Parti Communiste International

LE CADAVRE CHEMINE ENCORE

Filo del tempo n°1, mai 1953 (1)

 
À l’occasion des élections municipales en France de mars 2014.
     Ce texte fait allusion à la bataille électorale italienne d’avril 1953 au suffrage universel qui se soldèrent par la victoire de la Démocratie Chrétienne menée par De Gasperi face au Front Démocratique Populaire formé par le Parti Communiste stalinien et le Parti Socialiste, avec une participation des électeurs de 94%. Rappelons qu’après la chute de Mussolini en 1944, la Démocratie Chrétienne avec l’appui du Parti Socialiste Italien et du Parti Communiste Italien (stalinien depuis 1926) s’attelaient à remettre sur pied le système démocratique. Il s’agit là d’un véritable manifeste contre l’électoralisme et la putréfaction du capitalisme !


Ce n’est pas pour sacrifier à l’actualité de cet ignoble mois de Mai en cours, et qui prend une place notable parmi ses différents prédécesseurs consacrés aux errements de l’ « inflexible virago » Liberté, désormais réduite à une vieille trotteuse, que nous nous occuperons une nouvelle fois du thème : prolétariat et électoralisme.

En ne donnant aucune importance aux pronostics ou aux consultations des statistiques des résultats, dont nous contestons depuis plus de trente ans l’affirmation qui les établit comme étant l’indice quantitatif des forces sociales, et nous n’essayons donc pas de tenter une froide esquisse ni n’admirons la pâle photographie du présent et du pays italien au travers de ces chiffres, nous relierons entre elles, à grands traits, les positions d’une période historique dont les leçons sont immenses, et en grande partie inutilisées pour les masses qui accourent – mais visibles dans le grand reflux de méfiance et de dégoût – vers les urnes habituelles.

* * *

En 1892, lors du Congrès de Gênes se constitue le Parti Socialiste Italien avec la séparation des marxistes et des anarchistes. La controverse et la scission reflètent à distance celles qui ont mis fin à la Première Internationale, entre Marx et Bakounine, et comme on disait entre autoritaires et libertaires. A première vue, la question est ainsi posée: les marxistes sont, dans la situation de l’époque, pour la participation aux élections des corps publics administratifs et politiques, et les libertaires sont contre. Mais le véritable fond de l’affaire est ailleurs (voir les écrits de l’époque de Marx, Engels sur l’Espagne, etc.). Il s’agit de combattre la conception révolutionnaire individualiste pour laquelle on ne doit pas voter afin de "ne pas reconnaître" par cet acte l’État des Bourgeois, selon la conception historique et dialectique que l’État de classe est un fait réel et non un dogme qu’il suffit d’effacer, plus ou moins sans rien faire, de la « conscience », et qui sera historiquement détruit seulement par la révolution. Celle-ci (en avez-vous jamais vu une, disait Engels?) est par excellence un acte de force, et non de persuasion (encore moins de décompte des opinions), d’autorité et non de liberté, et elle n’aura pas l’ingénuité de lancer à la volée les individus autonomes comme sortis d’ une cage à pigeons, mais elle construira la puissance et la force d’un nouvel Etat.

Ainsi, dans cette querelle entre ceux qui voulaient entrer dans les Parlements et ceux qui voulaient rester en dehors de ceux-ci (mais avec comme corollaire des erreurs bien plus graves en incitant les prolétaires à nier l’Etat de classe, le parti politique de classe, et jusqu’à l’organisation syndicale), les socialistes marxistes, et non les anarchistes anti-élections et anti-organisations, se trouvaient à nier la fable bourgeoise de la liberté, base de la tromperie de la démocratie élective.

La position programmatique correcte consistait à revendiquer, non pas tant la formelle « conquête des pouvoirs publics », mais la révolutionnaire et future « conquête du pouvoir politique », et l’aile droite possibiliste et réformiste du Parti Socialiste Italien essaya en vain de dissimuler la formule donnée par Marx depuis 1848: dictature de la classe ouvrière !

* * *

La bourgeoisie européenne, prodigue en avancées dans le domaine des réformes sociales et en séduisantes invitations de collaboration faites aux dirigeants syndicaux et aux parlementaires, représentant les ouvriers, entre dans le giron explosif de l’Impérialisme, et en 1914 éclate la Première Guerre mondiale. Une vague de désarroi submerge les socialistes et les travailleurs qui avaient pourtant proclamé la veille, à Stuttgart et Bâle, qu’on opposerait la la révolution sociale à la guerre. Les traîtres se mettent à mesurer la situation catastrophique qui renverse des décennies d’illusions roses, non avec le mètre du marxisme prolétarien, mais avec celui de la Liberté bourgeoise, dont s’élèvent les plus hautes clameurs chaque fois que la cause et la force de notre Révolution sont à genoux.

