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Rapport exposé à la réunion gènéral d’Asti du 26-27 Juin 1954 et publié dans notre organe "Il Programma Comunista" de 1954, dans les numéros 13 à 19 |
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PRÉFACE
1. MÉTHODE DE TRAVAIL - 2. DIFFUSION DU MATÉRIEL - 3. LA QUESTION NATIONALE - 4. LA QUESTION AGRAIRE - 5. L’ÉCONOMIE GÉNÉRALE - 6. LA BATRACHOMYOMACHIE - 7. L’INVARIANCE DU MARXISME I - LA STRUCTURE TYPE DE LA SOCIÉTÉ
CAPITALISTE DANS LE DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE DU MONDE CONTEMPORAIN
II - GRANDEURS ET LOIS DANS LA THÉORIE
DE LA PRODUCTION CAPITALISTE
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1. MÉTHODE DE TRAVAIL
Notre méthode de travail vise à une systématisation générale de la doctrine marxiste historique; mais pour des raisons évidentes, liées aux moyens limités du mouvement actuel, on ne peut le faire en abordant organiquement et de manière uniforme les différentes parties. Et l’on veut encore moins le faire en exposant chapitre après chapitre une "matière" définie à la façon d’un cours scolastique ou académique.
Les brèches à colmater dans le bagage de lutte du mouvement communiste sont si nombreuses et tellement désastreuses que l’on travaille sous la pression des manifestations les plus sérieuses de la désorientation et de l’opportunisme, et dans un certain sens de l’actualité que nous méprisons pourtant. En outre de temps en temps on doit se dédier à corriger des théories élucubrées par des groupes qui se voudraient extrémistes et "proches" de nous.
C’est pourquoi des parts importantes de la théorie, de la méthode
et de la tactique prolétarienne ont été successivement traitées, soit
en réunions d’étude et de travail, soit dans une série d’écrits
sous la rubrique "Sur le Fil du Temps". Il n’a pas été possible depuis
longtemps de faire sortir un fascicule de notre revue qui, à la suite
du recueil
Dialogue avec Staline aurait dû prendre le nom (à son
tour) de
Fil du Temps 2.
Le matériel publié dans notre bimensuel ou rassemblé en fascicule au format de revue a pu être mis à la disposition des camarades qui veillent à la diffusion de notre programme en un cercle moins restreint, sous formes de résumés plus ou moins détaillés, de thèses, quelquefois de thèses et contre thèses opposées. Mais lorsque les réunions et leur exposition verbale substantielle, portant sur des arguments théoriques parfois difficiles, n’ont pas été suivies d’une publication adéquate, les difficultés dans le développement ultérieur du travail se sont révélées plus grandes.
Depuis le 1er avril 1951, huit réunions (sans parler de 2 de nature régionale) ont précédé celle de ce jour. Le compte rendu intégral des deux premières fut diffusé par un bulletin ronéotypé du Parti, tandis que la dite fascicule-revue fournit le matériel récapitulatif des réunions qui s’étaient déroulées jusqu’à celle de Gênes (avril 1953).
Par conséquent, ce matériel est d’une certaine façon disponible,
avec quelques références concernant des arguments de théorie, de programme,
de politique et de tactique; et dans les domaines économique, historique,
social, philosophique, avec l’aide de publications antérieures de la
revue et du journal.
Alors que l’objectif central du travail était la revendication du programme du Parti contre les dégénérescences de la vague opportuniste qui emporta la 3ème Internationale permettant ainsi la naissance de la critique historiquement liée à la vigoureuse opposition tactique de la Gauche italienne de 1916 à 1926, avant la rupture avec le centre de Moscou, il fut nécessaire, par suite de demandes répétées de camarades et de groupes, de clarifier la portée marxiste des grandes questions de stratégie historique prolétarienne que l’on a coutume d’appeler question nationale et coloniale, et question agraire.
La réunion de Trieste du 30-31 août 1953 fut dédiée à une présentation complète des Problèmes de race et de nation dans le marxisme. Ce travail permit de remplacer une trop facile subordination de ces rapports à un dualisme classiste simplificateur, dont on nous a toujours accusés, par la juste évaluation de l’axe du matérialisme historique fondé d’abord sur le fait reproductif, bien avant celui productif; et ceci afin de déduire des faits matériels les innombrables et complexes superstructures de la société humaine 3.
Ce matériel fut intégralement publié dans une série de "Fil du Temps" du journal de la fin de l’année dernière, et se trouve à la disposition des camarades pour leur travail.
A Trieste, on en arriva cependant à l’exposé du point de vue marxiste sur la question nationale européenne jusqu’à la fin du XIX siècle; il restait à traiter le problème des colonies et des peuples de couleur et d’Orient, problème relié au stade impérialiste du capitalisme et aux guerres mondiales.
De l’exposé de la réunion suivante à Florence, qui constitua un
pont entre les données des textes classiques marxistes et celles des œuvres
de Lénine et des thèses des deux premiers congrès de l’Internationale
de Moscou, nous ne possédons actuellement qu’un résumé sommaire paru
dans le journal; depuis le 6-7 décembre, date de cette réunion, on a
pas diffusé, ni élaboré de compte rendu plus ample et plus documenté.
L’absence d’un tel texte s’est fait sentir, puisque quelques camarades
n’ont pas bien assimilé ni accepté certaines positions. Il faudrait
par conséquent y remédier 4.
A la suite de demandes d’autres camarades, on fut amené à traiter
la question agraire dans une série de "Fil du Temps" parus du début de
1954 à aujourd’hui; ces derniers constituent avec la série des thèses
concluante, publiées dans le dernier numéro, un ensemble organique (néanmoins,
comme on le sait, un vaste travail reste encore à accomplir). On y cite
entièrement le point de vue de Marx sur la question agraire, montrant
qu’elle n’est pas un chapitre à part (ce qui n’arrive jamais dans
le système marxiste); en effet, elle contient en soi non seulement la
théorie de l’économie capitaliste, mais toutes ses connexions inséparables
du programme révolutionnaire du prolétariat. Il reste, avec une autre
série qui débutera d’ici peu, à développer l’histoire de la question
agraire dans la révolution russe – afin de montrer comment les schémas
de Lénine concordent parfaitement avec la théorie classiste du Parti
– et à expliquer exactement le devenir social russe contemporain 5.
Les conclusions sur la question agraire conduisent directement au thème du présent exposé: le grand conflit – qui n’est ni d’idées ni de plumes, mais témoigne de forces de classe réelles agissant dans la société – opposant la construction économique des marxistes à celles nombreuses, mais en fait toutes similaires, ni nouvelles et ni originales, des partisans et des apologistes de l’ordre capitaliste.
Une présentation fidèle de notre bagage fondamental sert à assurer le renouvellement du mouvement face à un double danger qui parfois tend même des pièges à ceux parmi les nôtres les moins munis, et ceci malgré le rigide cordon sanitaire d’intransigeance organisative sur lequel souvent on nous attaque ironiquement.
Le premier danger consiste à se laisser impressionner par le net contraste existant avec les doctrines des économistes officiels chronologiquement postérieurs à Marx, et par le prétendu avantage pour ces derniers d’avoir pu travailler sur des matériaux postérieurs "plus riches", alimentant ainsi leur prétention selon laquelle les vicissitudes du monde économique ont démenti, dans les faits, la théorie de Marx.
Le second danger est celui que face aux effondrements épouvantables
du front prolétarien, des éléments beaucoup plus présomptueux que serviables
affirment que la théorie économique du capitalisme et de sa fin doit
être revue avec des données que Marx ne put avoir, rectifiant ainsi nombre
de ses positions.
Une contribution à ce second point fut fournie par une précédente
série de "Fil du Temps" dédiés à la "Batrachomyomachie" 6
de certains petits groupes, comme celui français de "Socialisme ou Barbarie"
auquel certains issus de notre mouvement se sont ralliés et qui prétend
élaborer une mise à jour de Marx et une élimination de ses "erreurs".
Dans cette série fut particulièrement combattue la théorie défectueuse
qui insère entre capitalisme et communisme un nouveau mode productif avec
une nouvelle classe dominante, la soi-disant bureaucratie, qui en
Russie, à la place du Capital et de la bourgeoisie, opprimerait et exploiterait
les travailleurs. Cette divergence fut réduite à une insurmontable opposition
avec les premiers éléments du marxisme, les plus vitaux et les plus valides 7.
Le thème de l’actuelle réunion se relie donc à celui qui fut traité à Milan sur l’invariance historique de la théorie révolutionnaire. Cette dernière ne se forme pas et encore moins ne se raccommode au jour le jour, par des rajouts successifs ou d’habiles coups de ciseaux et rectifications de tir; au contraire, elle surgit en un bloc monolithique à un tournant de l’histoire à cheval sur deux époques: celle dont nous parlons naquit à la moitié du XIX siècle, et nous la défendons dans sa formidable intégrité sans en abandonner la moindre partie à l’adversaire.
La preuve scientifique de cette théorie de l’invariance tient dans
la démonstration, à la lumière des croassements contre-révolutionnaires
d’un siècle et plus, que la grande bataille polémique, que dans les
moments décisifs les deux parties ont livré les armes à la main, est
unitairement toujours la même. Et nous l’affrontons avec les mêmes
arguments qui constituèrent la proclamation révolutionnaire des communistes
marxistes. Ces arguments n’ont été ni dépassés ni entamés par aucune
découverte prétendument scientifique, au contraire, ils dominent avec
la même force et d’une hauteur toujours plus grande les folies et les
insanités de la culture conservatrice. Et pour nier ce fait, ils ont besoin
de la puissance de classe, certes pas de l‘aide d’intellectuels et
de cénacles occupés à débiter un marxisme soi-disant nouveau et meilleur.
La récente étude sur la question agraire dans la théorie marxiste a mis en place les éléments nécessaires à la compréhension du "modèle" établi par Marx pour la société présente, qui a succédé dans les pays avancés d’Europe aux grandes révolutions de la bourgeoisie. Selon notre doctrine, une classe qui vient au pouvoir, lors de la succession d’un des grands "modes de production" au précédent, a une connaissance et une conscience idéologique tout à fait approximative du processus qui s’est produit et de ses développements ultérieurs: tous admettent de toute façon, au sein de la jeune bourgeoisie victorieuse et romantique, qu’un type social avec des caractéristiques diverses et opposées à celles du monde féodal est apparu, et l’on reconnaît que les nouveaux rapports économiques sont radicalement différents des anciens: la loi et l’État n’opposent d’obstacles à aucune catégorie et ordre de sujets dans l’accomplissement d’opérations qui se ramènent toutes à l’achat ou à la vente, et ils nient que quiconque puisse être astreint à fournir sans compensation son temps de travail et à ne puisse s’éloigner du lieu de son travail 8.
Il subsiste des survivances des anciens rapports féodaux, et les lois les plus "éversives" ne peuvent empêcher qu’ils ne disparaissent que graduellement: ainsi le loyer en nature des terrains dans les premiers temps a les formes de l’ancienne prestation de la dîme du produit au seigneur, au clergé, à l’État. Mais tout tend à assumer une forme unique de rapport: mercantile, et d’accès volontaire au marché ouvert à tous. La formule libérale qui dit: autant de citoyens qui sont des molécules égales devant un seul État pour tous, dit aussi: autant d’acheteurs-vendeurs libres dans le cadre d’un marché unique, ouvert, national, et puis international.
Cependant, il ne faut pas attendre Marx pour trouver des modèles où l’essaim d’insectes économiques isolés avec leurs mille rapports est remplacé par un schéma de quelques groupes sociaux – classes – entre lesquels, en effet, se déroule le mouvement et le flux de la "richesse".
Pour Marx, dans la société complexe de son temps qui, dans les grands
pays du centre de l’Europe, en est encore aux conquêtes propres au capitalisme,
et donc avec des objectifs réels de portée individuelle et nationale,
depuis le droit électoral jusqu’à l’indépendance de la race et de
la langue, le modèle pur de la nouvelle grande forme de production qui
triomphe est à trois classes: les capitalistes entrepreneurs; les prolétaires
salariés; les propriétaires fonciers.
Aucune de ces trois classes ne reproduit la position juridique du féodalisme. Dans le domaine agraire, le seigneur féodal avait le droit de prélever du travail et des produits sur les sujets de son territoire et ne pouvait pas perdre son pouvoir sur le territoire du fait d’aléas économiques. Ce seigneur féodal a disparu pour être remplacé par le propriétaire de la terre au sens bourgeois; la terre étant désormais un bien aliénable contre de l’argent de quiconque à quiconque. Dans la production urbaine, la coopération en masse des travailleurs manuels a substitué le moderne prolétaire à l’artisan bien plus humble qui possédait sa boutique et ses instruments et disposait des objets manufacturés; tandis qu’au patron des plus grands ateliers s’est substitué le fabricant capitaliste tout différent qui possède les instruments de production et un capital pour l’avance des salaires.
Il est bien connu que ces classes ont des ressources nouvelles et différentes. Tandis que le serf de la glèbe vivait en consommant ce qu’on lui laissait du produit physique de son travail après s’être acquitté de toutes ses obligations, le prolétaire moderne ne vit que de son salaire en monnaie qu’il convertit sur le marché monétaire en articles de subsistance. Tandis que le seigneur féodal vivait des prestations qui lui étaient dues, le propriétaire foncier bourgeois vit de la rente de son terrain que lui verse le fermier et avec elle il achète au moyen de l’argent ce qu’il consomme. L’industriel capitaliste, par la vente des produits au-dessus du coût, tire un profit qu’il convertit à son tour en moyens de consommation ou en nouveaux instruments productifs et forces de travail humaines sur le marché général.
Trois nouvelles classes, trois classes distinctes et précises, toutes
les trois nécessaires et suffisantes pour qu’on puisse dire, en les
voyant présentes, que l‘époque capitaliste est atteinte.
Un modèle de société ternaire a été établi avant Marx: celui du physiocrate Quesnay. Il distingue les classes de manière incomplète, telles qu’elles pouvaient se dessiner dans une production faiblement industrielle et avant même la chute du système féodal. Ce qui est important néanmoins, c’est que Quesnay précède Marx dans l’élaboration des mouvements de la valeur et de la richesse de classe à classe en cherchant de cette façon à étudier le devenir de la "richesse d’un pays" et il s’oppose ainsi aux mercantilistes qui négligent de donner un modèle de la machine productive, en prétendant voir surgir les biens du monde de l’échange, dont ils exaltent la diffusion impressionnante à l’intérieur et au-delà des frontières.
On sait quelles sont les trois classes de Quesnay: propriétaires
fonciers et ceux-ci, de manière tout à fait claire, ne sont plus
entendus au sens féodal, car ils reçoivent la rente de fermiers 9
entrepreneurs agricoles. Classe active, qui sont les fermiers en
même temps que leurs ouvriers agricoles, déjà pris comme de purs salariés.
Classe
stérile, c’est-à-dire les industriels et les salariés des manufactures,
qui au dire de Quesnay transforment et n’accroissent pas la valeur de
ce qu’ils manient. Ce modèle est insuffisant pour expliquer la formation
d’une valeur nouvelle, d’une plus-value, puisque les physiocrates croient
qu’elle se détermine seulement quand le travail de l’homme se déroule
dans le champ des forces de la nature, étant donné que dans l’agriculture
le producteur ne peut consommer qu’une part et non tout son produit physique,
alimentant de la sorte toute la société dans ses composantes non productives.
Chez les économistes classiques anglais, et au sommet de ceux-ci Ricardo, tandis que le problème, incompréhensible au monde prébourgois, est toujours celui que s’était posé le post-féodal Quesnay de promouvoir la plus grande richesse nationale, la solution est scientifiquement plus correcte puisqu’on établit, après l’expérience de la première grande industrie manufacturière, que ce n’est pas la nature, mais le travail de l’homme qui produit la richesse, et que les marges sociales de celle-ci s’obtiennent d’un quelconque travailleur rétribué au temps, lequel ajoute au produit, alimentaire ou manufacturé, une valeur plus grande que celle qui lui est versée comme salaire. Mais le modèle de Ricardo a ce défaut: c’est un modèle d’entreprise et individuel et il ne se hausse pas à la construction sociale qui avait été brillamment affrontée par Quesnay.
L’ouvrier de l’entreprise produit tant de richesses qu’une partie
en est son salaire, une autre partie le profit de son pourvoyeur de travail,
et, quand celui-ci exerce son activité sur la terre agricole, une troisième,
la rente payée au propriétaire du terrain.
Marx n’est donc pas le premier qui, pour expliquer le processus économique
et en établir les lois, construit un schéma de la mécanique productive,
cherche l’origine de la valeur et sa répartition entre les facteurs
de la production, et exprime ceci en imaginant une forme type avec des
classes pures. Tant que les économistes exprimaient les exigences et les
intérêts d’une bourgeoisie révolutionnaire, au seuil du pouvoir politique
et de la direction sociale, ils n’hésitèrent pas à œuvrer à la découverte
d’un modèle qui représentait la réalité du processus productif. Ce
n’est qu’ensuite pour des raisons de conservation sociale que l’économie
comme science officielle prit un autre pli, nia et ridiculisa ostensiblement
les modèles et les schémas, et se plongea dans l’indéfini et l’indistinct
chaos de l’échange mercantile entre les libres échangistes accédant
au trafic général de marchandises. On parlera plus loin du "droit aux
modèles" comme méthode rigoureusement scientifique, et non comme but
idéal ou outil de propagande. Pour l’heure nous en sommes au résultat
de la société schématisée en trois classes. Le modèle de Quesnay voulait
montrer qu’elle pouvait vivre sans oscillations bouleversantes; celui
de Ricardo qu’elle pouvait se développer indéfiniment dans la structure
capitaliste à condition d’accumuler des capitaux toujours plus grands
investis dans l’industrie, et qui plus est d’aller jusqu’à confisquer
les rentes de la classe foncière, devenant de la sorte binaire et non
plus ternaire. Le modèle de Marx est venu pour donner la preuve certaine
qu’une telle société, dans l’hypothèse ternaire ou binaire, court
vers l’accumulation et la concentration de la richesse, et aussi vers
la révolution qui l’arrachera de la voie mercantile.
Avant d’entrer directement dans notre sujet d’aujourd’hui qui est la défense de la validité du modèle et des relations quantitatives auxquelles son emploi nous a conduit, et qui sont confirmées de la manière la plus évidente par les faits en cours et dans la démonstration de l’inanité des efforts de la culture bourgeoise pour se dégager de l’étau qui l’enserre, il convient cependant de s’arrêter un peu sur les autres classes, laissées de côté, en dehors des feux de la scène où se meuvent les trois protagonistes.
Une erreur fréquente non seulement des adversaires mais même de disciples de Marx consiste à croire que ces classes vont disparaître rapidement, que de cette façon, après leur totale disparition, surgiront les conditions pour la crise finale et l’effondrement du capitalisme. Dire que le marxisme en ignore ou en néglige l’existence est une erreur analogue à celle qui déclare que le mouvement social de ces classes ne peut en aucun cas influencer le rapport des forces ou la prédominance de l’une contre l’autre des classes types.
La question de ces autres classes, notamment de celles qui possèdent
le moins, est d’actualité brûlante face aux dégénérescences du mouvement
prolétarien dans l’opportunisme. Aujourd’hui ces couches impures et
mal définies sont portées, par la politique des grands partis, au même
niveau que les véritables travailleurs salariés, et des revendications
vagues et délavées sont avancées qui, parait-il, intéressent en même
temps toutes les classes pauvres, toutes les couches populaires. De ce
fait, depuis que le pauvre a pris la place du prolétaire,
le peuple de la classe, la tactique, l’organisation, la
théorie du parti ouvrier ont été ruinées.
7. SOCIÉTÉS TYPES ET SOCIÉTÉS RÉELLES
La thèse marxiste selon laquelle les classes moyennes disparaîtront
ne s’entend pas au sens que dans une période rapprochée, dans tous
les pays développés, il ne doit plus y avoir que des capitalistes, des
grands propriétaires et des salariés, mais au contraire que des trois
classes types seule celle prolétarienne peut lutter et doit lutter pour
l’avènement du nouveau type social, du nouveau mode de production. Étant
donné que celui-ci comportera l’abolition du droit sur le sol et sur
le capital et donc l‘abolition des classes mêmes, quand la résistance
des deux classes dominantes actuelles aura cédé, il n’y aura pas de
place pour les classes mineures dans une forme de production qui ne sera
plus privée et mercantile. Elles ne peuvent lier leurs forces qu’à
la cause de la conservation des classes exploiteuses, ou, dans certains
cas, et par effet inconscient, à celle de la classe prolétarienne, mais
le cas dont elles sont exclues est de lutter pour un type de société
qui "leur soit propre". Il en découle, non pas leur inexistence actuelle
ou prochaine, ou leur absence totale des luttes économiques, sociales
et politique, mais seulement la certitude qu’elles n’ont pas de tâche
propre et qu’elles ont une importance secondaire et ne peuvent être
mises sur le même plan que la classe salariée, et dans ce cas il s’agirait
d’un échange d’aides; tandis que la phase où le prolétariat substitue
à ses exigences celles de ces classes et se confond avec elles dans l’organisation
ou dans les tristement célèbres alliances et fronts est une phase nettement
régressive de la révolution anticapitaliste.
