes pour la révolution nationale arabe. C’est pour cela que nous sommes contre les gouvernants des États arabes, qui poursuivent ouvertement des finalités séparatistes et réactionnaires (les monarchies du Moyen-Orient) ou tendent à établir un réformisme superficiel et à collaborer avec l’Occident (Bourguiba, Mohammed V); nous ne pouvons pas, comme les communistes de Moscou, appuyer inconditionnellement le mouvement panarabe de Nasser, parce que dans celui-ci il y a trop de lest réactionnaire, en vain masqué par un habile jeu démagogique. Chacun d’entre eux aime à se poser en champion de l’Islam. Mais leur islamisme est à celui des compagnons de Mahomet ce que le christianisme des catholiques est vis-à-vis de celui des antiques agitateurs des catacombes.