On invoque l’existence des Parlements et du droit de vote comme un patrimoine garanti au prolétariat, patrimoine qu’il doit défendre en se laissant enrégimenter et armer dans l’armée nationale ; c’est ainsi que les travailleurs allemands seront persuadés d’aller se faire tuer pour éviter le spectre tsariste, ceux occidentaux de le faire contre le spectre du Kaiser.

Le Parti Socialiste Italien bénéficia d’un laps de temps pour se décider avant d’adhérer à l’union nationale ; il la refusa catégoriquement lorsque, pour des raisons d’alliances politiques, l’État italien aurait dû suivre les Allemands et se réfugia dans la formule de la neutralité (insuffisante, comme le déclara l’aile révolutionnaire bien avant le mai radieux de 1915), et sut ensuite résister à l’opposition quand la bourgeoisie passa « le camp de la liberté » en attaquant l’Autriche.

* * *

En 1919, la guerre prenait fin avec la victoire nationale et avec la libération des villes « irrédentes », mais après un immense sacrifice de sang et avec les séquelles inévitables des bouleversements économiques et sociaux : inflation, crise de la production, crise de l’industrie de guerre. Deux puissants résultats historiques sont obtenus de manière évidente pour les masses et leur parti. A l’intérieur, nous avons vu l’antithèse qu’il y a entre les postulats de démocratie et de nation, identifiés à la guerre et au massacre, et les postulats socialistes de classe : les interventionnistes de tous bords, depuis les nationalistes (puis fascistes) jusqu’aux démocrates maçonniques et aux républicains, qu’ils aient ou non fait la guerre, impatients de se rouler dans l’orgie de la victoire, refroidie rapidement par les coups de fouet des alliés impérialistes, sont à juste raison détestés et ridiculisés par les travailleurs qui les expulsent des rues où ils sont descendus lutter. Sur le plan international, la révolution bolchevique a fourni de fait les extrêmes de la théorie de la révolution opposée aux bourgeois démocratiques et aux anarchistes : on peut obtenir la victoire, si nous nous libérons radicalement des erreurs, des illusions et des scrupules que sont la démocratie et la liberté.

Et s’ouvre alors un carrefour devant le grand parti battu par les interventionnistes en mai 1915. Il est facile d’avoir par la voie démocratique une formidable revanche numérique. Beaucoup plus difficile est l’autre voie, celle de la fondation d’un parti révolutionnaire, en éliminant nos sociaux-démocrates à la Turati, Modigliani, Treves, bien que sauvés de la honte du social-patriotisme, et en organisant la prise insurrectionnelle du pouvoir, que l’on espère possible en Europe centrale, dans les territoires des empires vaincus.

Dans la situation de 1892, il n’y avait pas d’antithèse entre la voie révolutionnaire et celle de l’activité électorale, la première n’ayant pas historiquement de place ailleurs que dans le clair programme du parti, non dans les manœuvres de l’action.

Un groupe avancé de socialistes italiens au Congrès de Bologne soutint qu’en 1919 l’antithèse était ouverte. Prendre la voie des élections signifiait fermer celle de la révolution. La perplexité de la bourgeoisie était évidente car elle ne voulait pas, dans sa majorité d’alors, éviter la guerre civile en prenant l’initiative de la force, et elle invitait, avec Giolitti et Nitti (2), les ouvriers à rentrer dans les usines non défendues, et les cent cinquante honorables parlementaires à affluer à Montecitorio (3): quand bien même l’on chanterait dans ces deux enceintes Bandiera Rossa (4) !

Il ne fut pas possible de freiner l’enthousiasme pour la campagne électorale, et faire valoir la prévision, historiquement confirmée, que son effet, surtout en cas de succès, aurait fait perdre tous les bénéfices réalisés par la vigoureuse campagne visant à démasquer la « guerre démocratique », par l’enthousiasme avec lequel les travailleurs italiens, rangés seuls et avec force sur leur front de classe, avaient accueilli la prise du pouvoir des Soviets en Russie, et la dispersion de l’Assemblée démocratique mort-née.

Mussolini, qui nous avait trahi en 1914 en passant de l’autre côté du front avec les partisans de l’intervention démocratique et irrédentiste, défenseur – si seulement il y avait réussi avant ! – d’une initiative de la bourgeoisie nationale d’utiliser la force afin d’étouffer les organes prolétariens – fut ridiculisé dans les élections, et l’enivrement suivit par la suite son cours irrésistible.