8. LA GAMME INFINIE DES BÂTARDS
Jamais nous n’en finirions si nous examinions aujourd’hui la série de ces classes et couches auxquelles les partis qui se vantent d’organiser les classes ouvrières adressent les plus chaleureuses et nauséeuses invitations d’amitié fraternelle. Dans l’agriculture nous fixerions difficilement les trois types: le petit métayer travailleur, le petit fermier travailleur, le petit propriétaire travailleur, parce que tout de suite se présenteront aussi, comme d’autres dignes sosies, les types "moyens", c’est-à-dire ceux qui ouvertement engagent des journaliers agricoles. Mais ce n’est pas tout: le bureau agricole du parti stalinien qui lutte uniquement contre les moulins à vent que sont aujourd’hui les barons féodaux, proclame de temps en temps qu’il défend et sauvegarde aussi les intérêts du grand fermier agricole ! Le vrai pilier de la bourgeoisie et de l’État italien.
En dehors des campagnes, nous seront présentés comme des amis et défendus
contre l’"avidité des classes monopolistes", l’artisan, l’employé,
le boutiquier en activité, les professions libérales, les petits commerçants
et industriels, et même, bien sûr, le commerçant moyen et l’industriel
moyen, sans parler des fonctionnaires de l’État jusqu’à... Einaudi,
et des grands artistes et des divas cinématographiques, des prêtres pauvres,
des sbires et ainsi de suite. Toute cette masse informe fournit des électeurs,
des lecteurs, des adhérents.
Nous avons reproduit de multiples citations de Marx où il explique qu’il étudie une société capitaliste hypothétiquement pure, mais à son époque, c’est-à-dire la seconde moitié du 19 siècle, pas même l’Angleterre avancée n’a une population ou une majorité de population répartie entre les trois classes modernes.
Beaucoup de temps s’est écoulé depuis lors et tandis que nous continuons à manier le modèle de la société type (en dépassant les préoccupations de Luxembourg qui soutenait que celle-ci "ne peut pas fonctionner", ou de Boukharine, pour qui, au contraire, il était tout à fait possible qu’elle fonctionne au sens technique et économique; tous les deux étant d’accord que impure où pure, la révolution l’attendait.), nous constatons que dans tous les pays, les classes moyennes ou impures forment la partie la plus considérable de la population. Nous ne prendrons pas une statistique récente, mais les confrontations internationales contenues dans l’Annuaire Statistique Italien officiel de l939, puisque qu’elles se réfèrent à une situation générale d’avant guerre et sont moins incertaines, bien qu’il faille toujours les prendre avec quelque réserve, pour ce qui est du parallélisme de la méthode de recherche et de la terminologie de nation à nation.
En Italie, par exemple, on commence à distinguer entre population active (individus ayant un revenu propre, ce qui exclut donc les vieillards, les enfants, les invalides, etc.) et la population totale. Sur 42 millions et demi il y avait environ 18 millions d’actifs, soit 43,4%.
Dans cette population active, 29% étaient occupés dans l’industrie. Les stériles pour Quesnay sont pour nous les ouvriers et les entrepreneurs, tous "purs".
Dans l’agriculture, 47% des actifs se trouvaient occupés. En attendant
il reste donc, épars dans tant de chiffres, 24%, soit un quart environ,
qui sont impurs. Le difficile est de départager les agricoles,
entre purs (propriétaires fonciers, fermiers, capitalistes, ouvriers agricoles)
et tout le reste. Pour l’Italie, nous pouvons trouver quelques critères
dans la table de la population de plus de dix ans exerçant une profession.
Dans l’industrie, les ouvriers vrais et proprement dit constituent les
7/10; dans l’agriculture, les 4/10, tandis que les titulaires des grandes
entreprises et propriétés sont confondus dans les "indépendants". Donc
la classe ouvrière pouvait être de 12% dans l’agriculture et de 21%
dans l’industrie: total 39% de la population active. Les vrais bourgeois
capitalistes et fonciers seront bien peu nombreux: en somme, en Italie
nous avons un tiers de la société capitaliste "pure", deux tiers "impure".
Mais zéro barons et serfs féodaux !
10. CONFRONTATION INTERNATIONALE
En passant aux autres pays nous pouvons sans difficultés mettre de côté ceux qui ont un indice d’impureté pire que le nôtre, et qui sont donc "moins capitalistes", bien que nombre d’entre eux sont considérés comme plus modernes, évolués et civilisés en raison de nombreux indices de bien-être et de culture. Ce sont indubitablement: la Bulgarie, l’Irlande, la Finlande, la Grèce, la Norvège, le Portugal, la Hongrie; et hors d‘Europe (données incomplètes géographiquement): l’Inde, la Palestine, l’Egypte, l’Afrique du Sud, le Canada, le Chili, le Mexique, la Nouvelle-Zélande. Ils sont "capitalistes purs pour moins d’un tiers".
Voyons maintenant, tout à fait en gros, les pays plus capitalistes que l’Italie. Nous n’avons de données que pour l’industrie et l’agriculture, sans la possibilité de s’y retrouver comme nous l’avons fait pour l’Italie. Ce sont en Europe: la Belgique, la France, l’Allemagne, l’Autriche, la Hollande, la Suisse; et en dehors: les États-Unis d’Amérique. Il faut rappeler que nous sommes avec les frontières d’avant 1939, et noter que nous n’avons pas parlé des deux cas primaires: Grande-Bretagne et Russie.
Par exemple, la France: agriculture 35%, industrie 35%. La France n’est pas un pays dont la concentration d’entreprises est de beaucoup supérieure à la nôtre et, en calculant avec les rapports utilisés pour l’Italie de 4/10 et 7/10, nous verrons que la population active salariée, plus les grands bourgeois (s’il est vrai qu’ils sont cent familles !) atteint 40% environ: plus du tiers, pas encore la moitié comme indice de pureté capitaliste.
L’Allemagne, l’Autriche, et les autres pays n’atteignent pas non plus la moitié.
Pour ce qui est du pourcentage consacré à l’industrie, les États-Unis
sont à la hauteur de la France (cependant ce sont les données pour 1926
et pour la seule population blanche !) et pour l’agriculture ils ont
moins de 28%. Si nous considérons tout le territoire, même aujourd’hui
il ne peut y avoir beaucoup plus de 40-45% de "pureté". Noter le pourcentage
élevé de ceux qui sont affectés au commerce et aux banques (parmi lesquels
il y a peu d’ouvriers salariés.), soit 19% environ, comme en Grande-Bretagne
en 1931 (stigmate des exploiteurs du monde).
Pour l’Angleterre et l’Écosse, la statistique à première vue est embarrassante: industrie 47-48%, agriculture 5-8%. On ne peut expliquer ce fait que si l’on admet que les entreprises des fermiers capitalistes sont recensées dans l’industrie, et il ne reste dans l’agriculture que la population des petits paysans qui est relativement faible. Nous devons alors considérer comme capitaliste que la seule population comprise dans les 48%. Nous tenons compte pourtant du fort pourcentage de ceux qui travaillent dans les transports et communications (7-8%) qui est un maximum mondial, et sur l’ensemble des 55%, compte tenu qu’il s’agit d’une économie de grandes entreprises, nous retiendrons non 7, mais 8 ou, si vous voulez, 9%: nous affleurerons à peine les 50%.
En conséquence: le pays type pour les analyses marxistes n’arrive pas à constituer une société capitaliste qui soit à 50% de forme pure: elle n’est que semi-capitaliste. Marx le savait bien. Et nous avons reproduit la citation selon laquelle la société bourgeoise est condamnée à traîner avec elle d’énormes et informes masses de classes moyennes, agraires ou non agraires, vestiges de temps passés 10.
L’Union Soviétique. Données de 1926: Industrie, en calculant tous les ouvriers déclarés sans spécification de métier, 6,6% seulement (les transports 2,6% seulement, le commerce 2,5% seulement). Agriculture 85%.
A partir de 1926, comme on le sait, tout a beaucoup changé. Justement à cause de cela, il s’agit d’une société économique pré-capitaliste qui évolue vers le capitalisme avec la diffusion de l’industrie à grande entreprise et du marché général. Nous ne discuterons pas ici de la manière dont aujourd‘hui se répartit la population russe dans les campagnes. La partie qui se trouvait dans un rapport féodal, boyards et serfs, a certes disparu. Le reste doit se diviser entre petites productions et entreprises collectives: la forme actuelle serait-elle un hybride entre l’entreprise capitaliste rurale et le communisme agraire ? Non, c’est un hybride entre l’entreprise agricole et les formes antiques de culture parcellaire. L’indice de pureté capitaliste de la Russie de1926 n’allait pas au delà de 8%, aujourd’hui (étant entendu qu’elle englobe tous ses territoires asiatiques) il est encore en dessous de celui d’un quelconque autre pays européen et blanc, qu’il se trouve à l’intérieur ou hors du rideau de fer.
Un rictus à l’équation: impérialisme américain = impérialisme russe.
Mais c’en est assez, messieurs: nous allons discuter d’une société
capitaliste telle que nous ne pouvons pas vous la montrer dans la réalité,
en aucun point de l’univers et encore moins de cette heureuse planète.
Nous prévoyons même que nous ne pourrons jamais vous la montrer, car
nous aurons mis au pilon les capitalismes purs et impurs, avoués ou cachés,
bien avant.
12. ÉCHELONNEMENT GÉOGRAPHIQUE
Nous avons ainsi cherché à donné un bref coup d’œil sur la manière dont la forme type à trois classes du capitalisme s’échelonne de façon différente dans le magma social.
A titre de simple indication, nous rappelons comment géographiquement les pays et les continents déjà conquis en grande partie par les formes capitalistes se mêlent à d’autres où la composition sociale est d’autant plus arriérée que l’on n’y trouve pas de taux notable d’économie bourgeoise. Il y a les populations africaines et australasiennes qui en sont encore au stade sauvage et barbare; il y a les populations d’une densité extrême d’Asie, avec des formes sociales non seulement précapitalistes, mais même préféodales, avec les seigneurs militaires et parfois théocratiques superposés encore au communisme primitif et à une très misérable culture parcellaire, formes tant de fois définie par Marx comme étant d’une inertie effroyable, rétive à évoluer vers de nouveaux rapports de production, indifférente encore au mercantilisme et à l’accumulation initiale et progressive du capital (qui, en Europe, sous le régime médiéval, ont posé les bases du cycle qui va au capitalisme et au socialisme).
Dans ces aires (Inde, Chine, etc.), le capitalisme est apparu à la
périphérie importé par la race blanche, en déterminant des conflits
et des déséquilibres au contact de la société interne, satrapico-despotique
ou féodaliste. Mais deux facteurs sont déterminés par les lois mêmes
du matérialisme historique et du contraste entre les forces productives
nouvelles et les rapports de propriété traditionnels: la lutte des petits
paysans, artisans et des premiers bourgeois indigènes contre les vieilles
puissances autoritaires, et la lutte pour se rendre nationalement indépendant
de la colonisation des Blancs. La naissance du capital et la lutte nationale
s’y associent suggestivement avec le même aspect qu’elles eurent il
y a deux siècles en Europe; le marxisme y trouve une confirmation vitale
qui va au delà des explications raciales, religieuses, philosophiques,
volontaristes ou de l’explication mystique de l’histoire faite par
les grands hommes.
L’exemple du Japon (absent du tableau précédent) suffirait à donner de tout cela une démonstration éclatante. Il y a ensuite le problème de la Chine. Nous l’évoquons ici simplement pour souligner que son gouvernement s’est vanté, après le premier recensement historique, d’avoir 560 millions d’habitants, ce qui donne 600 en comptant ceux qui vivent à l’extérieur: une classique vantardise de style capitalistico-nationale. Une révolution capitaliste peut-elle sur un tel terrain surgir et vivre d’une force endogène ? Elle est déjà en cours ! Elle a des caractéristiques, par exemple, différentes de celle japonaise, comme l’allemande se distingua de celle anglaise; notamment pour des raisons géographiques. Celles, mettons, coréenne ou indochinoise, peuvent avoir des caractéristiques différentes comme les eut celle piémontaise, où il n’y eut pas de guerre civile évidente des autochtones, mais un heurt d’armées et d’États impériaux extérieurs.
Le développement de la confrontation est concluant. Le fait qu’il existe des colonies et des bases impérialistes occidentales a sûrement de l’importance; l’influence est certaine, mais dans quel sens ? Certainement pas, surtout au cours de ces 25 dernières années, dans le sens que la lutte des classes en Orient languisse et dorme, mais au contraire en embrasant la lutte, d’un niveau supérieur, entre ouvriers et industriels des métropoles d’Occident.
Il serait erroné de traduire la thèse selon laquelle le capitalisme bourgeois a porté jusqu’au bout du monde le marché et déterminé le caractère non plus national, mais international de l’antagonisme ultérieur entre les classes et les modes de production, entre bourgeoisie capitaliste et prolétariat communiste, en ces termes: dans la situation historique d’aujourd’hui, il ne peut y avoir de luttes de classe, quelque soit la composition des différentes sociétés nationales, que dans le cadre mondial.
La situation générale mondiale, économique, politique et militaire,
n’autorise pas à dire que dans le camp du demi-milliard de chinois ne
soit pas admissible une imposante guerre civile pour trancher entre le
mode de production féodal et celui mercantile et bourgeois qui désormais
convient mieux aux paysans, artisans, intellectuels, bureaucrates, et dans
lequel les agents extérieurs et les gouvernements internes peuvent, tout
en luttant politiquement entre eux, apporter parallèlement leurs contributions
techniques.
Avec cette digression sur les sociétés impures, au sein d’une étude sur la société capitaliste type, nous voulons enrayer la menace que l’on ne rejette hors du champ d’application du matérialisme historique un quart de l’espèce humaine, et répéter que si l’on admet (comme la presse jaune, au sens de... rouge et blanc) que le dynamisme social s’alimente de "cinquièmes colonnes" et "d’agressions impériales" capables d’exporter des formes économiques comme les cotonnades et les verroteries, le déterminisme de Marx n’a plus qu’à aller se rhabiller.
Dans les aires d’extension les plus diverses, la bourgeoisie a partout lutté contre l’ancien régime et, selon ces aires dans les cycles historiques les plus divers – mais définissables et stables dans un cours historique entier – le prolétariat a d’abord lutté dans le même but que la bourgeoisie, puis est entré inexorablement en conflit avec elle.
Telle est la clé de la reconstruction marxiste qui relie, jusque dans l’œuvre des récentes années de notre mouvement présent, la doctrine historique et sociale à la stratégie de position et de manœuvre du parti communiste international, ouvertement organisé en 1848.
De tels champs clos de la lutte de classe se sont situés, par exemple, en Italie, et en Flandre et en Rhénanie, il y a environ un millénaire, et ont pris la forme simplement communale. La grosse bourgeoisie urbaine y a arraché le pouvoir à l’aristocratie agraire, en fondant de petits communes États, démocratiques et capitalistes. Le petit peuple, les Ciompi, les premiers prolétaires ont lutté avec la Commune contre les nobles, et parfois contre l’Église et l’Empire. Lorsqu’ils tentèrent de se soulever contre la misère économique, ils furent écrasés dans le sang par la grande bourgeoisie des banques et du gouvernement.
Le matérialisme historique vit et triomphe quand on voit dans les limites non plus d’une cité, mais d’une nation, se dérouler le même processus des siècles après, par exemple dans la France du XVIII siècle.
Déjà dans le Manifeste, il est dit que le mouvement s’accélère. S’il fallut des siècles et des siècles pour souder les forces communales des bourgeois en un assaut au pouvoir dans les grands États, un demi-siècle est nécessaire pour diffuser la nouvelle forme sociale à toute l’Europe. Et dans de longs exposés, nous avons montré que le développement se fit dans le tréfonds du magma social et alla même à contresens des invasions des armées victorieuses, comme pour les barbares eux mêmes qui avaient conquis le monde romain.
De grands, voire d’immenses champs de l’aire orientale, africaine et asiatique ne peuvent pas ne pas donner le même "spectacle historique" avant que sur la scène arrivent à être seuls les deux personnages capitalisme et prolétariat.
Les formes nouvelles qui passèrent plus rapidement de Londres à Vienne
qu’elles ne le firent de Gênes à Pise, ne pouvaient pas tarder longtemps
à faire ce tour du monde et des races, mais elles le feront avec les mêmes
lois et cycles, à moins que nous n’ayons fait jusqu’ici que rêver,
raconter des bobards et rabâché des formules sclérosées et sans vie.
Dans le rapport de la réunion de Trieste, tout un chapitre fut consacré à remettre en ordre les notions connues et fondamentales sur les forces de production, leur contraste avec les rapports traditionnels de production ou formes de la propriété, la succession des deux grands modes ou formes de production historique sous son aspect politique du passage du pouvoir de classe à classe, et sous son aspect économique de réorganisation de la production et de la distribution, sur les bases nouvelles et radicalement différentes. Et cela fut fait à propos de la révolution russe d’Octobre qui fut une révolution double, de la bourgeoisie et des autres classes contre le féodalisme, et du prolétariat contre la bourgeoisie et ses appendices petits bourgeois et démocratiques; avec une double victoire. De ces deux victoires, la première demeura acquise à l’histoire, la seconde (de longues démonstrations, à la lumière du matérialisme historique, ont été données de cette possibilité en se souvenant précisément des communes médiévales) dans les limites du champ russe, mais à cause des batailles perdues par notre faute à nous, prolétaires d’Occident, s’est renversée sans guerre civile en défaite.
Maintenant, dans la présente réunion d’Asti, nous avons dû nous occuper de l’interprétation de la révolution chinoise. Elle n’a pas été encore une double révolution, et à présent elle se consolide comme une révolution capitaliste bourgeoise, où les paysans, les artisans et quelques prolétaires ont combattu en sous ordre, toutes ces classes étant les représentantes de l’arrivée du mode social capitaliste. Il ne manqua pas de tentatives de Ciompi, ni d’insurrections de Juin, mais le pouvoir et les armes bourgeoises les ont écrasées dans le sang. Une seule révolution bourgeoise ininterrompue au pouvoir dans le gouvernement de Tchang Kaï-chek et dans celui de Mao Tsé-Toung, comme avec les Orléans et la seconde République, avec Bonaparte et la troisième République en France.
Une révolution pourtant, ce qui est tout autre chose, les gars, qu’une
promenade de soudards avec l’étoile rouge. C’est une révolution pas
encore refroidie, non cristallisée, non ankylosée. Nous sommes, nous
révolutionnaires blancs, ficelés comme des saucissons, et nous ne pouvons
donner que peu de leçons à l’Orient en feux.
Nous avons donc ouvertement affirmé que Marx a établi sa doctrine sur le mode capitaliste de production en le réduisant à un modèle pur, qui non seulement ne correspond pas aux structures des sociétés bourgeoises, même des nations les plus développées de ces cent dernières années, mais qui encore ne veut pas être la définition d’un stade que ces sociétés, on le prévoit, devraient traverser en adhérence totale.
Le modèle était indispensable pour appliquer au cours des faits économiques une méthode "quantitative" et si l’on préfère mathématique (mise à part la question de l’exposition, dont nous ne manquerons pas de parler). Nous ne sommes pas les seuls, parmi les écoles anciennes et modernes, à traiter le fait et le phénomène économique avec des méthodes quantitatives; même la statistique, science d’origine la plus ancienne, utilise une méthode quantitative puisqu’elle prend note et retient des chiffres successifs de prix, de quantités de marchandises, du nombre d’hommes et autres grandeurs concrètes et semblables, et de tout ce qui dans la pratique commune peut se définir numériquement comme les terres, les trésors, les esclaves, par exemple, d’un patricien romain, ou le cens d’un citoyen. Mais le passage de la statistique enregistreuse à la science économique se fait, comme pour toute autre science que l’espèce humaine a construite par étapes successives, en introduisant, outre la mesure numérique de grandeurs palpables et visibles par tous, celle aussi de grandeurs nouvellement "découvertes" et, en un certain sens, (et avec la valeur d’une "tentative", essayées dans l’histoire dans différents directions avant d’atteindre le but) "imaginées"; des grandeurs "imaginées" en vue de poser les bases pour une recherche plus approfondie, grandeurs donc, oui Messieurs, invisibles et abstraites, et non objets directs de l’expérience sensorielle.
On ne serait pas arrivé aux mesures et aux grandeurs (dont l’exemple principal est la valeur), si l’on n’était pas parti du "modèle" de la société étudiée, et sans cette voie on ne serait pas arrivé aux lois, propres au développement de cette société (en l’occurrence, la capitaliste) et aux prévisions de son cours et de ses tournants.
Sans atteindre des sommets spéculatifs, il suffit de comprendre qu’en pratique si les phénomènes concrets, observables et enregistrables durant les cent années écoulés depuis que l’on applique le modèle et durant les cent – mettons – à venir, allaient dans une autre direction, on en déduirait alors que la construction du modèle, le choix des grandeurs, les relations calculées entre elles, et tout le reste, seraient à foutre en l’air, comme cela est déjà arrivé historiquement pour beaucoup de constructions doctrinales qui voulaient reproduire les façons d’être de "tranches" du monde naturel, et notamment de cette tranche particulière qu’est la société humaine, et qui – non sans avoir eu d’effet historique – ont disparu comme théories.
Donc nous ne cherchons pas à prouver que notre modèle est valable
et les lois fidèles au processus réel de par les vertus particulières
de l’esprit, les prétendues propriétés absolues et internes de la
pensée humaine et moins encore de par la puissance cérébrale d’un
génie inventif, disparu du monde; ni enfin certes de par la volonté héroïque
d’une secte, ni d’une classe sociale révolutionnaire.
Le point d’arrivée de cette étude n’est pas tant de représenter les lignes essentielles de la théorie économique de Marx (bien que ce soit là une exigence permanente face aux contrefaçons sans nombre de nos adversaires et parfois de faibles disciples), mais est d’établir que les critiques, qu’elles soient frontales, ou plus insidieusement "de biais", d’une époque même très récente et présente, ne font que reproposer des objections très anciennes sur les ruines desquelles la doctrine nouvelle fut depuis son impétueuse naissance victorieusement construite, et nous relier ainsi, surtout à travers un examen des positions d’écoles économiques anticommunistes, à ce qui fut le thème de notre réunion de Milan (du 7 septembre l952): l’invariance du marxisme, et en général de toutes les doctrines et fois révolutionnaires de l’histoire humaine. Ces dernières ne naissent pas de successives approximations, approches ou ajouts, d’une fastidieuse discussion contradictoire à travers la collaboration d’une pléiade de soi-disant chercheurs, mais elles surgissent à des époques données correspondant à des tournants aigus du cycle général; elles ne peuvent pas ne pas se former alors et elles ne peuvent se construire vraiment et organiquement que de cette façon-là, en un seul bloc.
Nous avons vu que la classe bourgeoise elle même, qui se targue d’avoir la première érigé une science économique, apprit audacieusement à manier des modèles, en établissant des grandeurs à introduire dans le calcul économique et dans la construction de lois qu’elle appliqua au devenir de la société humaine, organisée et moderne. Mais elle le fit précisément parce qu’elle était alors une classe révolutionnaire et réalisait sans doute la plus grande révolution de l’histoire, pour laquelle il fallait des bras qui empoignaient les armes non moins que des têtes irriguées par une théorie (théorie qui s’exprimait sous forme de foi et de fanatisme et que nous avons encadrée de façon complète dans notre explication de l’histoire). Quand nous crions depuis la jeunesse de Marx qu’il n’est pas de mouvement révolutionnaire sans théorie révolutionnaire, nous n’entendons pas par là que seul le mouvement ouvrier est révolutionnaire et que seule la théorie révolutionnaire est celle communiste. Nous appliquons cet énoncé à toutes les révolutions, sans vouloir dire par là (ni pour celles précommunistes, ni pour la nôtre) que n’importe quel cénacle d’intellectuels puisse fabriquer une théorie et, avec elle, susciter une révolution ! Les forces profondes qui bouleversent l’organisation sociale à un tournant donné (rare) des cycles, comme elles assument la forme de contrastes économiques et productifs ainsi que de heurts entre groupes et classes d’hommes, prennent aussi celle d’une bataille de fois nouvelles contre les fois anciennes, voire même, il n’est pas difficile de l’admettre, de mythes contre mythes.
Non moins connue est notre position fondée sur les caractères propres à l’organisation productive et à ses développements modernes, selon laquelle la classe prolétaire communiste ne se forge pas une théorie à fond religieux ou essentiellement romantico-idéologique, mais atteint la vraie science du fait économique; et ce, en conformité avec son comportement différent vis à vis de l’appropriation des forces productives, qui se fait en rupture avec les vieilles formes d’appropriation de classe, par rapport aux classes et aux révolutions qui l’ont précédée historiquement.
Et puisqu’il faut examiner sous tous leurs angles les habituelles
équivoques aux aguets, nous avertissons pareillement que, pour parvenir
à cette conclusion, nous n’avons pas besoin de soutenir que la société
humaine arrivera par cette voie à une formulation générale, absolue
et infaillible des lois du cosmos physique et social, de même que nous
ne croyons pas qu’elle soit partie avec un bagage de vérités suprêmes
que lui aurait confié des puissances immatérielles, ou qu’elle puisse
le découvrir en fouillant dans l’immanence mystérieuse et innée de
sa pensée spéculative.
En conséquence, sitôt que la classe bourgeoise n’eut plus besoin de doctrines révolutionnaires efficientes, sa science économique subit la transformation, analysée à fond par Marx, de l’école classique en école vulgaire. Les dangereuses "envolées" de Ricardo et des siens sur la définition de la valeur que les produits de l’économie capitaliste ont comme propriété intrinsèque, et que l’on appelle valeur d’échange, mais que l’on ne définit pas selon un moment de l’échange, mais plutôt selon un moment de la production, furent mises de côté. Pour Ricardo, il était établi qu’une marchandise ne voit pas sa valeur mesurée par un "nombre" donné, sous prétexte que, dans la moyenne statistique des prix sur le marché, elle s’échange à tant. C’est au contraire parce que la marchandise a une valeur déterminée et calculable selon le temps de travail social moyen qui sert à la produire, quelle doit être vendue sur le marché, sauf oscillations occasionnelles, à tant.
Sur ce théorème central de l’école classique retenu par l’école marxiste, mais avec une tout autre force vitale, se rue ensuite l’économie vulgaire qui appelle tout cela folie, illusion et mythe et en substance, se libère comme d’un fardeau inutile de la grandeur valeur, de sa détermination, de sa mesure et des lois dans lesquelles elle figure.
L’objection essentielle depuis lors, avec des mots différents, est toujours la même. Nous ne sommes pas dans le champ physique qui obéit (alors on l’admettait et on le reconnaissait) à des lois rigoureuses de causalité que l’on peut établir, en se servant de grandeurs qui se traitent par des procès mathématiques. Nous sommes dans le champ humain où influent la disposition, la volonté, le "goût" de chaque individu particulier, et le phénomène moyen n’est ni saisissable, ni prévisible, ni enregistrable en formules fixes.
Au diable donc la grandeur valeur (non l’idée, la notion de
valeur qui dépouillée de sa détermination matérielle, s’en vient
triomphalement envahir les prétendues sciences de la société: droit,
éthique, esthétique, etc...); au diable en général les grandeurs
que l’on introduit dans la science économique, et qui ne sont pas des
cotations monétaires brutes ou des quantités de marchandises négociées;
au diable (et c’est là le point brûlant) la possibilité de déterminer
par la recherche économique, la voie que parcourt l’humanité, entendue
comme société organisant sa propre activité en vue de ses propres besoins:
on ne peut faire autre chose que de regarder et d’écrire l’histoire
imprévisible, infiniment libre, autonome de tout itinéraire et indifférente
à toutes les ruptures possibles; l’histoire concrète et à
posteriori de cet essaim de brouillons et brouillonnes terrestres,
susceptibles et capables de tout, et même de croire aux hommes de science.
Tous les critiques de Marx, si divers qu’ils soient, selon les périodes et leurs couleurs, ont en substance un terrain commun: ils prétendent qu‘une "science" économique générique, occupée après Marx à faire des pas de géant en bavardages universitaires et en gribouillis pour bibliothèques, aurait fait justice de la théorie de la valeur et de celle de la plus-value et, en outre, de celle à laquelle Staline voulait porter le coup de grâce: la loi de la baisse du taux de profit. Avec elle, ils veulent se débarrasser en même temps de celle, aussi essentielle, du nivellement général du taux de profit capitaliste, dans la société économique nationale et supranationale. En tout ceci – et à juste raison pour ces messieurs – on met plus d’acharnement que dans les vertueuses croisades contre la prédication de la lutte de classe, de l’emploi de la violence insurrectionnelle, de l’opprobre jeté sur les idéaux démocratiques et libéraux, de la dictature et de la terreur prolétarienne, cette prédication ayant pour précurseur l’habituel savant hirsute, que les Anglais – pas si bêtes – appelaient, dans les dernières années de sa vie, red terror doctor.
Le célèbre Arthur Labriola, dans son tout aussi célèbre pamphlet
de 1908 (il y a donc bien longtemps de cela), republié en 1926, fait d’un
abondant pastiche de toutes les innombrables thèses des critiques de Marx,
qu’elles soient acceptées ou repoussées (dans ce cas, le pire est quand
Marx est défendu et traité avec égard), et intitulé "Étude sur
Marx", revendique son premier écrit de 1889 où donnant acte de l’inadmissibilité
de la théorie marxiste de la valeur il tentait à ses dires de concilier
une théorie du prix avec celle de la valeur. Le livre parut à l’époque
où les deux ailes révisionnistes, au sens où nous l’entendons, se
précipitaient contre Marx: la réformiste et la égalitaire de Bernstein,
la syndicaliste et soi-disant extrémiste de Georges Sorel auquel est rapporté
une préface acide sur Labriola. Celui qui se souvient comment les deux
tendances s’affrontèrent à mort, historiquement et politiquement,
peut constater combien est éloquente la très fréquente évocation théorique
des critiques de Bernstein avec sa dérision continuelle des lois marxistes
du développement capitaliste et avec la substitution aux points de rupture
d’une douce courbe progressive. On pourrait de même trouver des parallèles
dans cette polémique réductrice avec des ouvrages très récents de prétendus
réparateurs des infortunes de Marx, homme de science prophète, qui théorisent
l’expérience de faits prétendument nouveaux propre à ce siècle et
de soi-disant infractions aux "schémas" chers à Marx.
S’il était opportun de découvrir en 1954 le défaut du "plan" marxiste de l’itinéraire historique de la forme capitaliste, il ne resterait qu’à rire d’avoir attendu si longtemps, d’autant plus que le bavard professeur napolitain l’avait déjà trouvé, et avait même inventé la petite histoire, dont Sorel se délectait il y a 50 ans, d’après laquelle, celui qui l’avait découvert était... justement Karl Marx. Selon cette petite histoire, Marx aurait suspendu pendant longtemps son travail d’économiste après la publication en 1867 du premier volume du Capital, non parce qu’il était gravement malade, mais parce qu’il fut illuminé en 1871 par la lecture des travaux de Jevons et Cie sur l’économie mathématique "véritablement scientifique". Reconnaissant ses propres erreurs, Marx aurait laissé ses manuscrits en désordre, et toutes les mauvaises paroles de ces énergumènes vont à Engels, et même au Kautsky des bons temps qui les auraient arbitrairement rafistolés.
Peut-on, disait monsieur Labriola, s’imaginer que Marx seul puisse avoir raison et que "toute, on dit bien toute, la Science" aurait tort contre lui ?! Mais cette situation, aujourd’hui toujours d’actualité – sans que l’on ait réussit à ne pas faire figurer le nom de Marx au moins douze fois dans chaque numéro de journal qui s’imprime dans le monde – justement cette situation nous a servi et nous sert. Nous serions au contraire foutus, si Marx avait trouvé place dans la science.
Complétons notre quartet de professeurs (Sorel, Labriola, Bernstein) avec notre Antoine Graziadei, autre titulaire de chaire. En évoquant, lui syndicaliste réformiste d’avant guerre, passé en 1919 tout à gauche, la thèse de 1908 d’Arthur Labriola, dans une série de livres sur le Prix et le sur-prix dans l’économie capitaliste, tandis qu’il faisait l’éloge de la partie historique, politique et philosophique de Marx et du marxisme, il livra bataille à toute théorie de la valeur et de la plus-value, ce qui provoqua le désaveu de l’Internationale (alors) communiste.
Dans une guerre de position où nous sommes engagés depuis 1848, le point est donc le suivant: le capitalisme moderne a-t’il démenti la tentative d’écrire son curriculum vitae au moyen d’une doctrine de la société type de classe et le calcul de ses lois tendancielles sur la base, non de la mesure du prix, mais de la valeur engendrée dans la production sociale comme grandeur fondamentale ?
Si nous sommes mis en déroute sur ce point, les professeurs du "marxisme
marginal" auront raison, mais avec eux aussi les Jevons, les Sombart, les
Pareto, les Einaudi, les Fisher, les Kinley; et encore les Rothschild,
les Morgan 11, les
Rockfeller, etc..., avec à leur tête – à tout seigneur, tout honneur
–
Joseph Staline.
21.QUANTITÉS PHYSIQUES ET ÉCONOMIQUES
D’après Sorel, Marx
«ne comprenait pas l’emploi des quantités en économie comme le comprennent les mathématiciens qui traitent des problèmes de la physique. Il semble (?) que les relations quantitatives lui paraissaient seulement aptes à fournir des indications sommaires lointaines ou peut-être symboliques (Qu’est donc, docteur Sorel, la mathématique, sinon l’usage de symboles ?); leur clarté étant d’autant plus grande quelles sont plus irréelles. Il importerait d’étudier cette question difficile, si l’on veut arriver à comprendre parfaitement les textes du Capital».Bien. On aurait pas mal fait ces dernières cinquante années de s’attaquer à cette difficile question, au lieu de les passer à abâtardir la lutte du prolétariat de manière activiste et volontariste.
Voici le moment de faire quelques observations sur cet "usage des quantités
en physique et en économie". Premièrement. Marx entendait parvenir
à utiliser à la manière des physiciens les quantités numériques et
les grandeurs qu’elles mesurent en économie. Mis à part le mode d’exposition
sur lequel influent toujours des raisons historiques, par exemple, Galilée
menacé de persécutions exposa la théorie du mouvement de la terre sous
forme d’un dialogue et en déclarant d’avance qu’il voulait seulement
que les conclusions opposées fussent démontrées également acceptables
par la raison humaine pour qu’elle puisse choisir la doctrine révélée.
Il fallut une révolution de moyen pour que Laplace, selon une anecdote
connue, répondît à la sévère demande de Napoléon: Je ne vois pas
Dieu mentionné dans votre explication sur la formation du système solaire !
avec la simple phrase: "Votre majesté, je n’ai pas eus besoin de
cette hypothèse". Aujourd’hui on brûlerait le titulaire d’une
chaire qui parlerait ainsi. Pour ce qui est de Marx, devant s’adresser
à la classe ouvrière qui en perdant tout contrôle des conditions du
travail avait perdu aussi celui de la culture, il suivait une forme littéraire.
Il passa donc à l’emploi clair d’exemples numériques (souvent non
sommaires, mais trop détaillés pour la fatigue de celui qui lit), rarement
aux formules d’algèbre, et pensa, nous le verrons, dans les derniers
temps aux mathématiques supérieures.
22. MODÈLES ET SYMBOLES PHYSIQUES
Deuxièmement. La récente histoire de la physique et de la physique mathématique surtout montre que l’emploi des grandeurs et des quantités dans l’étude du monde matériel ne se passe pas aussi simplement qu’on le croyait en 1900. La règle est que l’on travaille avec des symboles toujours nouveaux, et sur des modèles suposés et qui changent souvent, ce qui vérifie précisément la norme qui semblait être une faiblesse à Sorel: la clarté est d’autant plus grande que les modèles sont irréels12. Sans aller dans la difficulté, si l’on veut faire de la science, celle-ci doit être communicable et applicable, et il faut alors, pour se faire entendre et aller de l’avant, être, sinon sommaires, du moins dans une bonne mesure simplificateurs. Le modèle de la matière composée d’atomes de qualités différentes et attirés entre eux par leur valence chimique était assez "clair". Beaucoup moins irréel et infiniment moins clair est le modèle de l’atome décomposé en noyau central autour duquel tournent les électrons, mais alors qu’auparavant il suffisait de grandeurs (abstraites, mais pas trop) de masses et de valence chimique, aujourd’hui il en entre beaucoup d’autres, mécaniques et électromagnétiques. Nous pouvons continuer quand le noyau est disséqué (et ensuite fissuré) en protons, neutrons, et autres particules dont on aurait trouvé aujourd’hui la plus nouvelle et mystérieuse: l’anti-proton. Du système, on fait des modèles; aux particules, on donne des mesures et des symboles: sont-ce des corpuscules ? Des ondes ? Des traînées de trajectoires laissées un instant sur la plaque photographique ? Pour l’heure, il semble que chacun puisse dire ce qui lui plaît.
Troisièmement. Admettons qu’historiquement on soit parvenu
à pouvoir traiter avec des méthodes quantitatives les problèmes du monde
physique avant ceux de l’agrégat social. Admettons même que si dans
les premiers on a déjà introduit, d’abord avec des preuves tout à
fait arbitraires, puis avec une exactitude plus grande, des schémas simplifiés
pour arriver à découvrir des lois et à donner des formules, il faut
reconnaître cependant que les phénomènes accessoires, impurs, concomitants,
à la relation pure que l’on veut isoler, allant jusqu’à la
masquer parfois, sont un embarras moins diabolique que dans le champ sociologique
et économique. Tout cela étant posé, par nécessité de façon sommaire,
un peu à sa place, nous affirmons que l’emploi des grandeurs et des
quantités chez Marx, une fois formé le modèle à étudier, est tout
à fait péremptoire et rigoureux; il est central, non accessoire, et employé
comme unique moyen de découvrir à l’avance les développements dont
les tendances générales nous importent. Et de plus nous affirmons que
cet emploi est strictement cohérent et décidément uniforme à travers
son immense travail, de volume à volume, d’œuvre à œuvre, d’époque
à époque.
L’argument mérite que le parallèle, déjà traité ailleurs à plusieurs reprises (cf divers numéros de "Prometeo", première série, et certains "Filo del Tempo", etc... 13) soit quelque peu développé à des fins de divulgation, même si l’on tombe dans des répétitions, habituelles et usuelles dans le travail de parti. Le prix est une donnée empirique, puisque tout le monde sait l’indiquer, s’y référer et même le juger, car il est exprimé dans la monnaie courante du moment. En 1954 encore, pour défendre l’unique grandeur mathématique à employer en économie, nous écrivions: "la cote monétaire"; mais il y a un siècle, Marx avait noté que, la diatribe sur la valeur étant si longue, on tombe dans les pires complications et obscurités quand on examine les mille théories sur la monnaie. En somme la notion du prix d’une marchandise est immédiate et celle de sa valeur, médiate.
La physique a fait un pas en avant gigantesque avec le concept de masse énoncé par Galilée, tandis que jusqu’alors elle considérait celui plus "externe" et "pratique" de poids. C’est un saut, non un pas, que l’on pût et dût faire comme corollaire au développement d’une société productive plus organisée, urbaine et manufacturière, et non plus seulement rurale et paysanne, comme celle de la Renaissance. Alors que la masse est constante, le poids d’un objet varie selon que nous sommes au bord de la mer ou sur le sommet d’une montagne, au pôle ou à l’équateur, voire sur d’autres corps célestes que la Terre. Galilée sur cette base théorique – irréelle si l’on veut ! – démontre ce qui était pratiquement évident: deux corps de poids très différent tombent en même temps de la même hauteur: chose que depuis Aristote on avait niée, simplement parce que l’on n’avait pas su se libérer de facteurs impurs: la résistance de l’air, par exemple. D’où le fameux cri: la plume et la boule de plomb ! Tout comme on crie: le manœuvre et le grand Génie !
Ce pas s’effectua parce qu’on y avait introduit une grandeur nouvelle qui n’avait pas été découverte dans les catégories premières de la pensée, dans les données de l’esprit 14; et qui, si nous voulons, est elle même "provisoire".
Mais le saut "révolutionnaire" reste. L’expression de Galilée que le poids est une force qui dépend de la quantité de masse, et puis de l’autre facteur, l’accélération gravitationnelle, permit de réduire à la même loi mathématique la chute de la pierre et la rotation de la lune autour de la Terre; ce qui fut rendu évident par Newton opérant sur de simples symboles. Quand dans une phase ultérieure du développement de l’organisation technico-sociale, on a cherché à établir aussi ce lien dans une autre comparaison entre la pierre qui tombe et le corpuscule infra-atomique qui circule autour du noyau, l’expression a dû être modifiée, et dans ce nouveau champ la masse n’est plus constante, pour un certain corps considéré, mais à son tour variable selon sa vitesse, si celle-ci est très élevée, c’est-à-dire qu’elle peut diminuer en libérant de l’énergie 15. Remarquons que la distance de la lune est un milliard de fois plus grande que la distance d’un objet tombant de l’escabeau à terre, mais le rapport entre la masse de cet objet, mettons une simple plume, et celle d’un électron s’écrit avec vingt sept zéros (milliards de milliards de milliards), et Galilée est excusé si quatre siècles auparavant il ne s’en était pas avisé.
Avec Marx, nous avons la prétention de mettre au rancart les mesures
de poids-prix et d’introduire la quantité constante, en l’occurrence
la masse-valeur de chaque marchandise, pour en déduire les données
pour des orbites sur lesquelles se place le monde du capital, et il nous
suffit que la nouvelle grandeur passe pour valide et constante tout le
temps historique qu’il nous faut pour envoyer ce monde au fond de l’Abîme.
24. "TEST" DU TAUX POUR LE CAPITALISME
Le modèle de la société type étant défini, il faut rappeler quelles sont les quantités mesurables qui nous intéressent. Dans cette exposition, nous nous aiderons de la récente série sur la question agraire avec les contres thèses et thèses finales qui l’ont conclue. Il est donc aisé de tracer le "cadre de Marx" des mouvements de la valeur entre les grandes classes en présence, et d’indiquer les simples expressions qui servent au calcul de l’économie capitaliste et à l’énoncé de ses lois, afin d’en défendre, dans une seconde partie, la validité et la vitalité contre les efforts des écoles économiques contre-révolutionnaires, soit qu’elles portent au centre de leurs investigations les purs phénomènes de la circulation des marchandises et de l’argent, en pataugeant dans la fange du marais marché, soit, comme cela est arrivé au cours de ces dernières années, que contraintes de tenter une théorie de la production elles aient voulu s’aventurer sur les flancs et dans le cratère du volcan où bouillonnent les prodromes de la formidable explosion éruptive.