* * *

En 1920, tout en jetant les bases du Parti communiste en Italie séparé des sociaux-démocrates, l’Internationale de Moscou estima qu’il n’y avait pas d’antithèse entre élections et insurrection, en ce sens que les partis communistes solidement établis au-delà de la ligne de démarcation entre les deux Internationales, pourraient requérir à l’emploi de l’action au Parlement, afin de faire sauter le Parlement lui-même, et ainsi enterrer le parlementarisme. La question, posée d’une manière trop générale, était difficile, et tous les communistes italiens s’en remirent à la décision du deuxième Congrès de Moscou (juin 1920) dont la solution était claire: en principe, tous contre le parlementarisme ; en tactique, on ne doit pas établir ni la participation toujours et partout, ni le boycottage toujours et partout.

Les avis des majorités pèsent peu face aux épreuves de l’histoire. Une telle décision, et son acceptation générale en Italie, n’enlèvent rien à l’antithèse, que nous avons rappelée, de 1919 : ou élections avec un gros parti hybride composé de révolutionnaires, qui pour a plupart s’orientaient lentement, et des social-démocrates bien déterminés ; ou bien la rupture du parti (en octobre 1919, il était temps ; en janvier 1921, ce fut tardif) et préparation de la conquête du pouvoir révolutionnaire.

Il est incontestable que Lénine ne réussit pas à faire concorder la position des socialistes anti-guerre dans l’Italie de l’après-guerre, d’un Etat depuis longtemps démocratique, et victorieux, avec celle des bolcheviques en Russie dans les Doumas tsaristes pendant les guerres perdues. Mais il n’en est pas moins incontestable que Lénine vit à temps l’antithèse historique que nous avions alors posée et qui fut confirmée par le futur.

Dans son célèbre opuscule sur "L’extrémisme, maladie infantile du communisme" – dans lequel la tendance de gauche n’est pas jugée comme étant puérile, mais considérée comme un élément de la croissance du communisme, à l’inverse de la droite et du centrisme, éléments de sénescence et décomposition, qui triomphèrent malgré la lutte désespérée de Lénine et après lui avoir brisé le cerveau – dans ce texte que les maniaques de la méthode électorale ont tant exploité, Lénine s’exprimait ainsi sur la lutte au sein du parti italien ; ce sont les seuls passages :

Note du 27 Avril, 1920:. « J’ai eu trop peu la possibilité de connaître le communisme de "gauche" en Italie. Indubitablement la fraction des "communistes boycottistes" (5) ("comunista astensionista" – en italien dans le texte) est dans l’erreur, quand ils préconisent la non-participation au Parlement. Mais il me semble qu’ils ont raison sur un point, autant que l’on puisse en juger à partir de deux numéros du journal Il Soviet » (nn. 3 et 4 du 19 janvier et 1er février 1920) (...) c’est-à-dire dans leurs attaques contre Turati et ceux qui pensent comme lui, qui restent dans un parti qui a reconnu le pouvoir des Soviets et la dictature du prolétariat, et qui restent également membres du Parlement et poursuivent leur vieille et très nuisible politique opportuniste. En tolérant cela, le camarade Serrati et tout le Parti Socialiste Italien commettent sûrement une erreur, qui constitue le même danger et préjudice grave qu’en Hongrie où les messieurs hongrois à la Turati sabotèrent de l’intérieur le parti et le pouvoir des Soviets. Une telle attitude erronée, incohérente et manquant de caractère à l’égard des députés opportunistes produit d’une part le communisme de "gauche", et de l’autre en justifie jusqu’à un certain point l’existence. Serrati a manifestement tort quand il accuse Turati d’ "incohérence", alors que c’est justement le Parti Socialiste Italien qui est incohérent, quand il tolère les parlementaires opportunistes comme Turati et Cie ».

Il y a ensuite L’Annexe (6) en date du 12 mai 1920 : « Les numéros indiqués plus haut (7) du journal italien Il Soviet confirment entièrement ce que j’ai dit dans ma brochure à propos du Parti socialiste italien ». Il cite ensuite un entretien fait par Turati au Manchester Guardian (8), qui invoque la discipline de travail, l’ordre et la prospérité pour l’Italie. « Oui, en vérité, le correspondant du journal anglais a confirmé supérieurement la justesse de ce qu’exigent le camarade Bordiga et ses amis du journal Il Soviet, à savoir que le Parti Socialiste Italien, s’il veut être effectivement pour la Troisième Internationale, stigmatise et chasse de ses rangs, MM. Turati et Cie, et devienne un parti communiste, aussi bien par son nom que par son œuvre » (9).

Il est donc clair que pour Lénine d’alors puis dans les débats ultérieurs et les thèses sur le parlementarisme du II Congrès peu de temps après, le principal problème est l’élimination des social-pacifistes du parti prolétarien, et la question de savoir si ce dernier doit participer aux élections est secondaire.