Les premiers économistes sont partis du vague concept de richesse nationale. Cette dotation, pensée tantôt en terme monétaire avec les unités et les cours de l’époque, tantôt comme masse de choses utiles à la vie organisée (sièges, outillage, réserve de provision pour la consommation) est en continuel mouvement et subit un flux de sortie qui impose un renouvellement ininterrompue. Non seulement il n’y a pas d’exemple concret, mais ce modèle de société, où l’on consomme seulement et où la richesse consiste en une réserve immense dans laquelle on peut puiser chaque jour ou chaque année ce qui est nécessaire à tous les composants de l’agrégat social pour vivre, n’est pas possible. Chaque modèle du mouvement économique devra prévoir un cycle de substitutions à la fin duquel, comme hypothèse minimale, la dotation et la provision sociales générales sont redevenues ce qu’elles étaient au début.
Nous en viendrons bientôt au problème intégral de tenir compte, non
seulement de la possibilité d’un incrément progressif des installations
et des réserves, mais encore d’un incrément qui commence par équilibrer
celui dû à la variation, presque toujours en nette augmentation, du nombre
de la population.
L’organisation sociale continue sa progression quand, à un moment donné, elle ne se trouve pas seulement en présence du milieu naturel dont dépend sa capacité de travail (qui n’est pas seulement force musculaire mais encore transmission, au travers de la tradition des générations passées, d’un savoir faire technique et d’une connaissance technologique dans tous les domaines, auquel se réduit directement toute science, tout savoir et pensée sociale et individuelle), mais aussi devant un amoncellement d’objets et d’installations de toutes espèces que les générations passées ont transmis, transformant la croûte terrestre à laquelle nous sommes accrochés, la dotant de toutes sortes de produits manufacturés, et en ayant à tout moment à disposition une partie des biens de consommation déjà produits et non encore utilisés. Une masse sociale de richesse, une masse sociale de travail, un ensemble de marchandises et de biens produits par le travail, dont nous laissons pour le moment le mode de calcul, car en dernière analyse il ne nous intéresse pas puisque toutes les répartitions se font, pour des motifs de pouvoir et de classe, avec ces opérations sur les masses de travail actuel et vivant et de valeur "ajoutée dans la production" durant le cycle qui s’ouvre et qu’on étudie. Dans une économie capitaliste, donc mercantile, il est évident qu’une partie de cette transmission présente au départ est donné par l’argent, par le capital monétaire circulant, lequel par lui-même et surtout depuis qu’existe le papier monnaie, n’est rien d’autre qu’un mécanisme social pour diriger la répartition de la "valeur à naître". Qu’un cataclysme arrête, par exemple, les moyens normaux de transport et la société humaine mourra sous peu, les coffre-forts pleins et les comptes actifs.
Tout le travail passé cristallisé n’est pas mis en mouvement dans le cycle d’activité productive qui commence. Une usine, une machine peuvent rester inactives toute l’année, un stock de marchandises à consommer dès lors qu’il n’est pas utilisé peut dormir pendant un temps dans l’entrepôt.
Mais cette partie de la richesse déjà produite qui est mise en mouvement
dans la nouvelle période de production peut l’être de deux manières
différentes; soit par un emploi total, soit par un emploi fractionné,
partiel, de sorte qu’à la fin elle ne se trouve pas absorbée et disparue,
mais a seulement besoin d’être réintégrée pour le quota donné que
l’on a soustrait, redevenant ainsi aussi efficient qu’au début.
26. LES UNITÉS MARXISTES: CAPITAL
Quand l’école classique établit que la valeur de ces dotations accumulées était mesurée par le travail passé investi en elle et qu’elle les considéra comme capital, elle fut amenée à les présenter comme des facteurs du nouveau cycle productif et à en calculer la valeur considérée proportionnelle au travail qu’il avait fallu pour les réaliser, et mieux encore à celui qu’il aurait fallu pour les reproduire, si elles venaient à manquer.
Elle établit la distinction dans laquelle l’économie se débat encore avec les œillères individuelles qui la contraignent à mesurer la part de chaque individu (qui n’est même pas la fameuse Personne, mais la Firme) entre capital fixe et capital circulant, en considérant par le premier ce qui étant utilisé dans la production n’en ressort pas diminué, comme par exemple une charrue, par le second, ce qui y est entièrement utilisé, comme par exemple la semence et le fumier.
Nous n’insisterons pas encore sur cette distinction: dans l’expression marxiste des rapports quantitatifs du procès, le capital fixe, puisqu’il est employé sans qu’il soit aucunement entamé en qualité et en quantité, ne nous concerne pas et nous n’en tenons pas compte: ce qui importe, c’est celui qui est entièrement absorbé dans l’opération productive et reste physiquement dans le produit, ou s’évanouit en sous produits et rebuts, comme par exemple la cire avec laquelle on fait les bougies. Nous ne calculerons donc pas la valeur de la charrue, mais en consignerons "l’usure". Même le soc le plus primitif n’est pas éternel et a besoin d’être affilé et à la fin renouvelé: s’il tient vingt cycles, nous considérerons comme capital constant à introduire dans la "fonction de production" la vingtième partie de sa valeur.
Donc, la première quantité à considérer est le capital constant
matières premières, matières accessoires consommées comme combustibles,
lubrifiant, etc...; usure des outils et des installations, selon la nécessité
périodique de renouvellement; "l’amortissement" si souvent mentionné
qui comprend aussi les bâtiments où se font les procès de travail et
en général toute œuvre fixe. Cette partie des éléments, des termes
de la production, est donc appelée par Marx capital constant. Ses
prédécesseurs faisaient souvent la confusion: Ramsay en vient à l’identifier
avec la notion courante de capital fixe; tous les autres, ou presque
tous, confondent le patrimoine de l’entreprise avec le capital
constant, certains embrouillent les notions de capital investi et
employé
dans la production, distinctions qui ne sont pas intéressantes aux yeux
du marxisme, pour ce qui est du calcul des valeurs.
27. LES UNITÉS MARXISTES: TRAVAIL
En effet, comme on le sait, il y a trois grandeurs à introduire et à additionner: après le capital constant vient le capital variable et la plus-value. Puis que leur somme constitue la valeur du produit qui va dans les mains du capitaliste et est donc le capital ou, du moins, peut être du capital, les trois termes font tous trois qualitativement partie du capital, car ils font partie de la valeur et historiquement toute valeur est aujourd’hui capital. Mais le premier, ou capital constant que nous avons considéré d’abord, est du travail passé qui traverse le cycle et en sort égal à lui-même, c’est-à-dire sans engendrer une valeur au-delà de celle qu’il contient déjà, le second et le troisième sont du travail vivant, actuel, présent, dont est issue la valeur ajoutée durant le cycle, termes dont les bourgeois ne veulent rien savoir, mais dont ils usent aujourd’hui dans leurs statistiques, comme nous le verrons, en l’appelant le "revenu national".
Le second terme à additionner, Marx l’appelle capital variable et correspond à la dépense pour les salaires relative au cycle considéré. Nominalement les deux premières grandeurs seraient donc du capital. C’est pourquoi on sous-entend qu’elles forment le capital "avancé" dans la production, c’est-à-dire dépensé pour l’acquisition des marchandises et le paiement des salaires. Mais toute la somme est du capital obtenu, de la valeur produite, et elle est supérieure aux deux premiers termes, à la dépense avancée. Évidemment on ajoute à celle-ci, que les bourgeois appellent "coût de production", le gain, le profit, l’intérêt, et donc ce que nous appelons plus-value.
Donc en additionnant: capital constant + capital salaire + plus value, on obtient la valeur du produit. Celle-ci n’a rien à faire avec la "valeur de l’entreprise", d’où la distinction fondamentale: le capital est pour nous l’ensemble des marchandises, le produit, tandis que pour l‘économiste bourgeois le capital est le patrimoine de l’entreprise et de son possesseur (que ce soit ou non une personne physique), y compris les crédits, les sommes en caisse, la valeur vénale des biens immobiliers comme les terrains et les bâtiments.
Mais la distinction réside en ceci: pour le bourgeois, il y a deux facteurs (en laissant pour l’instant de côté la rente de la terre et ce qui s’en rapproche): le capital et le travail.
Le salaire ou capital variable serait la valeur engendrée par le travail et versé à celui qui l’a prêté, la marge ou profit serait engendré par le capital constant (avancé pour tout le temps qui va de l’acquisition de la matière première à la vente du produit travaillé) et par le capital salaire (avancé pour tout le temps qui va de la paie des travailleurs à la vente du produit final).
Pour le bourgeois, le capital, qu’il soit investi en matières premières et marchandises, ou en force de travail, engendre de la valeur. Le travail engendre le salaire et se trouve compensé par celui-ci. Pour le marxiste, le capital constant n’engendre rien parce qu’il traverse le cycle avec une valeur inchangée; le travail, au contraire, engendre toute la valeur ajoutée, soit le capital variable + la plus-value, tandis que le travailleur ne reçoit en échange de son travail que la première partie, le salaire.
Au cas où le capitaliste entrepreneur n’ait pas de numéraires, il
se fera prêter la somme nécessaire pour les marchandises que constitue
la matière première et les salaires, et la restituera après les ventes.
Il déduira de sa plus-value l’intérêt payé: donc celui-ci n’est
pas fils du capital mais du travail à son tour. Choses archi-connues,
mais qu’il fallait réordonner dans le schéma à antithèse.
Les quatre grandeurs: capital constant, capital variable, plus-value, valeur du produit sont liées par une simple addition comme celle du compte du charcutier, et notre très simple "fonction de production" est une fonction linéaire dans le jargon mathématique. Selon nos ennemis, il est vain d’écrire des fonctions de production en usant de la grandeur valeur, parce que dans la science économique il n’y a que des fonctions de circulation exprimées par la grandeur prix qui varie avec les fameuses conditions mercantiles: offre, demande, utilité, limitation, avantage marginal, et... prurit à dépenser qui est habilement cultivé. Nous verrons ensuite qu’ils mettent également sur pied une fonction de production. Mais peut-être toute l’économie appliquée, ou d’estimation des biens, ne se base-t-elle pas sur une fonction de production qui est celle de l’intérêt simple (fruit proportionnel au capital et au temps: fonction rationnelle, c’est-à-dire qui admet une division) et de l’intérêt composé (cumul des fruits avec le capital: fonction exponentielle) ? Avec cette formule mise à l’épreuve pratique comme nous voulons bien y mettre la nôtre – durant le sommeil de l’humanité de deux mille ans, le fameux centime devient une boule d’or grosse comme la terre.
Nous ne faisons donc pas que des additions, et dans nôtre formule, on ne fait pas figurer le taux d’intérêt, présenté comme le fruit du capital, qui est apparu avec l’usure, avant la production capitaliste moderne. A quoi donc le profit, le bénéfice est-il mis en rapport ? Il faut se contenter de faire quelques divisions. Il est clair que vulgairement cette marge (quantitativement, elle est la même pour eux et pour nous, et équivaut à la différence entre le produit des ventes et des frais de production; seul le nom diffère, qui pour nous est la plus-value) est mise en rapport avec les dépenses des installations, avec le patrimoine de l’entreprise. Un tel ouvre une usine, dépense un million en machines et a besoin d’un demi million en argent pour la faire tourner: à la fin de l’année, il a l’usine, la machinerie, le demi million en caisse et de plus il a reçu 300 000 Lires: il dit qu’il a investi un million et demi en gagnant 20% l’an.
Mais l’économie classique avait déjà fait un pas en avant et avait appelé taux de profit le rapport entre le profit, non pas à la valeur de l’installation, mais au coût de production de tout le bloc de marchandises qui a permis ce gain dans l’aliénation finale: donc le rapport du profit à la dépense en capital constant et variable. Si dans l’année cette fabrique a acheté de la fonte pour 200 000 Lires, payé les mécaniciens 300 000 et vendu pour 800 000, elle a gagné 300 000; le taux de profit sur l’avance des 500 000 est de 60%.
Le taux de plus-value en revanche, comme on le sait, est obtenu lorsqu’on rapporte le profit ou plus-value, qui a été de 300 000, au seul capital variable ou dépenses pour les salaires qui a été aussi de 300 000: dans le cas donné, il est de 100%.
Donc le capital constant passe dans le cycle sans rien rajouter. Le
travail y passe en ajoutant au produit une valeur (600 000) qui est le
double du salaire payé aux ouvriers.
Ceci n’est pas complet, puisque nous avons simplement défini les quatre grandeurs qui représentent la valeur du produit et ses grandeurs relatives: taux de plus-value et de profit. Mais ces relations faciles peuvent être appliquées à une seule entreprise, et c’est à ceci que l’économie bourgeoise se limite d’habitude, comme elles peuvent l’être à tout le champ de la production sociale. Si l’on ne passe pas à ce second aspect, on ne peut donner de manière complète la fonction marxiste de la production. On notera que nous ne faisons que réaffirmer la portée marxiste des grandeurs et relations introduites, et nous ne prétendons pas que la preuve et la confirmation viennent du fait que le discours logique tienne debout, ou que dans certaines déductions un sentiment de justice inné se mette à vibrer, ou que les opérations cadrent avec les règles de l’algèbre et de l’arithmétique.
La cohérence du système avec lui-même et la connexion rigoureuse des parties (même si elle est niée par les habituelles têtes creuses qui papillonnent d’un sujet à l’autre) ne suffisent pas à la démonstration, qui ne pourra être donnée que dans le champ historique et par l’apparition des phénomènes que seul peut contenir notre modèle schéma, et non le leur.
Marx affirme que dans une production capitaliste complète (donnée
seulement à l’état de modèle pur), le taux de profit des diverses
branches de la production tend à se niveler: cette tendance est d’autant
plus manifeste que la société se rapproche davantage du modèle et comprend
peu de classes impures, outre les trois du type général: ouvriers, capitalistes,
propriétaires fonciers.
30. LOI DE LA BAISSE DU TAUX DE PROFIT
A tel taux de profit général correspond un taux général de plus-value. Les deux rapports sont liés à un troisième, c’est-à-dire à la composition organique du capital qui est le rapport entre capital constant et capital variable. Si avec 20 de salaires, on a travaillé de la matière première pour 80, le taux de composition technologique ou organique est de 4 (son inverse est 25%). Si la valeur du produit est de 120, le profit est de 20, et autant pour la plus-value. Mais tandis que le taux de profit est de 20% (gain de 20 sur des avances de 100), celui de la plus-value est de 100% (20 de bénéfice sur 20 de salaires).
Dans les différents secteurs, la composition organique ne peut pas être la même, et comme nous l’avons vu elle croît fortement dans l’industrie, et lentement dans l’agriculture. Marx, malgré cela, introduit le taux moyen de profit. Pour l’instant nous affirmons, nous ne discutons pas encore de la loi de la baisse du taux de profit. Nous l’appellerons – à la Staline – une tautologie. Marx en fait dit que, si à un taux égal de plus-value la composition organique augmente (comme tout le monde l’admet historiquement), le taux de profit doit diminuer. Mais qui dit que le taux de plus-value reste stable ? 16 L’objection est vaine. Si le taux de plus-value baissait, il n’y aurait alors rien de nouveau: celui du profit diminuerait pour une double raison (gain de 10, et non de 20 sur 20 de salaires: taux de plus-value de 50%; les matières premières travaillées non de 80 mais de 100: la composition organique augmente:dépense totale 100 + 20, produit 130, taux de profit descendu à 10 sur 120, de 20% au début à seulement 8% environ).
Et si le taux de plus-value monte ? Il faut les abattre ! Cela voudrait dire qu’ils ont diminué les salaires et augmenté la journée de travail; et ceci va à l’encontre du mouvement historique général du capitalisme.
Que le système saute, s’il affame tout le monde et s’il augmente
la pression de l’exploitation, cela va de soi. La loi économique est
que, même s’il s’améliore, il sautera tout de même. Ce point, nous
le dédions aux nombreux malades de la démagogie.
L’argument fondamental de la tendance à la baisse du taux de profit
dans la vie historique du mode de production capitaliste, comme cela a
déjà été traité dans notre travail et devra l’être encore plus
à fond, est un de ceux pour lequel il est nécessaire de reproduire avec
le plus de fidélité le matériel de Marx et de systématiser l’appareil
mathématique. C’est en outre l’un des points d’équivoque, puisque
banalement on voit une contradiction entre la loi de la baisse et la faim
démesurée de sur-travail et de profit propre au capital dans les formes
modernes, point qui, dénoncé formidablement par Marx, a eu les confirmations
les plus impressionnantes dans l’histoire récente. Dans le Dialogue
avec Staline, nous avons rappelé comment avec l’augmentation incessante
de la masse du capital et de la masse de la production annuelle de marchandises
qui pour nous la mesure, la masse du profit augmente de façon puissante,
bien que le rapport relatif entre masse du profit et masse du produit tende
historiquement à baisser. Ensuite dans l’exposé sur la question agraire,
nous avons considéré avoir mis au point la théorie fondamentale, originale,
et monolithique des surprofits, qui inclue en elle celle des rentes
de toutes espèces (donc pas seulement foncières). Évidemment depuis
les premiers théorèmes du marxisme, il est clair que la masse des surprofits
croît progressivement, en même temps que le taux moyen du profit social
baisse. Marx, parmi tant d’autres phénomènes, explique l’influence
de la concentration du capital: même parmi les critiques les plus superficiels,
aucun n’ignore que la loi de la concentration est donnée dès les tout
premiers textes, avant même le Capital. Or le taux moyen s’obtient
en faisant la somme de tous les profits rapportée à tous les capitaux,
des petites, moyennes et grandes entreprises, et la simple grandeur de
l’entreprise est un motif de profit plus grand; donc les petites entreprises
travaillent en sous profit, en dessous du taux moyen, et les grandes en
surprofit, tout cela étant considéré dans le cadre de la société industrielle
d’une même époque. A mesure que le capital se concentre en nombre plus
restreint d’entreprises, la masse accrue de profit se répartit en un
nombre toujours moindre d’entreprises: néanmoins le capital total de
ces peu nombreuses mais vastes entreprises croît encore plus et la masse
des produits avec lui. En somme: augmentation de la production, diminution
du nombre des entreprises, augmentation du capital moyen de chaque entreprise,
augmentation de la masse totale des profits, mais cette dernière moins
vite que l’augmentation de la production – et de la consommation sociale
pour tous les camps – et donc baisse du taux moyen.
A part donc une étude de nature statistico-historique pour confirmer que la loi de Marx s’est pleinement vérifiée, il faut comprendre que l’ensemble de notre modèle, représentatif du capitalisme typique dans son intégralité, a besoin du critère de la détermination, à un certain moment historico-économique, du profit moyen, du taux de profit moyen, de toutes les "entreprises capitalistes", soit de toutes les entreprises industrielles, y compris celles qui avec l’emploi de capital et de main-d’œuvre exclusivement salariée opèrent dans l’agriculture (industrie extractive, hydraulique, construction, etc... comprises).
En effet sans ce terme de profit moyen, toute notre doctrine de la valeur serait insoutenable. Pour nous en fait la valeur de la marchandise produite dans une branche industrielle donnée ne peut se déduire de la recherche de moyennes portant sur les cotes des oscillations sur les marchés: il faut la connaître avant.
En ceci le pas que fit Marx l’amena bien au-delà de Ricardo: celui-ci identifiait la valeur, déduite de la théorie de la valeur-travail, avec la valeur de la vente, et affirmait, en une première forme qui était seulement approximative et surtout inspirée par un modèle de société entièrement industrielle et sans rentes (c’est-à-dire sans surprofit: société qui reste l’idéal de toute économie libérale, mais qui est impossible et historiquement de plus en plus lointaine): toute marchandise s’échange avec une autre ou avec de l’argent en raison du travail social moyen qu’il faut pour la produire.
La formule de Marx est au contraire que toute marchandise a un prix de production qui en constitue la valeur dans notre sens. Même en continuant à appeler cette valeur, valeur d’échange, en conservant la classique distinction de valeur d’usage (inhérente aux qualités physiques spécifiques de la marchandise et en particulier au besoin humain qu’elle est apte à satisfaire), le concept est que la valeur de toute marchandise se calcule d’après les éléments économiques donnés dans sa production. C’est pourquoi nous pourrions introduire l’expression: valeur de production et dire que nous sommes pour une théorie économique de la valeur de production, et nos adversaires pour une théorie du prix d’échange.
Nous en sommes à la "fonction linéaire" donnée de la production capitaliste (de celle-ci et de celle-ci seulement !); on définit la valeur du produit par la somme de trois termes: primo, le capital constant, secondo, le capital variable ou salaire et tertio, la survaleur ou profit.
Pour connaître le troisième terme ou profit, je ne vais pas demander à quel prix la marchandise a été vendue, ni à combien en moyenne elle se vend en un espace et un temps donné: au contraire, je cherche le taux moyen de profit de mon "modèle de société" considéré: j’unis (j’additionne) les deux premiers termes de capital constant et variable, je multiplie le tout par le taux moyen, et j’obtiens le troisième terme.
L’économie commune appelle coût, prix de revient l’ensemble des deux premiers. Or, pour nous la valeur est le prix de revient avec un ajout de tant pour cent qui est toujours le même, parce qu’il est le taux moyen de profit encaissé par l’ensemble des entreprises de la société étudiée.
Nous ne sommes pas encore allés chercher des lumières sur le marché, en effeuillant les mercuriales et les bulletins des prix, et pourtant nous avons trouvé la grandeur qui nous importe: valeur de la marchandise, donnée par son prix de production sociale.
Capital constant + capital variable + profit au taux
moyen social = valeur du produit.