Mais pour nous aujourd’hui, ce que nous soutenions à l’époque, est aussi évident : que la seule voie pour parvenir au transfert des forces sur le terrain révolutionnaire consistait en un énorme effort pour liquider immédiatement après la fin de la guerre, le terrible attrait pour la démocratie et les élections, qui avait déjà célébré un trop grand nombre de saturnales.

La tactique voulue par Moscou fut suivie par le parti de Livourne avec discipline et engagement. Mais malheureusement, la subordination de la révolution aux exigences délétères de la démocratie était désormais en cours au niveau international et au niveau local, et le point de rencontre léniniste des deux problèmes, ainsi que leur poids relatif, devinrent insoutenables. Le système parlementaire est comme un engrenage qui vous broie inexorablement dès que vous y mettez un pied. Son emploi soutenu par Lénine à une époque « réactionnaire » était proposable ; mais au moment d’une possible attaque révolutionnaire, c’est une manœuvre dans laquelle la contre-révolution bourgeoise gagne trop facilement la partie. Dans différentes situations et fréquemment au cours du temps, l’histoire a démontré qu’on ne peut trouver de meilleure dérivatif à la révolution que l’électoralisme.

* * *

Dès qu’on eut accepté la tactique parlementaire et son application complètement destructrice, on glissa petit à petit vers des positions qui rappelaient celles des sociaux-démocrates. On proposa à ceux-ci des alliances qui pouvaient conduire à une majorité des sièges, et comme l’usage de ce poids numérique juste pour faire une opposition platonique ou faire tomber des ministères n’avait pas de sens, surgit alors l’autre malheureuse formule de « gouvernement ouvrier ».

Il était clair qu’on revenait à la conception du Parlement comme moyen d’établir le pouvoir politique de la classe ouvrière. Les faits ont démontré que dans la mesure où cette illusion historique resurgissait, toutes les positions conquises précédemment tombaient. On était passé de la destruction par l’insurrection du Parlement parmi tous les autres engrenages de l’Etat, à l’utilisation du Parlement pour accélérer l’insurrection. On retomba dans l’utilisation du parlement comme moyen d’arriver au pouvoir de classe avec la majorité. La quatrième étape, comme cela a été clairement établi dans les thèses que la Gauche déposa à Moscou en 1920, 1922, 1924 et 1926, a été de passer du parlement en tant que moyen au parlement en tant que fin. Toutes les majorités parlementaires ont raison, elles sont sacrées et inviolables, même si elles sont opposées au prolétariat.

Même Turati n’aurait jamais osé le dire : mais les « communistes » d’aujourd’hui le disent à tout moment et l’inculquent en profondeur aux masses qui les suivent.

Si nous rappelons encore une fois ces étapes, c’est pour établir le lien étroit qui existe entre toute affirmation d’électoralisme, de parlementarisme, de démocratie et de liberté, et une défaite, un pas en arrière, du potentiel prolétarien de classe.

La marche en arrière se dévoila complètement lorsque la situation se renversa et que le pouvoir du capital prit l’initiative de la guerre civile contre les organisations prolétariennes. La situation se renversa du fait en grande partie du travail de la bourgeoisie libérale et des sociaux-démocrates, de la droite même nichée dans nos rangs, ainsi que le disait Lénine pour la Hongrie. En Allemagne, ce furent ces partis de sbires et de bourreaux des communistes révolutionnaires ; en Italie, non seulement ils favorisèrent les fausses retraites du genre Nitti et Giolitti (10) mais ils donnèrent un coup de main à la préparation des forces ouvertement fascistes, en utilisant à cet effet l’appareil judiciaire, la police, l’armée (Bonomi) pour contre-attaquer chaque fois que les forces communistes illégales (seules, et en plein « pacte de paix » signé par ces partis) remportaient des succès tactiques (Empoli, Prato, Sarzana, Foiano, Bari, Ancône, Parme, Trieste, etc.). Qu’alors, les fascistes, ne pouvant pas le faire tout seuls, mais avec l’aide des forces de l’Etat constitutionnel et parlementaire, aient massacré les travailleurs et nos camarades, brûlé journaux et sièges rouges, ne constitua pas le plus grand des scandales ; celui-ci éclata quand ils s’en prirent au Parlement et tuèrent, mais post festum (11), le député Matteotti.

Le cycle était achevé. Non le Parlement pour la cause du prolétariat, mais le prolétariat pour la cause du Parlement.

On invoqua et on proclama le front général de tous les partis non fascistes par-delà des divergences idéologiques et de base de classe, dans le seul but d’unir toutes les forces pour renverser le fascisme, faire resurgir la démocratie, et rouvrir le Parlement.

Nous en avons décrit à plusieurs reprises les étapes historiques: l’Aventin (12), à laquelle participa la direction de notre parti en 1924, mais dont elle se retira par la volonté du parti lui-même, qui avait subi seulement par discipline les lignes directrices qui prévalaient à Moscou, mais qui conservait encore intacte sa précieuse horreur, issue d’un millier de batailles, pour toute alliance interclassiste ; puis la longue pause et la glissade ultérieure dans l’émigration, jusqu’à la politique de libération nationale et de la guerre intérieure de partisans – comme nous l’avons expliqué à plusieurs reprises, l’utilisation des moyens armés et insurrectionnels n’enlève rien au caractère d’opportunisme et de trahison d’une telle politique. Nous arrêterons là la narration.

* * *

Depuis avant le fascisme italien et avant l’autre guerre, nous en savions assez pour soutenir que, en Europe de l’Ouest, le parti prolétarien ne devait jamais accomplir des actions politiques parallèles avec la bourgeoisie « de gauche » ou populaire, dont on a vu depuis lors les éditions les plus inattendues : francs-maçons anticléricaux d’autrefois, catholiques démocrates-chrétiens et moines de couvent ensuite, républicains et monarchistes, protectionnistes et libéraux, centralistes et fédéralistes, et ainsi de suite.

Face à notre méthode qui considère tout mouvement « à droite » de la bourgeoisie, allant donc dans le sens de jeter le masque des garanties et des avantages ostentatoires, comme une vérification de sa prévision, une « victoire théorique » (Marx, Engels) et donc une occasion révolutionnaire utile qu’un parti à l’orientation correcte doit accueillir non avec chagrin, mais avec joie, se trouve la méthode opposée qui à chacun de ces tournants démobilise le front de classe et se précipite à la rescousse, comme s’il s’agissait d’un trésor préjudiciel, de ce que la bourgeoisie a démantelé et dédaigné : démocratie, liberté, constitution, parlement.

Laissons donc la polémique doctrinale qu’on ne peut proposer qu’aux anti-marxistes déclarés, et voyons où cette méthode, que nous avons rejeée, a conduit, vu que le prolétariat, européen et italien, s’est retrouvé cloué derrière elle, en raison du concours de nombreuses forces et de nombreux complices.

Résistances nationales, guerre des Etats orientaux et occidentaux sur le front démocratique, arrêt des Allemands à Stalingrad, débarquement en France, chute de Mussolini et sa pendaison par les pieds, chute de Hitler. L’enjeu de cette lutte gigantesque, où les prolétaires n’ont rien refusé : sang, chair, trame classiste de leur mouvement élaboré depuis un siècle – est sauf ! Grâce surtout aux armées de l’Amérique, il est à jamais sauf : Liberté, Démocratie, constitution élective !

Tout a été risqué et donné pour toi, Parlement, temple de la civilisation moderne, et, les portes du temple de Janus (13) fermées, nous avons la joie de rouvrir les tiennes !

Un peu à bout de souffle, la civilisation humaine reprend son chemin de générosité et de tolérance ; elle s’engage à pendre les gens seulement par le cou, consacre à nouveau la personne humaine qui a été par nécessité le matériel approprié pour faire l’omelette avec les bombes libératrices: si tous ces apologistes avaient historiquement raison, le danger de la Dictature serait écarté, et à partir de maintenant jusqu’à la fin des temps nous ne verrons plus la chose, terrible si l’on y pense, d’être privé de députés, de se passer de Chambres parlementaires. De Yalta à Potsdam, de Washington à Moscou, de Londres à Berlin et Rome, tout cela se passait en mai – toujours en mai ! – 1945, tout plein de soleil et de sécurité.

Regardons maintenant ce que disent les mêmes sujets, et les émetteurs de ces mêmes centres, en ce mois de mai 1953, pas tellement éloigné, mais quantum mutatus ab illo (14) ! Tout était sauf alors, tout le monde était d’accord. Maintenant à entendre chacun d’eux, tout va être encore perdu, tout est à refaire à partir de zéro.

Ils admettent donc, au moins, que de 1922 à 1945 ils nous ont traînés dans une méthode imbécile et puante !

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Nous limiterons la démonstration au déploiement électoral italien, non sans avoir enfilé au préalable le masque à gaz.

En substance, il existe trois groupes en lutte, si nous mettons de côté la timide réapparition des fascistes, qui avaient le droit d’être évalués comme un fait historique aussi qualifié qu’un autre, mais qui, avec le bulletin de vote à la main au lieu de la matraque, ont l’indécence de se faire les plus démocratiques. Et effet le personnage le plus démocratique de tout temps est celui qui joue le rôle de la victime de persécutions par l’État et de représailles par la police. Libre apologie de la matraque que l’on obtient, eh oui, par un jeu de papier (15).