Si maintenant nous quittons cette forge ardente où tous s’agitent, le prolétaire parce qu’il y est condamné, le capitaliste parce que, comme capital personnifié, ne fût-il qu’un robot, il a d’un point de vue marxiste "le diable au, corps", pour nous rendre sur le marché où s’ébattent les échangeurs "à la recherche de quelqu’un à rouler" et où "se font les différences" sans fournir d’énergie mécanique et physique, plus ou moins comme cela se passe à la bourgeoise table de jeu, nous ne nous fatiguerons certainement pas à faire la théorie de ces innombrables hauts et bas.
Les imbroglios n’y manquent certes pas, et dès les première pages, Marx dit que la fraude est le climat même de la société bourgeoise mais on peut énoncer cette loi: le taux moyen social des escroqueries mercantiles est égal à zéro; c’est-à-dire que tous ces hauts et bas, ces bonnes et ces mauvaises affaires finissent par se compenser entre eux dans le cycle général. L’inutilité de l’école mercantiliste, dont le principe était que la richesse se forme dans l’échange, a été démontré depuis longtemps. Cependant cette école, propre à l’époque des premières expéditions européennes pour le commerce outre-mer se référait surtout à l’échange international, et nous, avec Marx, nous ne contestons pas qu’il puisse surgir une survaleur – donc une valeur – de l’échange entre une société économique capitaliste et des sociétés non capitalistes et enfin dans le monde blanc, entre la sphère capitaliste et celle des types arriérés de production (par exemple, l’agriculture parcellaire). C’est une fois qu’a été établi le modèle de la société capitaliste pure que nous affirmons que tout le profit et la valeur qu’elle engendre socialement ont pour origine le procès de production, et jamais les artifices de l’échange.
Il n’est pas permis de changer la théorie de la valeur en théorie du prix, ou tenter une hybridation des deux (Arthur Labriola), ou de changer la théorie de la plus-value en une théorie du surprix (Graziadei), sinon à celui qui fait litière de Marx et passe avec armes et bagages dans le camp ennemi.
Nous ne nions pas que même nos termes: capital constant et variable,
et par conséquent la quote-part de profit que nous ajoutons, sont donnés
à l’aide de déductions tirées des échanges de marchandises (matières
premières, force de travail) dont les cotes subissent à leur tour de
telles oscillations occasionnelles. Avant même d’arriver à rédiger,
avec le langage mathématique qu’il convient, un "Abaque économique
de Karl Marx", aboutissement peut être de ce travail de groupe, nous affirmons
le droit de découvrir la valeur qui "existe avant le prix" à l’aide
d’une étude primaire sur les prix. La masse physique n’a été
trouvée et mesurée qu’en partant au début des poids, et même
des poids grossièrement enregistrés, mais cela n’a pas empêché de
construire en toute rigueur la mécanique des masses, en les déterminant
dans leurs mesures indépendamment des poids infinis qu’une masse peut
assumer, comme une même "valeur" peut assumer des prix infinis.
On trouvera donc maintenant naturelle et familière l’expression de Marx selon laquelle une marchandise donnée se vend au dessus ou au dessous de son prix de production, et par conséquent au dessus ou au dessous de sa valeur.
Nombreuses peuvent être les causes des écarts dans les deux sens entre valeur et prix de marché. Tous ces écarts dûs au pur mécanisme mercantile, et aux lois de la concurrence, de l’offre et de la demande, aux effets de la moderne et très habile propagande, qu’est la publicité, la réclame des Français, à l’art raffiné du marketing des Américains, à la blancheur des dents des représentants de commerce qui sourient aux clients, ou à la faconde des bonimenteurs sur les trottoirs, se résolvent dans une oscillation secondaire autour de la valeur sociale.
Mais la théorie de la question agraire et de la rente foncière tend à établir qu’il existe aussi des écarts systématiques du prix par rapport à la valeur; et elle a érigé la formidable condamnation de la société capitaliste pour laquelle tous les produits agraires sont vendus et payés par celui qui les consomme au dessus de leur valeur, pourvu qu’ils soient les produits d’une agriculture correspondant au modèle pur de la société capitaliste. Dans ce cas, seul le produit du terrain le plus stérile est vendu à sa valeur, et ce prix fait loi sur le marché. Si on passe donc, comme nous le vîmes, du terrain le plus mauvais au plus fertile, on constate que pour le même produit, il faut moins d’avance de capitaux, moins d’avance de salaires, et donc moins de profit de l’entrepreneur agricole au taux type.
Mais la loi de la distribution mercantile veut que "tous les prix des négociations se nivellent rapidement" et donc le produit n’aura pas un prix de vente moindre. Cependant il avait un prix de production moindre que celui du terrain le plus mauvais: il y aura un gain supérieur. Ayant déjà calculé notre troisième terme, le profit normal, qui est allé à l’industriel agraire, cette marge ajoutée est le surprofit: il va comme rente au propriétaire de la terre; par exemple à l’État.
Donc lorsque le capital entre dans l’agriculture et la domine, les prix de vente des denrées sont au dessus de la valeur sociale.
Vice versa, étant donné que le petit paysan affecte pour son maigre
produit des dépenses et un travail énormes et se trouve contraint de
le vendre au prix courant du marché, les produits de la petite agriculture
sont vendus au dessous de la valeur: les petits paysans forment une couche
d’esclaves de la société capitaliste toute entière.
Bien qu’en toute matière nous répétons les exposés des "Fil du Temps" sur la question agraire et les thèses et contre thèses qui les résument, il est utile de préciser que le surprofit dans l’agriculture n’est pas le seul type de surprofit qui apparaisse dans la société capitaliste typique et qui se transforme en rente dont jouit la classe des propriétaires fonciers, une des trois classes de base de notre modèle. De tels surprofits et rentes existent pour tous ceux qui disposent, avec le même titre de propriété sur la terre, de chutes naturelles d’eau, de mines, de gisements de tous genres, de terrains à bâtir ainsi que de bâtiments et d’œuvres diverses nécessaires aux entrepreneurs industriels. Dans tous ces cas, l’organisation de la société bourgeoise, fondée sur la sécurité du patrimoine privé, forme et garantit une série de monopoles qui sont inhérents à sa nature. Ce n’est donc pas la libre concurrence qui caractérise fondamentalement l’économie bourgeoise, mais le système des monopoles qui permet de vendre toute une gamme de produits, parmi lesquels ceux essentiels de la terre agraire et de l’industrie extractive à des prix supérieurs à leur valeur, c’est-à-dire à la somme d’effort social qu’ils coûtent, après avoir payé aussi le profit normal de la "libre" industrie.
La théorie quantitative de la question agraire et de la rente est donc la théorie complète et exhaustive de tout monopole et de tout surprofit de monopole, pour tout phénomène qui établit les prix courants au-dessus de la valeur sociale. Et ceci se produit lorsque l’État monopolise les cigarettes, ou bien lorsqu’un puissant trust ou cartel monopolise, mettons, les puits de pétrole de toute une région du monde, et de la même façon lorsque se forme un pool international capitaliste du charbon ou de l’acier ou comme ce sera le cas demain de l’uranium.
Par conséquent le sens général du capitalisme est le suivant: historiquement il commence par abaisser ce que l’on peut appeler l’indice 17 du travail social pour une quantité donnée de produits manufacturés, ce qui conduirait la société à consommer ces produits, et même des produits en plus grand nombre, avec un emploi moindre de travail, donc en diminuant les heures de travail de la journée solaire.
Toutefois, dès le début et malgré la baisse du taux moyen du profit, le rendement moyen pour les denrées alimentaires croît, et il s’établit un surprofit agricole.
Donc, comme conséquence nécessaire inséparable du mécanisme du marché et du prix courant, surgit toute une série d’autres surprofits, et malgré le progrès de la technique et de la productivité du travail, tout en élevant le standard général des consommateurs, la réduction considérable du temps moyen de travail individuel, les heures de travail dans la journée, devient impossible.
Cet esclavage de l’homme pour un tiers de son propre temps et pour
une moitié au moins de celui de l’activité organique (le sommeil déduit)
ne peut être surmonté tant que l’on se heurte aux limites du prix courant
et au système mercantile qui sont la cause d’un déphasage toujours
croissant entre valeur sociale des objets d’utilité et le prix auquel
les obtient celui qui les consomme 18.
36. CADRE DE LA REPRODUCTION SIMPLE
Étant donné que tout revient au calcul d’une valeur socialepréalable aux prix, dans laquelle nous avons déjà placé les trois termes suivants: travail "des morts", employé et remplacé sans qu’il y ait prélèvement ou ajout; travail des "vivants" en échange duquel est versé le salaire; prime de classe revenant à l’entrepreneur à raison d’un pourcentage fixe sur les deux premières parties; et comme nous avons besoin de connaître le quantum social de ce pourcentage, il n’est pas possible d’exposer ces questions sans une vision, non plus de l’entreprise, mais sociale.
Donc Marx, qui dans le premier livre du Capital avait établi la fonction générale de la production capitaliste dans les limites de l’analyse de la valeur d’une marchandise donnée et dans son application au cycle productif total d’une entreprise capitaliste déterminée (avec une formidable intégration des données historiques sur le développement de la société pour arriver au capitalisme et sur le programme révolutionnaire de la voie pour en sortir, bien que non seulement les habituels intellectuels, mais encore Joseph Staline aient dit que cette partie non descriptive plaisait peu à Marx !) passe, dans le cours ultérieur de son œuvre, à l’analyse de la circulation du capital dans la société entière. Il ne s’agit pas ici, selon une rengaine que l’on ne cesse de nous servir, d’étudier la circulation (mercantile, monétaire) que l’on aurait laissée d’abord de côté: il s’agit au contraire (étant donnée la critique du système mercantile contenue dans chaque page; et depuis le premier volume dans le fameux paragraphe sur le caractère fétiche de la marchandise) de présenter le cycle du capital dans la production passant de l’ambiance de l’entreprise capitaliste à l’ambiance sociale: pour prouver que, comme dans la première, il n’y a dans la seconde qu’une seule source d’accroissement du capital, et qu’elle consiste en un passage de richesse de classe à classe.
Marx décrit donc les schémas de cette circulation de tout le capital
dans son et notre modèle de société. Il est vrai qu’il commence par
considérer une société sans rentiers, une société binaire,
avec capitaliste et salariés, et qu’il examine d’abord le cas où
le capital (comme le faisait Quesnay pour la richesse nationale) reste
inchangé de cycle à cycle: reproduction simple.
La société se subdivise en deux sections: l’une consacrée à la production de marchandises qui vont directement à la consommation de ses membres; elle constitue la Seconde. L’autre au contraire, que nous appellerons la Première 19, produit des objets qui servent à leur tour d’instruments pour la production dans la seconde section.
Les chiffres de ce premier schéma sont bien connus:
Section | CC + CV + PV | Totale |
Première | 4000 + 1000 + 1000 | = 6000 |
Seconde | 2000 + 500 + 500 | = 3000 |
Toute la société | 6000 + 1500 + 1500 | = 9000 |
Nous n’avons pas voulu dire ce que signifient ces chiffres après tant de répétitions; CC = capital constant, CV = capital variable (salaires), PV = plus-value (profit), et le quatrième = le produit.
Mettons que le cycle soit d’un an et soit fini:la société a produit 9000, ce qui représente son capital. On arrête, on respire, et l’on fait l’inventaire. 3000 sont les produits à consommer, 6000 sont les instruments et les matières à travailler. Dans le cycle suivant il est clair que ces 6000 seront de nouveau employés; 4000 comme capital constant dans la première section, et 2000 dans la seconde.
Les 3000 à consommer vont:
a) 1000 aux ouvriers de la première section, 500 à ceux de la seconde:
soit 1500;
b) 1000 aux capitalistes de la première section, 500 à ceux de la
seconde: soit encore 1500.
Total: 3000. Et c’est tout pour ici.
Les considérations qu’il faudrait faire sur ce schéma, si simple
soit-il, sont très nombreuses, tout comme les discussions qui en ont découlé.
Nous ne relèverons que celle-ci. Dans une telle société, dans les deux
cas le taux de plus-value est de 100% (1000 sur 1000 pour le premier; 500
sur 500 pour le second). Ce qui signifie pour nous que les ouvriers ont
ajouté à l’inerte capital constant une valeur de 2000 et de 1000, mais
n’en ont eu et consommé que la moitié: l’autre moitié ayant été
consommée par les capitalistes. Le taux de profit est de 20% (dans la
première section 1000 sur 5000, dans la seconde 500 sur 2500). Le degré
de composition organique du capital est de 4, c’est-à-dire 4000 contre
1000 et 2000 contre 500 (capital constant contre capital variable).
Permettons-nous ici de faire ce que Marx n’a pas fait: faisons entrer dans son tableau la troisième classe, celle des propriétaires fonciers. Imaginons, toujours par amour de la simplicité et de la clarté, que tous les biens consommés soient des aliments ou du moins des produits de l’agriculture, et appelons industrielle la première section, agraire la seconde. Dans celle-ci, 500 allaient aux salariés, et 500 aux entrepreneurs capitalistes. Nous ajoutons 1000 de rente qui vont aux propriétaires fonciers.
Le tableau devient:
CC + CV + PV + Surp | Totale | |
Section I | 4000 + 1000 + 1000 | = 6000 |
Section II | 2000 + 500 + 500 + 1000 | = 4000 |
Total | 6000 + 1500 + 1500 + 1000 | =10000 |
Tout le produit est monté à 10 000, mais cela dépend uniquement du fait que la même quantité de biens de consommation a été payée 4000 au lieu de 3000, par les ouvriers, par les capitalistes et par les propriétaires fonciers 20.
Le taux de profit restant le même, dans la seconde section on aura eu un surprofit de 1000 ajouté au profit normal de 500, donc une marge totale de 1500 sur les 2500 avancés: soit 60%. Les capitalistes agraires ont eu 20% comme les industriels, les propriétaires fonciers une rente égale à 40% du pur coût de production des biens agricoles, soit un quart (25%) de la valeur des produits de la terre.
Ceux-ci se vendent, dans une telle société, un quart au-dessus de leur valeur, de leur "prix de production" effectif.
Quel mouvement se produit dans cette société entre les classes ? Comme mouvement sur le marché, tout est en équilibre: c’est pour cela que les professeurs en chaire et les bourgeois veulent faire les comptes sur les prix. En fait:
Propriétaires: avec 1 000 de rente, ils achètent 1 000 de produit à consommer.
Capitalistes: avec 1 500 de profit, ils achètent 1 500 de produit à
consommer. Mais de la vente des produits pour 10 000 en tout il leur reste
entre les mains 8 500; 1 000 sont passés aux propriétaires fonciers, avec
1 500 ils ont payé les salaires aux ouvriers, avec 4 000 ils reconstituent
le capital constant de la section I, et avec 2 000 celui de la section II:
le compte est bouclé. La loi de la valeur du marché, ô grande ombre
de Staline, est sauvé.
Essayons maintenant de définir le mouvement – qui comme passages des acheteurs aux vendeurs est tout en équilibre, en merveilleux et très moral équilibre – comme passage de valeur de classe à classe.
Le capital constant ouvragé par les ouvriers a été en tout de 6000. Après ce procès de travail, le produit a été de 10 000. Soit: valeur ajoutée par le travail 4 000.
De ces 4 000, les ouvriers n’ont eu que 1500 comme salaires. Donc ils ont donné 2 500.
Ces 2 500 sont restés dans les mains des capitalistes, étant donné qu’ils sont les patrons et les vendeurs de tous les produits des deux sections.
Toutefois les capitalistes ont dû laisser 1000 comme rente aux propriétaires fonciers. Leur recette a donc été: 2500 - 1000 = 1500.
Bilan: 2500 sont passés de la classe ouvrière à la classe capitaliste, et 1000 de la classe capitaliste à la classe des propriétaires fonciers. 1500 sont allés à la classe capitaliste pour sa consommation, comme revenu net du réinvestissement dans la production successive de tout le capital nécessaire, constant et variable. Le capital variable total, c’est-à-dire 1500, est allé à la classe ouvrière pour sa consommation.
Lors d’une réunion à Naples le 1er mai, on en fit un schéma explicatif sous la forme du "tableau de Marx", afin de montrer l’équation mercantile et l’appropriation d’une classe contre l’autre, schéma que l’on n’a pas pu reproduire, mais qui pourra l’être en temps utile.
Ce tableau peut être réduit ici à un schéma rudimentaire du mouvement
entre les trois classes. En évitant d’y faire figurer, comme dans l’original,
dans des colonnes à part les "entreprises qui produisent les moyens de
production" et celles "qui produisent les moyens de consommation" qui sont
de purs points de passage des valeurs dans la mesure où ils s’identifient
avec la classe capitaliste.
Classe active | Classes passives | |||||
Ouvriers I | Ouvriers II | Capitalistes I | Capitalistes II | Fonciers | ||
Ouvriers | I | |
––––––––––– | |
|
––––––––––– | |
↓
––> 1000 | |
|
| | |
|
Ouvriers | II | |
––––––––––– | |
|
––––––––––– | |
|
––––––––––– | |
↓
–––> 500 | |
|
Capita-listes | I | |
––––––––––– | |
|
––––––––––– | |
↓
––> 4000 –– | |
↓
––> 2000 | |
|
Capita-listes | II | ↓
––> 1000 –– |
↓
–––> 500 –– |
↓
––> 1000 –– |
↓
–––> 500 –– | |
––> 1000 |
Fonciers | ↓
1000 |
|||||
Total | 1000 | 500 | 6000 | 4000 | 1000 |
Ce n’est pas le moment de développer l’examen ultérieur de la reproduction élargie avec ses schémas plus complexes qui ont été longuement discutés à propos de l’accumulation progressive du capital dans les fameuses polémiques entre Hilferding, Luxembourg, Boukharine, Lénine, et d’autres.
Dans le schéma donné plus haut de la reproduction simple, le capital investi dans les cycles successifs reste constant, étant toujours de 4000 + 1000 + 2000 + 500 soit de 7500 dans les deux sections. Ajoutons le profit et la rente de 1000 + 500 + 1000, soit en tout 2500, qui sont consommés entièrement par les capitalistes et propriétaires fonciers. Mais les uns aussi bien que les autres peuvent (la fameuse "abstinence") ne pas tout consommer, mais épargner (suivant la théorie bourgeoise, les ouvriers aussi peuvent épargner sur leur salaire de 1000 + 500) une partie pour l’investir dans la nouvelle production. Mettons la moitié, et alors les capitalistes et les rentiers ne consomment que 1250, et le capital augmentera de 1250. L’analyse se complique lorsque nous établirons le schéma du cycle suivant en répartissant l’investissement différentiel entre les deux sections. En fait les 1250 épargnés sont pratiquement, physiquement, des moyens de subsistance non consommés, et donc pour réinvestir il faut non seulement diminuer la production des moyens de subsistances, mais majorer celle des biens de production (capital constant) pour le cycle suivant. Aussi la subdivision des nombres dans le tableau du premier cycle doit être recalculé: il est très facile aux habituels commentateurs de dire que Marx dans un tel guêpier se serait perdu. Ce sont des comptes que nous ferons à une autre séance: ici il nous suffit de rétablir et de répéter les concepts fondamentaux.
Le capital de la société considérée, qui dans la reproduction simple reste de la même grandeur, est mesuré par le produit d’un cycle – d’une année – et si nous considérons consommés les revenus des trois classes, par le "coût de production" du produit du cycle. En général, nous pouvons dire que la valeur totale des installations, équipements, machines reste elle aussi constante, tout comme le quantum de la terre mise en culture: mais ces quantités ne figurent pas parmi nos chiffres.
Pour poser le problème de la reproduction progressive, nous devons préalablement nous demander – et c’est ce qui préoccupa Rosa Luxembourg – si la société fictive que nous prendrons comme modèle est fermée ou ouverte. Dans le premier calcul nous devons équilibrer sur le marché aussi bien les comptes en argent que les comptes en quantités de marchandise.
Dans le cas d’une société ouverte, nous pouvons imaginer que s’il
reste une marge de monnaie non investie à l’intérieur ou éventuellement
non destinée à l’acquisition de moyens de subsistance, qu’il soit
possible d’"acheter" des instruments ou des subsistances dans les secteurs
étrangers. Suivant la doctrine de la grande marxiste Rosa Luxembourg,
ce n’est qu’à cette condition de l’existence de marchés périphériques
au cercle capitaliste que l’on peut rendre concluante les schémas de
Marx sur la reproduction élargie: Boukharine niait la nécessité d’une
telle condition pour l’accumulation ultérieure.
Certes une telle question n’est pas simple, et elle ne peut être traitée si l’on n’établit pas les limites du problème qui à chaque fois est en discussion. Ici nous sommes en train de traiter de la société capitaliste type, qui cependant ne saurait être réduite, comme le voudrait Boukharine, à un monde social uniquement fait de capitalistes industriels et de travailleurs salariés, puisqu’il faut qu’y figurent les rentiers; qu’ils soient des propriétaires monopolistes de la terre ou d’autres ressources et forces naturelles, ou qu’ils soient des groupes de supercapitalistes contrôlant des secteurs-clés, soit l’État supercapitaliste lui-même. Ce modèle est introduit indubitablement afin de construire la science, la seule véritable science du capitalisme et de son économie, mais aussi à des fins polémiques, de lutte et parti.
C’est en fait l’école apologétique du système capitaliste, et c’est le parti de la conservation bourgeoise, qui admet que si l’on organisait tout le monde réel présent sur le type fondamental de la production salariée, on ferait disparaître les déséquilibres, et l’on résoudrait les "inéquations" du problème. Et alors ils prétendent donner raison à tous les phénomènes du modèle et même de la société réelle d’aujourd’hui, en en présentant différemment les grandeurs et les lois: en partant du prix et non de la valeur, du marché et non de la production, en considérant l’addition de valeur dans chaque cycle non comme donnée du seul travail, mais de trois sources différentes: du travail, du capital et de la terre. En conclusion, ils nient la nécessité de découvrir une fonction de production et étudient les fonctions du marché et de l’échange, mais en réalité ils parviennent à une fonction distordue de la production, où sont justifiés par une science stipendiée les privilèges bourgeois de l’entreprise et du monopole.
Sans négliger jamais ce champ grandiose d’interprétation dans lequel nous suivons, pour tout le monde habité, le jeu de la succession des grands modes de production et les luttes révolutionnaires de tout degré, nous démontrons que les lois du modèle abstrait développées de façon à ne pas cacher mais à mettre en lumière le passage de valeur de classe à classe – l’extorsion de classe aux dépens d’une autre, la domination de force d’une classe sur l’autre – présentent des tendances et des mouvements, reconnaissables dans les sociétés réelles hautement capitalistes, au terme desquelles il n’y a pas compensation mais inconciliabilité et rupture.
Puisqu’il s’agit de confronter notre classique façon de poser les problèmes à celle de la prétendue science économique officielle et à ses différentes tentatives anciennes et récentes de détourner les yeux de la révolution qui vient, il a été nécessaire de rappeler les lignes fondamentales de notre théorie économique, de caractériser le modèle qu’elle utilise, la nature des grandeurs qu’elle emploie et l’expression des relations qu’elle en déduit.
A chaque tournant historique on confronte tout cela avec ce qui advient,
mais après s’être privé de l’échappatoire commode qui consiste,
après avoir "cinématographié" des développements imprévus, à remodeler
le modèle, à changer les grandeurs, à rapiécer les formules, comme
depuis un siècle nous le voyons faire par les représentants de groupes
qui passent rapidement à l’apologie des mêmes préceptes qu’avaient
adoptés contre nous les hommes de science officiels du monde bourgeois
– ce qui vérifie encore notre vision de manière hautement expérimentale
et matérialiste.
Pour clore cette première partie et pour confronter l’usage des modèles et des schémas théoriques avec un cas concret, même si ceux qui suivent sont fatigués, nous en choisissons un qui nous intéresse pour des motifs régionaux et d’actualité. Nous sommes au Piémont et l’on vit ici à la lumière ou si vous voulez à l’ombre de la FIAT, le plus grand complexe industriel d’Italie et l’un des plus côtés d’Europe et du monde: et quelques semaines seulement se sont écoulées depuis l’assemblée des actionnaires et le compte-rendu du professeur Valletta sur le bilan de 1953.
La FIAT de Turin avec ses hauts et bas est liée à l’histoire des luttes prolétariennes en Italie, et au passage du Piémont traditionnel et courtisan aux formes les plus modernes d’organisation capitaliste. On peut dire plus encore: elle est liée étroitement à l’histoire du parti communiste, et à la naissance de cette tendance qui se laissa suggestionner par l’organisation et la hiérarchie de ce grand complexe de production industrielle jusqu’à en faire, sans même s’en apercevoir, le modèle de l’organisation du prolétariat en classe, et même de l’État prolétarien et de la société future.
Peut-être l’origine de la déviation poussée ensuite à l’extrême vient-elle du fait que la ville de Turin, avec la FIAT, et désormais sans le palais Carignano, peut se présenter comme un véritable modèle type de la société capitaliste, et se prêter à développer rapidement les données de la lutte de classe prolétarienne, et suggère-t-elle l’impression que l’on soit à la veille de "l’État Ouvrier", même pour des groupes qui dans leur évolution politico-idéologique immature n’ont pas encore surmonté une conception "constitutionnelle" et en un certain sens "utopique" de l’État prolétarien, qui n’est pas – lui – notre modèle, ni un système, pas plus qu’il n’est une cité nouvelle à fonder, mais un simple expédient historique plus ou moins sordide que nous devons enlever des mains de la bourgeoisie, comme on cherche à arracher le couteau des mains du délinquant, sans pour autant vouloir fondé un parti de poignardeurs.
De fait ces groupes, à peine eurent-ils mis le nez hors des ateliers
ordonnés et brillants de la fabrique turinoise d’automobiles et pris
contact avec la partie moins concentrée, au sens industriel, de l’Italie
des zones agraires et des zones arriérées, avec le problème paysan et
régional, qu’ils se mirent aussitôt à défendre les mêmes positions
que les plus pâles des partis petits-bourgeois qui existaient cinquante
ans auparavant, et qu’ils ne s’occupèrent plus de révolutionner Turin,
mais plutôt d’embourgeoiser l’Italie de façon qu’elle fût tout
à fait digne de porter la marque de fabrique turinoise, et d’être administrée
et gouvernée dans le style impeccable de cette dernière.
Il nous est utile de confronter les chiffres de la FIAT avec le modèle représentant le capitalisme type, justement parce qu’il sert à caractériser ce que nous voulons détruire et remplacer par une organisation économique qui se tient aux antipodes.
Si nous demandons en bourse quel est le capital de la FIAT, on nous répondra avec le chiffre du total des actions souscrites par les actionnaires. L’histoire de ce chiffre est édifiante; les cours montent non moins par la fortune que grâce aux magouilles de l’Italie pour deux raison: parce que la fabrique s’agrandit physiquement et que sa production gonfle, et parce que les lires en lesquelles s’expriment ces actions et leur montant total se dévaluent rapidement.
La Fabrique Italienne d’automobiles de Turin a été fondée en 1899 avec le capital de 800 000 lires en actions de 25 lires, soit 32 000 actions. Depuis lors il y a eu une escalade significative. En ces années de terrible euphorie économique qui prépara le giolittisme – autre produit piémontais non moins élevé par les actuels chefs du parti prétendument communiste à un modèle social, hier contre Mussolini, aujourd’hui contre Scelba, et à l’avenir contre tout postérieur en place – les actions d’une valeur nominale de 25 lires se cotèrent en bourse au-delà de 1 700 ! C’était le temps où les titres de l’État dépassaient leur parité et où l’échange se faisait au dessus de la parité de l’or.
Bien vite se constitua l’actuelle société anonyme au capital de 9 millions en action de cent lires. Les augmentations de capital avant la première guerre européenne furent: 12 millions en 1909; 14 en 1910; 17 millions en 1912. Avec la guerre, qui est une excellente affaire pour l’industrie du genre, on continue: 25 et demi en 1915 avec des actions à 200; 50 millions en 1917, et 125 millions en 1918. La guerre s’achève, mais la dévaluation se poursuit pour la monnaie: 200 millions en 1919 et 400 millions en 1924. En 1926, on décide un emprunt en obligations de 10 millions de dollars or (à 19 lires l’obligation) intégralement remboursé en 1938.
Nous repartons de 1938. Le capital, comme nous le savons, pour toute la période entre les deux guerres est de 400 millions. Après une nouvelle guerre et une nouvelle inflation, le capital est porté à 4 milliards en 1947, en partie par des actions gratuites aux anciens actionnaires, en partie par de nouvelles actions.
Avec des "réévaluations" ultérieures et l’absorption d’autres
entreprises plus petites, nous en sommes à 36 milliards de lires
en 1952, et à 57 milliards en 1953. Le rapport avec 1938 est donc
de 142,50, bien supérieur à la dévaluation de la monnaie. Si celle-ci
était entre 50 et 60, on pourrait dire que la valeur réelle a augmenté
de deux fois et demi de 1938 à 1953: mais ceci comme valeur nominale de
ces morceaux de papier que sont les actions: quoi qu’il en soit le rythme
d‘accumulation est effrayant !
La rémunération des actionnaires ne nous importe guère, car elle n’est que l’un des secteurs de répartition de la plus-value entre porteurs d’actions, qui sont au fond les prêteurs d’argent au départ, administrateurs, capitaines d’industrie, État et autres gros poissons carnivores du même genre. Quoi qu’il en soit, en 1952 sur les 36 milliards on distribue un profit de 10%, en 1953 4,5 milliards sur 57, soit moins de 8%.
Mais dans le dernier exposé de Valletta nous trouvons le chiffre de la grandeur dont nous avons besoin, et que nous devons décomposer entre les différents termes de la fonction de production. En 1953-54 (tandis que le dividende par action a été de 63 lires sur 500, donc de 12,6%), la production (le chiffre d’affaires) a été de 240 milliards.
Un profit de distribution de seulement 7,3 milliards et un profit déclaré de seulement 9,574 milliards; s’ils sont très hauts par rapport au chiffre conventionnel du capital en actions, ils sont cependant assez bas par rapport au produit. Il serait de 16,7% dans le premier cas, mais seulement de 4% dans le second: et cela est la mesure approximative du taux de profit, compris au sens de Marx.
Mais cherchons à décomposer les 240 milliards de recette sur le marché, avec le bond en avant de 40 milliards par rapport aux 200 de l’exercice précédent. Avant tout, il faut souligner la déclaration sensationnelle d’après laquelle les nouveaux investissements, tirés donc des profits et surprofits, ont été de 1946 à 1952 d’environ 100 milliards, et que l’on s’achemine vers un programme de 200 milliards, en y destinant en 1954 plus de 50 milliards. Cela veut dire qu’avec les 240 milliards, on a pu payer toutes les dépenses, enlever 10 milliards de profit pour les actionnaires et réinvestir au moins 50 (pour la reproduction élargie), soit 60 milliards. Les dépenses auraient donc été de 180 milliards; que nous devons diviser en capital constant et capital variable. Sans aller à la recherche des détails du bilan, qui du reste sont d’une certitude très discutable, nous avons relevé que le personnel compte 57 278 ouvriers et 13 832 employés (décidément trop nombreux, la FIAT est en grande partie un char de protection pour les clientèles d’affaires et électorales, et une bonne partie de ceux-ci, dont chacun contrôle en moyenne 4 véritables ouvriers, sont des mangeurs de plus-value, surtout dans les hauts rangs). Nous considérons que le salaire moyen de ces 71 000 employés est d’environ un million l’an (nous sommes à Turin !) si bien que le capital variable serait de 70 milliards. Notre décomposition est faite, bien que tout à fait grosso modo.
Capital constant 110 milliards, capital variable 70 milliards, profit 10 milliards, surprofit 50 milliards. Produit 240 milliards: 110 + 70 + 10 + 50 = 240.
Avec ces chiffres, le taux effectif de profit est de 10 divisé par l80, soit 5,5%, mais le taux de plus-value est de 60 divisé par 70, soit de 86%.
L’ordre de nos grandeurs paraît bien respecté 21.
Combien vaut la FIAT ? Supposons qu’on veuille acheter en bourse toutes les actions qui valent nominalement 500 lires et sont au nombre de 114 millions: soit les derniers 57 milliards nominaux connus. Comme les actions ont atteint le cours de 660, il faudra dépenser plus: 75 milliards.
Un investissement assez commode: 60 milliards de profit et de surprofit donnent 80%. Une véritable rente dont dispose la FIAT, parce que c’est la FIAT, et qu’elle fait le jeu de l’État démochrétien et de l’opposition communiste.
Mais Valletta ne sera jamais aussi idiot: son simple patrimoine actif du bilan évoque des immeubles et installations d’une valeur estimée à 225 milliards, outre 68 milliards de crédit, soit environ 300 milliards contre les habituels passifs conventionnels. Arrêtons-nous pourtant aux 225 milliards et considérons tous les villes-bureaux de la FIAT automobile, du Lingot et d’autres sur les toits desquels courent des pistes automobiles. La valeur sera au moins quadruplée, et non inférieure à mille milliards à vue de nez. Cela c’est ce que les Valletta en demanderont, et ils seront également investis, comme le font les acheteurs de propriétés foncières, à 6%, voire à 5% si l’on donne à louer toute la société anonyme FIAT pour s’enlever des soucis.
Est-ce que cela correspond au taux moyen de profit en Italie ? Nous dirons d’abord que ces 10 milliards que nous avons retenus comme le profit normal au sens marxiste sont le profit au taux moyen de 180 de capital (constant et variable) avec le taux de 5,5%. Dans ce cas, nous dirons que le prix de production des automobiles FIAT produites (160 000, selon Valletta) a été de 190 milliards (soit en moyenne 1,2 million chacune). Mais le prix de vente a été de 240, soit supérieur à la valeur (quel est l’Italien moyen qui ne se rend pas stupide pour une FIAT ?): ce qui donne un million et demi (pensez aux petites et grosses cylindrées).
Notre calcul de la valeur dérive de: capital constant 110, travail
70, profit au taux moyen 10, soit en tout 190.
Nous ne ferons qu’une simple allusion au taux moyen de profit des entreprises non privilégiées de toute l’Italie. Nous devrons savoir: à combien se monte tout le produit industriel annuel, les dépenses pour les matières premières et l’usure, et les frais pour le personnel.
Nous partons du fait que le revenu national italien à la manière officielle est à présent de 10 mille milliards, qu’il faut diviser en revenus du capital, de la propriété et du travail. La division n’est pas facile. Ceux qui travaillent dans l’industrie sont à peu près 7 millions, et ce qu’ils touchent est à un taux sensiblement inférieur à celui de la FIAT, soit 5 mille milliards. Le capital constant est d’un taux de composition supérieur 22 au moins de 3 fois, soit 18 mille milliards. Ces 25 mille milliards environ, à notre taux de 5,5%, donneraient une masse de profit de l500 milliards. Du revenu national, il resterait encore 2500 milliards à attribuer aux revenus de l’agriculture non industrielle, aux services publics, etc... Une répartition faite par sondage assez approximatif, mais qui ne méconnaît certes pas le poids de l’économie industrielle dans le pays, et que nous avons exagéré dans ce sens afin de prouver que le taux moyen de profit n’est pas élevé: cela devrait faire l’objet d’autres recherches sur les statistiques qui sont toujours à lire cum grano salis23.
Il nous suffit de conclure qu’avec les grandeurs du modèle marxiste
et les relations de la fonction de la production, on voit avec une fidélité
suffisante comment vont les choses dans les rapports entre classes, dans
une colossale entreprise industrielle que nous n’avons aucune envie d’avoir
en héritage, et dans un pays à moins de 50% statistiquement industrialisé,
comme nous le savons, mais dont les velléités de modernisation bourgeoise
sont suffisantes pour avoir besoin bientôt d’une cure draconienne de
dictature du prolétariat, quand il sera possible de chanter les funérailles
des grands partis électoralistes.
1. ÉGNIGME DU MARXISME ?
L’obscurité de Marx, la difficulté à saisir le sens véritable de ses thèses, la prétendue contradiction entre les différentes parties de son œuvre et les divers exposés de la même question est une vieille rengaine; et de nombreux critiques – nous nous servirons de nouveau de la monographie déjà citée d’Arthur Labriola, non tant pour l’importance particulière de son œuvre, mais parce que ses positions, particulièrement discordantes des nôtres sur ce qu’est la portée du marxisme, sont particulièrement utiles pour mettre en lumière certains points essentiels – s’attardent à insinuer que, presque par parti pris, les énoncés les plus remarquables ont été donnés à la dérobée, dans des digressions, ou fourrés quelque fois dans une des plus célèbres, et en fait presque toujours formidables, notes au bas des pages. Cela causerait un tourment presque sadique au lecteur et exigerait trop de sa "générosité", non tant pour ce qui est de sa culture, de sa préparation et de sa patience, que de sa capacité à faire un effort soutenu et tenace.
On sait que, sans vouloir assimiler le Capital à un roman-feuilleton, nous soutenons au contraire, que, outre la cohérence absolue des propositions entre toutes les parties de l’ouvrage, même au sens mathématique, et l’absence absolue d’hésitations, d’oscillations, de louvoiements ou d’ambiguïtés, il y a une évidence absolue en dehors de tout doute sur le contenu de ce qui fut énoncé dans l’œuvre du puissant travailleur-écrivain Karl Marx, au cours de la phase historique dans laquelle seule elle pouvait et devait si bien s’énoncer, de sorte que la même évidente certitude concerne le fait que la main et la plume de la personne Karl Marx ne pouvaient pas s’arrêter; le tout constituant le patrimoine de la doctrine du grand parti unitaire de la classe prolétarienne révolutionnaire par delà les continents et les générations.
Pour ce qui est de Labriola, on ne peut lui contester la qualification
de lecteur généreux parce qu’il a certainement longuement étudié
le texte, comparé et confronté avec de vastes connaissances des passages
de l’œuvre de Marx avec d’autres, ainsi qu’avec une ample littérature
de toutes origines; pourtant, il n’a jamais été au fond des choses,
même lorsqu’il cite richement jusqu’aux passages qui auraient dû,
de manière lumineuse et décisive, éclairer les points sur lesquels il
s’interrogeait. Labriola, et avec lui quelques uns de ses pairs (la plupart
ne comprennent pas Marx, parce qu’ils comprennent rien à rien), à la
table de travail ou dans l’arène politique, en n’ayant jamais su choisir
aucun drapeau, ni aucune couleur, mais en trouvant toujours et partout
à placer sa chansonnette, à poser des emblèmes à la boutonnière, à
cueillir des fleurs désinvoltement dans le pré, a suivi un chemin opposé
au notre.
Nous l’avons dit tant de fois, mais à ce propos il nous faut le rappeler, que les ennemis totalitaires du marxisme ne causent pas autant de dommage que ceux qui affectent d’avoir de la considération pour lui et puis – de cent manières – en acceptent telle partie tout en en rejetant telle autre ou en la déformant à leur façon. Au fond, ce sont les premiers et non les seconds qui ont compris quelque chose: ils ont au moins compris qu’opposer une partie à l’autre, une face à l’autre du "corpus" marxiste, revient à constater l’écroulement du tout et à démontrer la faillite de toute la construction. Prétendre partir avec Marx, et puis le laisser tomber là où l’on s’apercevrait que l’on peut indiquer la route mieux que lui, ou ne pas vouloir suivre sa trace, en prétendant vainement le rejoindre à son point d’arrivée théorique et pratique, historique ou politique, est encore pire que de refuser tout le parcours du grandiose chemin, de le déclarer erroné depuis les prémisses sur lesquelles il se fonde jusqu ’aux conclusions auxquelles il parvient.
Tandis que le groupe de ceux qui le nient en bloc, comme par exemple un Père Lombard, déploie d’autant plus de force, de préparation, de sagacité à vouloir mettre en pièce notre gigantesque machine de guerre, qu’il se soumet plus à notre présentation de la lutte historique comme étant un choc entre des blocs de forces incompatibles, chacun fait de corps, de bras, d’armes et de théorie, ce sont ses faibles et équivoques contradicteurs qui, en osant défendre le marxisme en le traînant dans les expédient de concessions ignominieuses, ont ruiné et ruinent la force de la théorie et du mouvement révolutionnaire.
Celui-ci ne reprendra que dans la phase historique où dans un effort suprême il aura rassemblé ce que durant des décennies et des décennies – Marx lui-même fut le tout premier et un géant sur cette voie – on a fait pour démasquer et pour couvrir de honte les "proches", les fameux "cousins" du bloc politique, pour dénoncer non seulement les alliances de fait avec eux dans les diverses périodes historiques de la stratégie révolutionnaire, mais bien davantage encore, toute fornication doctrinale, tout "commerce des principes" qui fut reproché pour la énième fois avec une vision prophétique – à Erfurt et Gotha – à la social démocratie allemande, la première qui en fut malade et creva de l’éléphantiasis majoritaire et du crétinisme unitaire.
En fait, rien n’est plus insidieux ni plus venimeux dans ses effets,
même s’il ne l’est pas dans ses intentions, que la méthode de gens,
non dépourvus en doctrine, comme Labriola, Sorel, Graziadei, qui mettent
d’abord sens dessus dessous les piliers de l’édifice marxiste, en
tentant vainement d’ébranler les colonnes du temple, puis, la soupe
théorique cuisinée à leur goût, font montre d’exalter certaines positions
géniales auxquelles était parvenu Marx, parti – à les en croire –
de bévues grossières et de méprises scientifiques, et le défendent
sournoisement par la sous estimation d’honnêtes ennemis, et veulent
se glorifier, en cherchant à chanter, encore faux, avec son immense voix
le psaume final. Car sur la voie de ces derniers, on en trouve des centaines
d’autres, ruffians par douzaine et autres voyous de bas étage, qui,
n’ayant pas de muscles de soutien, pas même en carton pâte, avaient
cependant de solides mâchoires – même d’âne – pour consommer la
fouace 24 qu’on
prodigue aux corrupteurs et aux renégats.
Cependant pour ce que nous devons exposer il est utile d’utiliser la version d’un "pro- marxiste" du type Labriola, notamment parce que, vieille d’un demi-siècle, elle sert à couper le souffle aux très modernes "rafistoleurs" qui avec le même état d’esprit et croyant être les premiers à le faire, ont osé se proposer de traîner le vaisseau de la construction marxiste dans leurs bassins de carénage incapables d’abriter ne serait-ce qu’un bachot 25. Si en effet, il n’y a pas d’autres moyens de les guérir de la prétention à découvrir ce que Marx n’a pas vu, ils seront dégonflés à zéro par la constatation de n’avoir découvert que des vieilleries déjà coulées dans le plomb depuis cinquante ans, eux les mordus du dernier fascicule imprimé, de la dernière bande de lancement en librairie.