Il y a donc trois groupes issus de l’éclatement du front anti-fasciste et du bloc – et premier gouvernement après le salut – de libération nationale. Trois groupes qui fraternisèrent dans la certitude mutuelle – et se donnèrent l’aval réciproque – qu’ils étaient à égalité dans la guerre sainte, la croisade mondiale contre les dictatures. Cependant, nous écoutons la logorrhée des haut-parleurs et des journaux, même entre trois ou quatre plaisanteries, à laquelle on ne peut sûrement pas résister. Chacun des trois appelle à voter pour lui avec un seul argument: les deux autres personnifient « le danger de la dictature ».

Selon la faction monarchiste, qui refuse d’être définie à droite, et s’affirme démocratique et constitutionnelle suivant les traditions glorieuses de l’époque de Giolitti, qui n’hésite pas à donner des petits coups anti-vaticanesque type brèche de Porta Pia (16), il est clair que les communistes, s’ils gagnent, conduisent le pays à la dictature rouge ; et donc ils balanceront le parlement (17). Mais ils ne sont pas moins virulents quand ils dénoncent le caractère exploiteur, policier et réactionnaire de la démocratie chrétienne, qui, avec ses alliés mineurs, conduit de nouveau l’Italie vers le despotisme des clercs en bonnet phrygien. Ainsi, même les monarchistes voient en De Gasperi une menace pour le Parlement, auquel il substituera le conseil des évêques, remplaçant les élections par la communion dans la rue.

Selon la gauche communisante – il n’est pas nécessaire d’expliquer – non seulement les monarchistes préparent ni plus ni moins un nouveau fascisme et absolutisme, mais le centre démocrate-chrétien est un agent de la dictature de l’Amérique, et la Celere de Scelba (18), pire que la milice de Benito. Ce qui, dans la mesure où c’est vrai, ne fut possible que grâce à la politique de bloc anti-fasciste et de libération nationale qui accueillirent la military police et policiers nationaux à bras ouverts, en désarmant immédiatement sur les ordres des « généraux » de couloir les « brigades » ouvrières, dès que les fascistes et les miliciens républicains furent mis hors jeu.

Ensuite les chrétiens-démocrates et leurs alliés, abondamment bombardés des deux côtés comme personnifiant le totalitarisme de demain et des prochaines vingt années, et surtout accusés de trahir la démocratie dans cette l’énorme bêtise de la campagne contre leur loi arnaque (19), se disent rien de moins que les sauveurs de l’Italie menacée, libérée des deux très féroces totalitarismes, opposés mais convergents dans leurs grincements de dents : d’une part, celui néo-fasciste, de l’autre celui communiste ; le premier est dépeint sous les traits des anciens hitlérisme et mussolinisme, le deuxième avec les connotations actuelles du soviétisme d’une Russie ultra-étatique et ultra despotique.

Le cycle s’est donc déroulé ainsi. Point de départ: alliance loyale entre trois groupes, tout aussi ardents amis de la Liberté, pour anéantir la Dictature et la possibilité de toute Dictature. Meurtre de la Dictature Noire.

Point d’arrivée: choix entre trois voies, qui chacune conduit à une nouvelle Dictature plus féroce que les autres. L’électeur qui vote ne fait que choisir entre la Dictature rouge, la blanche, et la bleue.

Deux méthodes font ici historiquement faillite, sous les tous points de vue, mais surtout sous celui des intérêts de la classe prolétarienne qui nous intéresse. La première méthode est l’utilisation de moyens légaux, de la constitution et du parlementarisme avec un grand bloc politique afin d’éviter la Dictature. La seconde consiste à conduire la même croisade et former un bloc sur le terrain de la lutte armée, quand la dictature sévit, pour un objectif purement démocratique.

Les problèmes historiques d’aujourd’hui ne seront pas résolus par la légalité mais par la force. La force n’est battue que par une force plus grande. La dictature n’est détruite que par une dictature plus solide.

C’est peu de dire que cette sale institution du Parlement ne nous sert pas. Elle ne sert plus à personne.

* * *

Toutes les alternatives que les trois fronts vantent ou agitent dans le but de faire peur n’ont pas de consistance. Au cas où l’une des forces latérales l’emporterait, elle se scinderait tout de suite et une grande partie de ses effectifs d’élus passerait au centre bourgeois atlantiste et américain. Les monarchistes n’en font pas mystère. Les soi-disant communistes le disent moins ouvertement, mais cela en serait l’issue inévitable s’ils gagnaient éventuellement la majorité, succès qui semble impossible.

Les effectifs changeront peu pour ceux qui s’assiéront pour « un autre banquet de cinq ans » dont les électeurs n’auront même pas les miettes.

A l’époque de la crise Matteotti, nous disions qu’il s’agissait d’un mouvement syndical catégoriel des députés de métier, qui virent leurs privilèges et leurs revenus en danger et recoururent à la grève.