Puisqu’il est difficile qu’un de ceux-là, quand il s’agit, par exemple, de digérer – là où il faudrait un estomac non pas généreux, mais simplement physiologique et sans ulcères bourgeois – une des lois du marxisme, comme celle sur le taux de profit, ne dévie pas de l’argument principal vers la philosophie générale de la méthode, la théorie du savoir humain, la portée du matérialisme historique, et n’attribue les défauts "découverts" chez Marx au fait qu’il dérive de l’idéaliste Hegel, de son mysticisme inconscient ou de son mythisme, en dénonçant (on ne comprend jamais bien) ou en admirant son prétendu "volontarisme" et practicisme, tout bonnement du pragmatisme, comme prémisses à la doctrine scientifique; il est bon que ces confusionnistes apprennent que ces refrains sont chantés depuis très longtemps aux oreilles des marxistes qui n’ont pas dans le cerveau le poil du doute et la manie de la création personnelle.
Il s’agissait dès lors de faire cheminer ensemble ces deux thèses: 1) Marx fut un génie historique et un chef politique de premier ordre, et le mouvement qui lui a succédé ne peut négliger son œuvre. 2) Marx, quand il voulut faire de la science économique, aligna une série d’affirmations entièrement erronées et démenties par l’étude des faits économiques réels de son temps et de l’époque qui suivit.
L’issue de cet effrayant imbroglio ne fait aucun doute; mieux vaut encore la thèse de celui qui a toujours affirmé que Marx a été un théoricien aberrant et un agitateur social fou et criminel. Puisque l’on ne peut nier que Marx traita de science économique, qu‘il exposa les écoles précédentes de l’économie politique et proposa explicitement une théorie scientifique nouvelle des faits économiques qui devait supplanter tout ce qui précédait; et puisque l’on veut, tout en brûlant de l’encens à la grandeur de sa pensée, pouvoir continuer à considérer valide la recherche économique "générique" contemporaine, c’est-à-dire celle qui fait son chemin à travers les chaires universitaires, les textes d’examen, les traités scientifiques, on recourt au vieux truc: Marx a parlé et écrit sur l’économie, mais il n’a pas fait de science économique, mais plutôt..., qu’a-t-il fait ? De la philosophie. On ne comprend pas Marx en tant qu’économiste, dès lors qu’on cherche en lui la science économique à la lumière de laquelle il a accumulé aux dires de leurs professeurs de graves bêtises, en se laissant dépasser de plusieurs longueurs par des douzaines d’hommes de science modernes, mais on comprend tout si on lit Marx comme philosophe, et si on admet qu’en voulant écrire comme tel, il n’hésita pas délibérément à exposer les faits et les lois économiques de manière fausse. Donc Karl Marx n’obtient pas le 18 à l’examen d’économie et est recalé, mais considéré comme philosophe, le titulaire d’une chaire pille cette scintillante philosophie pour s’ériger en dehors de la faculté en chef du peuple, et surtout parvenir aux sièges parlementaires et sénatoriaux.
Rien n’est plus stupidement futile que ces excursions sur le derrière.
On ne peut nier que pour traiter un thème comme celui-ci, il soit utile d’avoir présent à l’esprit des données complètes non seulement de l’histoire des doctrines économiques, mais aussi de l’histoire de la pensée philosophique, et d’établir quel fut l’ensemble des connaissances que Marx possédait à partir de la formation universitaire qu’il avait reçue, et quelles ont été les autres sources dont il se servit sous l’impulsion des vicissitudes de la vie dans lesquelles il fut engagé.
L’erreur, dans cette recherche, serait de vouloir déterminer quel a été l’élément décisif qui a prévalu dans telle "version" ou "lecture" de l’œuvre marxiste, et de remonter à ces sources pour leur demander de déchiffrer de prétendues énigmes, de résoudre de prétendus doutes qui se trouveraient dans le texte élaboré auquel Marx, même avec ces matériaux, et souvent aussi malgré et contre ces matériaux, parvint. La recherche doit être faite, là où il faut expliquer des passages et des chapitres qui semblent et sont parfois ardus, dans l’histoire de l‘époque où Marx vécut, dans les rapports sociaux particuliers à cette période de transition, non parce que chronologiquement elle coïncide avec le curriculum vitae de Marx, mais parce qu’elle était celle dans laquelle, autour des structures puissantes d’une nouvelle force de l’histoire, la classe ouvrière, on allait par nécessité et même si Marx n’était pas né ou serait une de nos figures de légende, cristalliser la nouvelle, originale superstructure théorique, différente de celle des précédents modes de production.
Hegel, et avant lui toute l’école critique moderne, et Kant, auquel certains voudraient même faire remonter la méthode "critique" utilisée par Marx, s’expliquent justement par le passage de la société féodale à la société capitaliste. La critique des idéalistes allemands ou la raison des matérialistes français, comme du reste le sensualisme des empiristes anglais, expriment tous une superstructure de la lutte contre les pouvoirs de droit divin, et instaurent la liberté de soumettre les vérités révélées et théologiques, imposées du haut de l’échelle hiérarchique et par les textes sacrés, à la vérification du raisonnement et de l’expérience.
Marx et les marxistes s’expliquent avec la mise en demeure, à son tour, du pouvoir démocratique et populaire des États bourgeois, fondé sur la "conscience" de l’individu et du libre citoyen. De la même façon qu’il y a indubitablement des liens historiques et des filiations entre la lutte de la bourgeoisie contre les anciens régimes et la lutte de la classe ouvrière contre le pouvoir bourgeois, il y en a entre les deux superstructures relatives aux deux grands passages des modes de production. En conséquence, la doctrine du prolétariat moderne doit s’étudier et se clarifier en tenant un compte adéquat de ces précédents développements dans la façon de penser des collectivités. Criticisme, illuminisme, expérimentalisme: Marx montre toujours les filiations relatives à l’encyclopédie française, à l’économie politique anglaise, et ainsi de suite.
On se fourvoie lorsqu’on se demande quel était le professeur de philosophie
de l’étudiant en droit Karl Marx, de quels cénacles d’étudiants
il est sorti, quels livres se trouvaient sur sa table de chevet, et comment
il s’est exprimé dans les écrits de sa première jeunesse: à part
le fait de le lire avec l’esprit de quelqu’un qui réordonne et ne
bouleverse pas tout le processus, on y décèle avec une sûre clarté
la position nouvelle et indépendante.
Il est étrange que pour démontrer que tout le Capital, ou du moins le premier Livre (c’est une vieille légende de croire que celui-ci dit des choses différentes du Troisième), est un ouvrage critico-philosophique et non économico-scientifique, on parte précisément de la seconde préface de 1873 dans laquelle Marx régla ses comptes avec Hegel. On en cite la classique distinction entre le processus de recherche et le processus d’exposition. On cite même un passage du compte-rendu russe que Marx lui-même cite, pour le faire manifestement sien. Et c’est avec un tel matériel que l’on cherche à avaliser cette thèse absurde: Marx n’aurait pas voulu faire la description scientifique des lois réelles de l’économie capitaliste et de son développement, mais aurait voulu seulement exposer les données de la "conscience économique" propre aux hommes de l’ère capitaliste. Marx lui-même savait (!) que: «la recherche économique n’exige point l’intervention de cette bizarre notion de valeur», mais il visait «à autre chose, à refaire le processus qui conduit inconsciemment les hommes à construire la notion [illusoire ] de valeur» 26. Cette méthode de Marx qui étudie non les faits, mais les illusions que l’homme se fait des faits est élégamment définie: "illusionnisme social". Nous verrons ensuite qui sont "les hommes", vieille et nouvelle ritournelle. Et qui est le sujet de la conscience inconsciente.
Déclarons tout d’abord que, selon la position correcte, le but du Capital, dans toutes ses parties et ses volumes, est de donner la théorie des faits de l’économie capitaliste, tels qu’ils sont en réalité et de façon à ce que les déductions soient expérimentalement vérifiables: non pas, donc, comme les voit la conscience économique contemporaine des bourgeois ou des "hommes", mais comme les voit la connaissance théorique du parti de classe qui, dans l’aujourd’hui capitaliste, représente le demain communiste sans classe.
Mais comme le principal "point d’appui" pour la définition donnée par Marx du caractère et du but de son œuvre se trouve dans la préface citée, voyons dans l’ordre ce que l’on en déduit, et nous verrons tout de suite que tout cela ne fait pas un pli.
Marx y passe en revue les critiques de la première édition. La "Revue
positiviste" de Paris lui reprochait, d’une part, d’avoir traité
l’économie de manière métaphysique (même Labriola ne disait donc
rien de neuf en l908) et, d’autre part, de s’être limité à l’analyse
critique des éléments donnés, au lieu de prescrire des recettes
pour les gargotes de l’avenir. Préoccupé par la première accusation
de métaphysique, Marx néglige (peut-être pour des raisons d’édition)
de répondre à la seconde autrement que par la phrase ironique des gargotes,
et par la parenthèse (comtiste ?). Auguste Comte était le chef du positivisme
français, qui correspondait en politique à un vague réformisme social:
ici Marx ne daigne pas relever qu’à chaque ligne il introduit le programme
révolutionnaire... Au reproche de métaphysique, il répond par l’opinion
du russe Sieber (déjà cité comme compagnon théorique) qui disait que
«la méthode de Marx est la méthode déductive de toute l’école anglaise»
et, d’autre part, celle du français Block qui parle de la méthode analytique
et situe l’auteur «parmi les esprits analytiques les plus éminents» 27.
Le passage important est celui qui se réfère au "Messager européen" de Saint Petersbourg. Celui-ci avait écrit que la méthode d’investigation est rigoureusement réaliste, mais celle d’exposition "malheureusement dialectico-allemande". Marx cite d’abord ce passage:
«A première vue, à savoir si l’on s’en tient à la forme extérieure de l’exposition, Marx se présente comme le plus grand des philosophes idéalistes, et cela dans le sens allemand, c’est-à-dire dans le mauvais sens du terme. En réalité, il est infiniment plus réaliste qu’aucun de ceux qui l’ont précédé dans le champ de la critique économique (...) On ne peut en aucune façon l’appeler idéaliste».
Marx n’est pas obscur. Marx est un combattant, et même comme écrivain, il est de ceux qui ne donnent pas satisfaction, qui ne cèdent jamais démagogiquement à la requête de la réponse banale que l’on avale sans effort. Il ne dit pas: il reste donc prouvé que je suis analytique et non métaphysique, réaliste et non idéaliste: il dit qu’il ne pourrait mieux répondre qu’en citant quelque extrait du même compte-rendu auquel fera suite l’autre claire affirmation: "En décrivant avec autant de précision ma véritable méthode (...) qu’a défini l’auteur, sinon la méthode dialectique ?».
Et nous savons ainsi par une source authentique quelle est la méthode; et en quoi consiste la méthode dialectique pour Marx.
Citons les phrases saillantes: «Une seule chose importe à Marx: trouver la loi des phénomènes qu’il étudie (...) mais surtout, la loi de leur changement, de leur développement (...) Pour cela il suffit qu’il démontre, en même temps que la nécessité de l’organisation présente, la nécessité d’un autre ordre auquel le premier doit nécessairement aboutir, peu importe que l’humanité y croit ou non, qu’elle en soit consciente ou non».
Arrêtons-nous un moment ici: on y trouve avant tout, citée en langue russe sous le régime le plus policier de l’époque, la réponse à la question sur les "gargotes du futur" qui échappe certes à celui qui lit superficiellement. Puis il y a ensuite le coup porté à la conscience de l’humanité, à laquelle Marx appose le visa officiel. Il est alors étrange que le posthume Labriola rapporte le passage suivant: «Marx considère le mouvement social comme un processus d’histoire naturelle régi par des lois qui ne sont pas seulement indépendantes de la volonté, de la conscience et des intentions des hommes, mais qui par contre en déterminent la volonté, la conscience, les intentions (...) Si l’élément conscient a une fonction aussi subordonnée dans l’histoire de la civilisation, on comprend que la critique, dont l’objet est la civilisation elle-même, ne pourra prendre comme base moins que jamais une quelconque forme ou un quelconque résultat de la conscience». Et Labriola, désinvolte: naturellement il faut entendre la conscience individuelle concrète.
Individuelle et concrète ? Le texte, dans lequel "Marx reconnaît sa photographie, a parlé de conscience de l’humanité et des "hommes", de "quelconque" résultat de la conscience, non seulement individuelle.
Mais le texte continue a faire justice de la prétention que le Capital
étudie non les faits économiques mais les visions idéologiques de ceux-ci:
«Cela équivaut à dire que non l’idée, mais le phénomène
extérieur peut fournir [à la critique] son point de départ. Cette
critique se limite à la comparaison et à la confrontation d’un fait
non avec l’idée, mais avec d’autres faits (...)». Il
faut malheureusement sauter: « se proposant d’examiner et d’expliquer
l’organisation économique capitaliste de ce point de vue, Marx ne fait
que formuler de manière exacte la tâche qui revient à toute investigation
scientifique
rigoureuse de la vie économique» 28.
Ah ! L’art de la citation !
En écrivant, Marx ne cherche pas à faire plaisir et il fait bien. Mais vous devez savoir qu’il ne laisse "rien en route". Il s’est rappelé au bon moment du compte à régler avec les élèves de Comte l87l (ou mieux de Staline l952 ?) en ce qui concerne la petite histoire de la froide description qui laisse de côté toute proposition de changement social. Maintenant après avoir mis tous les points sur les i avec les paroles mêmes du russe, et avoir vérifié la matière à étudier et la méthode d’investigation, il se rappelle bien qu’ils lui ont prêté une déviation hégélienne quant à sa méthode d’exposition.
Quel Hegel d’Égypte ! Dix mots enfilés avec la rigueur d’une formule algébrique, et même cités, nous le disions, par ces messieurs qui arrivent à tordre des colonnes vertébrales pourtant droites: «Certainement le mode d’exposition doit formellement se distinguer de la méthode de recherche. La recherche doit s’approprier la matière dans son détail, analyser les diverses formes de développement et retracer leur lien intime. Ce n’est que lorsque ce travail est achevé, que l’on peut passer à l’exposition du mouvement réel qui y correspond. Si l’on y parvient, de façon que la vie de la matière se reflète dans sa reproduction idéale, il peut sembler que nous ayons à faire à une construction a priori».
Cela ce n’est pas Hegel qui l’a découvert, mais tous les premiers auteurs de traités sur les résultats de la recherche expérimentale moderne (et même quelques écrivains classiques comme Lucrèce). Képler donne les différentes lois du mouvement des planètes, déduites des lectures analytiques faites dans le ciel après des milliers d’observations par Tycho Brahé. Newton expose la même chose (avec un peu plus de nationalisme... hégélien, Marx et Engels se complaisent à la démonstration de Hegel qui déduit, en quelques passages mathématiques, l’Anglais Newton de l’Allemand Kepler) mais il part d’une hypothèse que ces lois et ces lectures confirment, à savoir sa loi de l’attraction universelle. Et c’est de la science, purement expérimentale, empirique, comme on se plaît à le dire, et non spéculative, tant pour ce qui est de la longue liste des angles de Tycho que de la première brève proposition et figure de Newton où un point mobile tourne autour d’un point fixe (planète et soleil).
Quoi de plus ? Dans tous les lycées, on enseigne la "physique expérimentale", qu’on explique aux jeunes en laboratoire par la méthode déductive, c’est-à-dire en partant des trois principes qui ensuite se résument en un seul; celui de Galilée, et de tous ceux qui en descendent, "comme si c’était – mais ça ne l’est pas ! – une construction a priori".
Quant à Hegel et à la partie vitale de la question, qui ne concerne
pas le mode d’exposition (qui est un point où nous n’avons pas encore
vu une ligne qui puisse contester l’excellence de Marx: si vraiment,
en substance, il dit des choses fausses, quelle puissance magique de propagande
a fait qu’après presqu’un siècle le monde en est tout imprégné
pour sa plus grande joie ou sa terreur ?! Et alors, qu’il ait flirté
avec Hegel ou avec Méphisto, vous vous en foutez !) mais précisément
l’objet de la recherche et les voies pour la conduire au succès, Marx
sur ce point et sur tous les autres est net. La voie prise par Hegel ne
conduisait à rien: «Ma méthode dialectique n’est pas seulement fondamentalement
différente de celle de Hegel, mais elle en est même l’opposé». Et
voici la série des formules tant de fois rapportées:
Hegel: la pensée, l’Idée sont créatrices
de la réalité extérieure.
Marx: l’Idéal n’est rien d’autre que
le monde matériel transposé, traduit dans le cerveau de l’homme.
Hegel: la dialectique repose sur la tête.
Marx: la dialectique est renversée pour être
posée sur ses pieds.
Quand ces deux notions, dont on a abusé, célébrèrent leur mariage, ce fut au marxiste Lénine de partir en guerre contre le nouveau (en fait bien rance, comme il le montra) système de la connaissance.
Si nous voulions expliquer, en termes humbles, les deux méthodes, nous pourrions dire que l’empirisme, ou mieux l’expérimentalisme, cherche la vérité en regardant autour de soi et en tâchant d’ordonner de la meilleure façon la manifestation des phénomènes du monde externe, objectif. C’est dans ce champ qu’opérerait la science économique générique des professeurs, dont ce serait la prérogative d’être toujours prêts à enregistrer et à accepter toute donnée nouvelle et tout résultat, sans préjugés et préférences d’aucune sorte (il suffirait d’une brève analyse de la science moderne officielle pour montrer que désormais ce n’est plus le cas, mais que les choses se développent tout à l’inverse, la falsification consciente étant devenue le pain quotidien de tous les milieux "scientifiques").
Le criticisme, au contraire, cherche les solutions non pas au dehors, mais, au dedans. De quoi donc ? Les termes sont à votre disposition: du sujet, du moi pensant, de l’esprit, du cerveau et, comme dit Marx pour donner son habituel petit coup de plume, de la tête, de la boite crânienne. Ce serait la "science spéculative" en laquelle Hegel croyait cependant, en laquelle croient les idéalistes modernes, en laquelle aussi le Labriola fait montre de croire dans les pages où il prétend que ce type de science fut celui auquel Marx travaillait.
Marx aurait donc procédé comme un Newton qui aurait seulement imaginé dans sa tête, pour son divertissement, la loi de la gravitation, dans telle forme ou dans une autre, en écrivant par exemple que deux corps s’attirent avec une force inversement proportionnelle à leur distance (et non au carré de celle-ci), en déduisant ensuite les étranges orbites des planètes selon cette hypothèse, et en mettant à la porte le Tycho-économiste de service qui aurait frappé à sa porte pour lui dire: Un moment, Maestro, la planète ne se trouve pas là ce soir au rendez-vous, mais ailleurs, sa trajectoire n’est pas celle-là, mais une autre... le capitaliste ne s’est pas engraissé mais verse dans une maigreur désespérante, tandis que ses ouvriers s’achètent une villa... en Crimée.
Newton aurait dit: du point de vue philosophique, et même mathématique, mon système est cohérent, et nul effort de critique spéculative n’y trouve de faille logique; que voulez-vous que m’importent les planètes qui contreviennent aux normes de la circulation, et les extorqueurs de plusvalue qui crèvent de faim.
Ceci signifie, et pas autre chose, que Marx ait fait une œuvre critique et non scientifique, même au sens expérimental, qu’il se soit limité à tisser, dans une trame démesurée, des relations qui ne sont pas proprement des faits, mais seulement des illusions de la conscience. De la conscience, donc, trouvée dans ses manifestations, c’est-à-dire dans le langage des hommes, dans leurs acceptions communes, dans leurs illusions générales, dans leur acte de foi quotidien. C’est donc un travail, le seul que peut faire la critique par des voies internes, la spéculation du sujet dans le sujet, sur des mots qu’on relie à d’autres mots, non sur des choses, sur des faits, sur des mesures, et des relevés de choses et de faits.
Investigation non de la réalité, mais de la conscience de la réalité
qui préexistait logiquement à celle-ci comme dans le système de Hegel,
comme dans celui auquel Marx tourne le dos. Mais, et voici le point, la
conscience de quel homme, de quels hommes ?
9. CONSCIENCE, INDIVIDU ET CLASSE
À les en croire, Marx ne regarderait donc pas l’objet, mais son image sur la rétine de l’esprit. Toutefois on reconnaît qu’il a fait, bien que traitant d’empreinte de faits et non de faits réels, un pas en avant: l’empreinte n’est pas celle sur l’individu. Ce premier fantasme a été finalement écarté.
Ainsi donc, bien qu’il s’agisse de construire un illusionnisme, on daigne écarter, comme source, la donnée de la conscience individuelle, parce qu’on donne acte à Marx – philosophe – que la conscience individuelle est illusoire.
Et alors, Marx aurait cherché les lois non de l’économie "vraie" ou "physique", mais de la projection de l’économie dans la conscience supra individuelle. La première qui se présente est la conscience de la "classe". Mais celle-ci aussi est immédiatement écartée. En un certain sens, on fait au marxisme "sérieux" une seconde concession. En effet, Marx, Lénine, et tous les marxistes radicaux conséquents, n’ont jamais aimé l’expression de conscience de classe, même appliquée au prolétariat. Cette notion, comme nous l’avons dit tant de fois, renferme implicitement la condition que la conscience révolutionnaire dans tous les composants de la classe exploitée doit précéder leur action révolutionnaire. Cette notion, au fond, est la plus conservatrice qui puisse exister: et c’est ce qui fut amplement explicité aux réunions de Rome et de Naples de notre mouvement, et illustré dans des schémas explicatifs qui sont parus dans le "Bulletin interne", tandis que d’autres sont en préparation et seront publiés en temps voulu. Avec ces schémas nous voulons montrer quels sont ceux des ouvriéristes, des syndicalistes, des ordinovistes, des staliniens et des libertaires, au moyen des abcisses suivantes: individu, classe, parti, société, État, et en ordonnées: intérêts, action, volonté, conscience.