La même chose doit être dite de la « bataille historique » contre la « loi arnaque ». L’élection est non seulement en soi une arnaque, mais elle l’est d’autant plus quand elle prétend donner une parité de poids à chaque vote personnel. Toute la tambouille (20) en Italie est faite par quelques milliers de cuisiniers, marmitons et plongeurs, qui mènent comme de dociles moutons divisés en lots les vingt millions d’électeurs (21).

Si le Parlement servait à administrer techniquement quelque chose et pas seulement à abêtir les citoyens, sur les cinq années de sa vie maximale, il n’en dédierait pas une aux élections et une autre à discuter la loi à se constituer lui-même ! En comptant les heures passées à brailler, on en arrive à plus des des deux cinquièmes. Cette association de dégonflés n’a pas d’autre but qu’elle-même : et les peuples qui se sont faits massacrer pour la remettre sur pied ont été escroqués de bien plus que de vingt pour cent de leur petite parcelle de souveraineté ! Ils votent désormais dans l’autre monde.

Si les parlementaires de toutes les fractions bourgeoises se fichent du principe démocratique, les faux communistes ne s’en moquent pas moins. Ceci non parce qu’ils reviennent un tant soit peu sur des positions de classe et de dictature après la banqueroute de la méthode de bloc pour la liberté. Et en effet, ils ne reprennent pas le même chemin, dissimulant toute connotation de parti, et remettent sur pied un bloc du vigoureux peuple italien, des esprits éclairés, des honnêtes, non seulement avec l’alternative stupide de Nenni (22) qui au fond promet ce que nous avons dit: donnez-nous accès au parlement et nous gouvernerons avec vous et comme vous ; mais ils suscitent toute une foule de partisans poussifs dont seulement la décrépitude et l’artériosclérose inexorables ont empêché d’y associer les noms les plus bourgeois de la politique : Bonomi, Croce, Orlando, Nitti, De Nicola, Labriola (23) et similaires...

Et ils sont si loin de penser le moins du monde à remonter la pente descendue que non seulement ils sont les plus ardents à invoquer légalité et constitutionnalité quand ils revendiquent contre De Gasperi, qu’ils traitent d’ « autrichien » (la bourgeoisie autrichienne peut montrer à celle italienne comment on administre sans voler), la tradition de Mai 1915, de la guerre pour la démocratie et Trieste, mais ce sont eux qui sont plus que tout autre des braillards nationalistes et patriotards.

Ce n’est pas seulement le cohérent et respectable Turati qui pourrait revenir le front haut, mais surtout le Mussolini de 1914, maîtres de ces derniers pour avoir su trahir le prolétariat pour la démocratie, et la démocratie pour la dictature.

* * *

L’envoyé d’un journal londonien a décrit une scène à laquelle il jure d’avoir assisté, de ses propres yeux de mortels, sain d’esprit et sans l’influence de drogues, dans la vallée du mystérieux Tibet.

Dans la nuit éclairée par la lune, le rite rassemble peut-être un millier de moines vêtus de blanc, qui se déplacent lentement, impassibles et raides, au milieu de longues litanies, de pauses et de prières réitérées. Lorsqu’ils forment un cercle très large, on aperçoit quelque chose au centre de l’espace : c’est le corps d’un de leur frère étendu au sol sur le dos. Il n’est ni ensorcelé ni évanoui ; il est mort, non seulement en raison de l’absolue immobilité révélée par le clair de lune, mais aussi parce que l’odeur de chair en décomposition, selon la direction du vent, parvient aux narines de l’européen abasourdi.

Après avoir longuement tourné et chanté, et après d’autres prières incompréhensibles, l’un des prêtres quitte le cercle et se rapproche de la dépouille. Tandis que le chant continue sans s’interrompre, il se penche sur le mort, s’étend sur lui en se collant de tout son corps, et il pose sa bouche vivante sur celle en décomposition.

La prière continue, intense et vibrante, et le prêtre soulève le cadavre par les aisselles, le redresse lentement et le maintient en face de lui en position verticale. Le rite et la litanie ne cessent pas: les deux corps entament une longue ronde, comme un pas de danse lente, et le vivant regarde le mort et le fait cheminer en face de lui. Le spectateur étranger regarde avec des pupilles écarquillées: c’est la grande expérience de la reviviscence promue par la doctrine asiatique occulte qui a lieu. Les deux cheminent toujours dans le cercle de ceux qui prient. Tout d’un coup, il n’y a aucun doute : dans une des courbes que le couple décrit, le rayon de lune est passé entre les deux corps qui déambulent ; celui du vivant a relâché les bras et l’autre se tient droit, se déplace tout seul. Grâce à la force du magnétisme collectif, la force vitale de la bouche saine a pénétré dans le corps décomposé, et le rite a atteint son point culminant : pendant quelques instants ou pendant des heures, le cadavre, debout, chemine de par sa force propre.

De la même sinistre façon, une fois encore, la jeune et généreuse bouche du prolétariat puissant et plein de vie s’est appliquée contre celle putride et puante du capitalisme, et lui a redonné par cette étreinte inhumaine un autre laps de vie.



1. Nous nous sommes largement aidés de la traduction faite dans Invariance série IV numéro spécial juin 1994.

2. Membres du Parti Socialiste Italien.

3. Le palais de Monteciterio est le siège à Rome de la Chambre des députés.

4. "Bandiera Rossa" (Drapeau rouge) est un chant révolutionnaire italien dont les paroles sont : "En avant ô peuple, à la révolte, le drapeau rouge, en avant ô peuple, à la révolte, le drapeau rouge triomphera".

5. Fraction du Parti Socialiste Italien adversaire de la participation au Parlement.

6. Cf. Annexe de La maladie infantile du communisme ; Lénine, Editions Sociales, tome 31 p.109 : III. Turati et Cie en Italie.

7. Il s’agit des numéros 7 et 8 de Il Soviet.

8. Organe de la bourgeoisie libérale anglaise : dans cet entretien, Turati estimait que le péril révolutionnaire n’était pas à craindre en Italie.

9. La citation est résumée. Voici celle des Editions Sociales, Lénine, tome 31 p 110 : « Le correspondant anglais du journal libéral bourgeois a envoyé à MM. Turati et Cie le pavé de l’ours, et confirmé supérieurement la justesse de ce qu’exigent le camarade Bordiga et ses amis du journal Il Soviet, à savoir que le Parti Socialiste Italien, s’il veut être effectivement pour la Troisième Internationale, stigmatise et chasse de ses rangs, MM. Turati et Cie, et devienne un parti communiste, aussi bien par son nom que par son œuvre ».

10. F.Saverio Nitti (1868-1953) : président du conseil après la première guerre mondiale et membre du Parti Radical; Giovanni Giolitti (1842-1928), conservateur, président du conseil, partisan de la neutralité italienne lors de la première guerre mondiale.

11. Après la fête (des massacres prolétariens).

12. La sécession de l’Aventin (une des collines de Rome) était un acte de protestation menées par certains membres de l’opposition anti-fasciste, après l’assassinat du député socialiste, Giacomo Matteotti, le 11 juin 1924. Les députés anti-fascistes décident de quitter le parlement, laissant le champ libre à Mussolini.

13. C’est le dieu des commencements et des fins, des portes (de janua, « porte » en latin) car il gardait les portes du ciel et du domaine des Dieux. Il est représenté avec deux visages, l’un tourné vers le passé et l’autre tourné vers le futur. Les portes de son temple étaient fermées quand Rome était en paix.

14. On pourrait traduire cette expression latine : depuis, les temps ont bien changé !

15. En italien : "ludo cartaceo". Mussolini qualifiait le suffrage universel de "ludo cartaceo" (jeu de papier).

16. Porta Pia : il s’agit d’une porte de Rome construite au 16 e siècle. En septembre 1870 elle fut soumise à une intense canonnade des troupes italiennes pour faire céder les Etats pontificaux et réussirent à ouvrir une brèche de 12 mètres dans le mur attenant à la porte afin de pénétrer dans la ville et de conclure le processus de l’unification italienne par la prise de Rome.

17. L’expression est : manderanno il parlamento a carte quarantanove ; mandare qualcosa a carte quarantotto o quarantanove signifie, en référence à la révolution de 1848-49, renverser, envoyer en l’air.

18. Mario Scelba : Ministre de l’Intérieur démo-chrétien de 1947 à 53. Il utilisa la « celere » (rapide), groupes de policiers, pour réprimer férocement les manifestations et les grèves.

19. "Legge truffa" : la loi fut promulguée le 31 mars 1953 par le gouvernement démo-chrétien de De Gasperi et fut abrogée un an plus tard. Elle corrigeait le droit proportionnel en vigueur depuis 1946 en attribuant 65% des sièges à la Chambre des députés au groupe qui avait atteint les 50%. Elle provoqua une énorme campagne de protestations.

20. Le mot italien est "polpettone" ou pain (grosse boulette) de viande ; c’est donc un mélange de différentes choses.

21. L’expression italienne est "si pecoreggiano in lotti ’a braccio’" : l’image est celle du troupeau de moutons électoral, divisé en lots qui se laissent mener docilement de çi de là ("a braccio") au près par leur pasteur.

22. Pietro Nenni appartenait au PSI.

23. Ivanoe Bononi, et Arturo Labriola pour le PSI ; Benedetto Croce, V.Emmanuele Orlando, Enrico De Nicola pour le Parti Libéral ; F.Saverio Nitti pour le Parti Radical.