Mais restons-en à la théorie de l’illusionisme marxiste qui, malheureusement
pourrait avoir du vent dans les voiles du fait du déplorable et frauduleux
monopole théorique des communistes staliniens d’aujourd’hui; il n’y
est pas dit clairement si Marx (déclaré impuissant à la trouver dans
le monde des faits réels) cherchait la matière de son travail, en vue
de pétrir des mythes moteurs, dans les notions répandues au sein de la
classe ouvrière, ou de la classe bourgeoise. Il semble qu’il se réfère
plutôt à la bourgeoisie; et Marx aurait alors exposé le système économique
des opinions prévalant dans la bourgeoisie. Mais alors Marx n’avait
qu’à écrire le seul quatrième volume du Capital, soit l’histoire
des doctrines économiques: moins encore. Étant donné qu’il a tant
de fois affirmé que Ricardo est le représentant théorique de la classe
des grands capitalistes industriels, le travail était facile et déjà
fait en copiant Ricardo. Pourquoi donc indiquer aussi largement où celui-ci
se trompe et remplacer ses courbes de développement par celles, bien différentes,
qu’il avait trouvées et substituer à sa compensation, la crise
et la révolution ? Est-ce donc aussi à ces visions que songe la bourgeoisie ?
Il faut aller plus loin. Étant donné que Marx est condamné à écrire le poème d’une conscience et que celle-ci n’appartient pas à l’individu, ni à la classe, il reste la "société". Selon le critique en question, Marx serait parvenu à la notion de conscience de la "société" d’une époque donnée, en l’espèce de la sienne, de la nôtre, et aurait exposé dans son "système" les lignes dorsales de cette "conscience sociale" qui bizarrement regroupe non seulement tous les individus, mais les classes sociales en leur étant commune, malgré leurs antagonismes d’intérêts et leur conflit économique ! Au mieux, Marx ne serait pas parvenu à cette donnée, mais en serait directement parti comme fondement de toute sa construction. Cependant il aurait traité de la valeur, pour autant que cette donnée soit dans la conscience. En ce sens seulement il aurait parlé de plus value et de réduction de la première et de la seconde à du temps de travail, en sachant que, du point de vue scientifique, c’était une connerie. Il importerait peu de se référer à ce vieux bouquin écrit par Labriola, s’il ne recélait pas d’innombrables dégénérescences marxistes qui ont défilé et défilent encore dans l’histoire que nous vivons, dans l’histoire de la difficile lutte du prolétariat pour le communisme; on y trouve énoncées d’une manière finalement non négligeable, parfois suggestive, des notions qui se prêtent à éclaircir des concepts, non à la douzaine, mais permettent par antithèse de remettre les choses au point.
Labriola n’ignore certes pas, ni ne conteste, la théorie de la lutte de classe dans l’histoire et des antagonismes qui déchirent la société capitaliste, soulignons-le, et il contestait encore moins ces doctrines au moment où il écrivait un tel texte. Au contraire, il met en relation la véhémence par laquelle Marx ressentait le manque de solidarité sociale, avec cette découverte d’une conscience sociale, qui est le tissu connectif commun aux groupes et classes diverses.
Nous n’avons pas besoin de perdre du temps à montrer l’inconciabilité
d’une pareille thèse risquée avec la notion de la lutte de classe et
avec la doctrine, si admirée et si puissante, du matérialisme historique,
parce que le texte lui-même nous y conduira à l’arrivée.
Sans oublier que les professeurs ont travaillé sur la froide statistique des prix et sur les aléas de la circulation marchande et auraient bâti une science solide, tandis que Marx qui a établi les lois structurelles du procès productif, n’aurait, pour ces messieurs, mis en scène que l’illusion et agité des mythes incandescents, nous allons voir en premier quel est le fondement de cette conscience, dans laquelle sont écrites – par plaisanterie – les lois que Marx a tracées dans son œuvre gigantesque. Donc dans la société, plus exactement dans la "société économique"... On n’a jamais lu de tel terme chez Marx, mais plutôt celui hégélien de "société civile" pour le soumettre justement à la critique, dans la critique de la doctrine du droit et de l’État chez Hegel. Nous y arrivons.
Que serait donc cette "société économique" ? La réponse est simple: la société économique, c’est l’échange !
Et voici alors une opposition qui, au fond et suivant une loi dialectique, peut être la nôtre, celle à laquelle nous travaillons dans le présent exposé: production contre échange ! Lutte contre la pacification sociale ! Volcan qui promet l’éruption sociale future, contre le marais mortel qui enliserait la force révolutionnaire dans la fange mercantile.
Et de fait, écoutez: «L’échange pose l’accord, là où la production pose l’antithèse. L’ambiance propre à l’idée de solidarité est l’échange». «Ainsi nous voyons que les notions de lutte et de solidarité ont chacune leur propre milieu ambiant» 29.
Dans cette sotte version qui pourrait être mot à mot prêtée à Joseph Staline, mort plus jeune que Labriola, la critique de Marx aurait conduit à l’apologie du plein mercantilisme qui irait éteindre les flammes de l’incendie révolutionnaire dans le bourbier fétide de l’échange monétaire des produits-marchandises.
En fait, la thèse qu’une société socialiste pût avoir une économie régie (par la Madone ! Dans la réalité, et pas seulement dans l’illusion !) par la loi de la valeur équivalent, c’est-à-dire de l’échange sur le marché, est celle-là même que nous trouvons dans le faux syllogisme du texte en question. Du reste, les syndicalistes à la Sorel révèrent (ce qui est vraiment un mythe insipide) une société dans laquelle règne, dans l’échange entre "groupes de producteurs", la loi intacte de l’équivalence: peu importe si dans celle de Sorel, il n’y avait pas d’État, mais seulement une constellation de syndicats -coopératives; ou que dans celle de Staline, un État-monstrueux fait le boutiquier en chef.
Voici donc le syllogisme boiteux: Marx a dit que la valeur n’est pas une création individuelle, mais sociale. Cependant la valeur est une donnée non de la réalité, mais plutôt de la conscience: donc conscience sociale. ll n’y a pas de société, ni de conscience sociale, sinon dans l’échange. L’échange donc vivra éternellement.
Puisque pour nous ce n’est pas l’échange, mais la production qui
est le fait social, et comme le fait social naît du rapport des différentes
classes, nous définissons la valeur avant et en dehors de l’échange,
comme une donnée réelle, scientifiquement connue de l’économie transitoire
du capitalisme. Dès lors il ne reste qu’à réduire facilement la thèse
de la "sainteté de l’échange" à une plate apologie de la société
bourgeoise et de la contre-révolution. La production capitaliste finit
avec un ordre révolutionnaire qui a une seule caractéristique:
plus d’échange mercantile du tout. C’est ici que Marx aboutit, et
que l’histoire aboutira.
12. DEUX LECONS INCONCILIABLES
Nous avons voulu nous reporter à des documents qui sont loin d’être récents pour bien régler leur compte à des questions, vieilles et nouvelles, particulièrement celles que l’évolution de la "pensée contemporaine" ne résoudra jamais. Avant de poursuivre, finissons-en avec tout ce fatras.
La critique dont nous avons retenu un passage (propriété intellectuelle: prof. Arthur Labriola, Naples) se propose d’établir que l’œuvre de Marx n’est pas celle de la science des processus économiques, mais un travail de classification dans le domaine de la philosophie, c’est-à-dire de recherche des données de la "conscience" relative aux faits économiques. Pourquoi Marx était-il intéressé à exposer ces données, et non une théorie objective de l’économie actuelle, et les a-t-il préférées même si elles contredisaient les résultats de l’observation positive, au point de construire intentionnellement un système d’illusions sociales ? Parce que – aux dires de cette critique – Marx, idéaliste, volontariste et "activiste" (comme on dirait aujourd’hui), sous l’écorce matérialiste, avait besoin d’arriver à un programme de subversion de l’ordre capitaliste que les masses "illuminées" par le chef théorique doivent réaliser; et si dans ce but une notion illusoire est plus utile qu’une notion scientifique, mieux vaut la première.
Dans cette construction de nature cérébrale et littéraire, on cherche donc une volonté qui change le monde social (et économique). On souligne qu’une telle volonté ne peut se susciter qu’en diffusant des données d’une "conscience" de nature interne, spéculative, de la vie économique réelle et l’on imagine (en prétendant que Marx l’ait imaginé), une fois cette tâche développée par le génie théorique, que l’action impétueuse des masses fera suite à la volonté. Il adviendra après ce qu’il adviendra, étant donné que pour des penseurs de ce genre, il n’est pas nécessaire que l’on ait l’avènement d’une structure sociale à laquelle Marx avait fait montre de s’attendre.
Il nous importe grandement d’opposer à cette "lecture" de Marx celle bien différente qu’est la nôtre. Marx effectue une recherche sûre et objective des lois du développement économique et, pour les exprimer, se sert de notions et de grandeurs mathématiques non injectées de l’extérieur dans la réalité, mais découvertes en elle. Toutefois, Marx a fait ce travail de géant seulement pour parvenir au programme révolutionnaire et à l’opposition théorique et pratique d’une nouvelle organisation sociale à l’ancienne, mais – le matériel immense, avec lequel Marx se distingue des utopistes, suffirait ici pour trancher la question d’interprétation – ce programme n’est pas senti, choisi, voulu par le sujet Marx, mais retrouvé à l’issue de la recherche positive et scientifique. L’erreur – parmi tant d’autres de Staline – réside là où l’on dit que dans les pages du Capital on ne lit que la description et que la critique de l’économie bourgeoise, et non la définition des éléments cardinaux de l’économie communiste. Le programme domine donc, et par conséquent la lutte pour lui, mais sa force est de s’appuyer sur l’analyse réelle de l’économie présente; il ne s’agit pas de créer une présentation déformée de celle-ci afin de servir un programme préétabli (où et comment ?).
Toute déformation voudrait être soutenue par une lecture déplacée
de la célèbre dernière thèse sur Feuerbach: les philosophes n’ont
fait qu’interpréter le monde de différentes manières; mais
ce qui importe, c’est de le transformer. Cette thèse veut dire
que si nous voulons nous aligner sur le front du changement révolutionnaire
quand et comme la réalité l’impose et l’enseigne à qui sait la lire;
c’est le moment de mettre à la retraite les philosophes qui cherchent
de manière spéculative les règles du devenir du monde, en jetant un
tout autre pont, non spéculatif, ni idéaliste, entre la doctrine et le
combat. Au contraire dans la rédaction que nous suivons, l’on arrive
à une conclusion qui
est exactement l’opposé: Marx n’est pas
économiste parce que en tant que tel il aurait non seulement expliqué,
mais confirmé le monde capitaliste. Étant au contraire voué à
le renverser, il s’est fait... philosophe !
13. CONSCIENCE BOURGEOISE, TOUT EST LÀ
Patiemment nous avons suivi l’investigation sur la localisation de cette mystérieuse conscience, où Marx aurait puisé les notions fondamentales, les figures typiques de son exposé, de ce qui devient ainsi – vraiment fragile consolation de tous les conservateurs – une "représentation sacrée" de personnages de légende. Il s’agit de savoir quel est ce sous-sol idéal si fécond, d’où Marx a extrait la valeur, la plus-value, le profit, le surprofit, le prix de production qui ne seraient pas – pauvres de nous ! – des grandeurs exactes, commensurables entre elles et susceptibles de liens qui donnent lieu à des lois scientifiques, mais des illusions auxquelles la conscience croit fermement, et rien d’autre.
Récapitulons: ce n’est pas l’individu qui est trop fragile pour traduire la conscience de phénomène, fussent-ils illusoires, mais ce n’est pas non plus la classe (avec quoi nous sommes d’accord; mais alors pourquoi ? Probablement parce que, pour les idéologues en question, la classe est avant tout un personnage illusoire dont Marx est le marionnettiste...) et par conséquent, il nous reste à saisir cette fameuse "société économique", bric-à-brac de tous les individus et de toutes les classes, dont la potentialité de posséder une vision commune des données sociales se fonde sur le facteur de "l’échange", tissu connectif qui tiendrait ensemble tous les éléments et groupes les plus divers du magma social.
Nous y voilà. La société contemporaine de Marx et de ses volubiles
interprètes est la moderne société bourgeoise, modelée dans ses formes
générales précisément lorsque l’économie d’échange et de marché
prédomine. Avant son avènement, on n’aurait jamais pu parler d’une
conscience sociale, même nourrie de mythes trompeurs. Ce n’est que là
où tout objet d’usage a la forme de la marchandise et parvient sur le
marché, et où le chiffre de son prix en universalise l’effet sur tout
composant de la société humaine. C’est seulement alors, quand les limites
des petits îlots fermés de production et de consommation, et donc de
vie, sont rompues, que peut se faire cette chasse aux papillons des "illusions
valables pour tous", puisque coutume, culture, opinions se mettent à circuler
à grande échelle en guise eux aussi de marchandises. Dans les sociétés
pré-bourgeoises, où nous ne pouvons pas encore parler d’échange et
de mercantilisme (il suffit de renvoyer aux précieux passages de Marx,
dont nous faisons notre pain quotidien, mais qui sont cités copieusement
et régulièrement lus de travers) et où des oasis irréguliers entremêlent
des "modes de production" différents et hétérogènes, on ne peut assurément
pas parler de "société économique". Où y aurait-il une société économique
lorsqu’une économie "sociale" manque encore, ou plutôt manque même
une économie nationale, avec seulement une mosaïque et dans tous les
cas un conglomérat "d’économies locales" ? Elle peut apparaître là
où une organisation politique et étatique commune commence à
apparaître, une "société civile" au sens de Hegel. Ainsi dans l’antique
Athènes ou à Rome et dans l’Empire, on avait une société civile sauf
que la masse des esclaves et des demi-esclaves, qui étant "en dehors de
la civilisation", en était exclue. La société économique (terme que
nous refusons en suivant la ligne des bonnes doctrines) ne signifie rien
d’autre que la société bourgeoise, le produit déterminé et
particulier de l’histoire dans laquelle existe le même "droit économique"
pour tous les citoyens.
14. APOLOGIE DE LA CIVILISATION CAPITALISTE
Ainsi Hegel, comme tous les autres précurseurs de la "pensée critique moderne", et avec eux tous ces marxistes frelatés, se tiennent sur le même terrain: l’instauration de la constitutionnalité bourgeoise, de l’État démocratique est un tournant aussi original que décisif de l’histoire humaine, dès lors que rendre universel le milieu de la société civile équivaut à fonder, grâce à la vertu irrésistible de l’Échange, cet authentique fétiche: la Société économique.
A Et si Marx avait cherché dans les données de la conscience générale d’une semblable société les types, les figures, les structures de son exposé, il n’en serait resté qu’aux notions qu’il a puissamment démolies de liberté, d’égalité, et, comme dans la fameuse citation de Bentham, il en serait resté au libéralisme capitaliste illimité où se noient les syndicalistes classiques, Sorel en tête.
Qui ne se souvient de la page finale du IV chapitre: Transformation de l’argent en capital ? «Cette sphère de la circulation simple (...) est celle à laquelle le libre échangiste vulgaris emprunte ses conceptions, ses idées, et aussi le modèle de son jugement sur la société du capital et du travail salarié» (Ed. Sociales Livre premier, tome 1, éd 1967, p. l79). «La sphère de la circulation, c’est-à-dire de l’échange de marchandises, à l’intérieur de laquelle se meuvent la vente et l’achat de la force de travail, est en réalité un véritable Eden des droits naturels de l’homme. Là règnent seulement Liberté, Égalité, Propriété et Bentham» (p. 178).
Il ne faut donc pas se donner beaucoup de peine pour montrer à quoi se réduit cette prétendue existence d’une conscience générale dans la société mercantile, et la prétendue extraction de son sein, dans l’œuvre de Marx, de toutes les parties de son modèle de la société capitaliste. Elle réduit le marxisme à une section des idéologies bourgeoises, oblige la classe prolétarienne et ses organisations à rendre hommage aux fondements idéologiques de l’ordre bourgeois et aux conquêtes de la révolution bourgeoise, en faisant de tout ceci une limite insurpassable à son action. Comme du reste dans la conception de presque tous les libertaires, on hérite et on accepte avec l’enthousiasme de la bourgeoisie moderne la réalisation des droits "civils" fondamentaux que l’on identifie à la fondation d’une société économique mercantile; on demande alors qu’après cette liberté civile élargie et sur ses bases survienne enfin la liberté sociale, c’est-à-dire l’utopie de l’égalité libre-échangiste entre capitaliste et ouvrier.
Cela signifie que l’on ne voit pas que Marx a précisément démoli
un tel rempart, a dénoncé en construisant son modèle, et en établissant
sa fonction de la production la mystification selon laquelle
capitaliste et travailleur sont tous deux libres, égaux, propriétaires
de leur marchandise respective et œuvre pour la subjective utilité
à la Bentham «afin qu’ils n’entrent en relation l’un avec l’autre
qu’à titre de possesseur de marchandises et échangent équivalent
contre équivalent» (p. 179).
Tous ces errements pour trouver un sujet à ce fourre-tout qu’est la conscience, après avoir écarté l’individu et la classe, et introduit cet étrange support social fondé sur l’atmosphère mercantiliste commune qui lie les composants des sociétés modernes, ne sont qu’une grimace pour refuser le seul titulaire logique à qui l’on peut attribuer la "conscience" ou mieux la connaissance théorique propre au communisme, à l’anticapitalisme; et ceci tout en ayant toléré, admis et applaudi de diverses manières que le génie intellectuel entre dans l’histoire comme facteur décisif. Ce seul titulaire de la conscience révolutionnaire est le "parti de classe". Mais ces simples mots suscitent l’horreur chez les libertaires et chez les syndicalistes de la vieille école comme chez les plus récents opportunistes et centristes de tout type, et jusqu’aux inspirateurs de nombreux petits groupes errants qui se disent orthodoxes et adversaires de la corruption stalinienne du prolétariat, et jouent avec les mots d’avant-garde, de direction révolutionnaire, de cercle d’études, et ainsi de suite.
La théorie marxiste, dans toute son intégralité, comme économie
scientifique, comme interprétation du cours historique humain, comme programme
d’action révolutionnaire et définition de la revendication de la société
communiste, ne peut provenir d’une conscience collective de groupes d’hommes
et pas plus de prolétaires. Elle a pour porteur une collectivité bien
limitée, même si les contours précis dans des moments de convulsion
ne sont pas faciles à identifier, à savoir le parti dans lequel,
par delà l’espace et le temps, les frontières et les générations,
se rassemblent et se réunissent les militants révolutionnaires. En un
certain sens, le parti est le dépositaire anticipé des consciences sûres
d’une société encore à venir et succédant aussi à la victoire politique
et à la dictature du prolétariat. Il n’y a rien de magique non plus
en ceci puisque le phénomène se constate historiquement pour tous les
modes de production y compris celui de la bourgeoisie, dont les précurseurs
théoriques et les premiers combattants politiques développèrent la critique
des formes et valeurs de leur époque, en affirmant des thèses qui devinrent
par la suite d’acceptation générale: alors que, dans l’ambiance qui
les entourait, ces mêmes authentiques bourgeois suivaient les religions
anciennes et conformistes, et ne reconnaissaient même pas dans les énonciations
théoriques leurs intérêts matériels palpables.
Dans l’exposé correct du marxisme, il n’est pas moins habituel d’affirmer qu’une telle "anticipation" des formes sociales futures est historiquement possible avec une netteté particulière pour la classe ouvrière, surgit avec le monde capitaliste et grandissant en son sein, face aux anciennes classes révolutionnaires et à la bourgeoisie elle-même.
Mais c’est précisément pour cela que l’ensemble du bagage doctrinal propre au parti de classe des ouvriers communistes doit particulièrement être tenu libre de tous liens de sujétion aux idéologies ennemies, et surtout bourgeoises. Nous nous permettrons de dire que cette exigence d’incompatibilité doctrinale, secteur par secteur et ligne par ligne, se présenterait également – nous ne craignons pas ici d’être mal compris – là où nos thèses de parti manifestement caractéristiques auraient pour un moment, plus que la certitude du résultat scientifique, valeur d’illusion révolutionnaire collective. On ne peut sans une généreuse simplification passer de la recherche scientifique détaillée à un corps important de thèses engageant le parti, avec des lignes fortes et décidées, et c’est seulement dans ce sens-là – et cela est en relation étroite avec les parties précédentes de ce traité où il a été question de l’impureté des sociétés capitalistes et de ces mêmes situations de classe du prolétariat – que l’on peut concéder à Labriola qui a parfois des éclairs de lucidité s’agissant de Marx ou de ses partisans convaincus, l’emploi d’un ingrédient de un pour cent d’illusionnisme révolutionnaire, comme on ne refuse pas un verre de cognac au plus héroïque soldat avant l’attaque.
Mais ceci, toutefois, dans la mesure où la théorie du parti conserve son absolue originalité et indépendance vis à vis de celles de la société bourgeoise et de la "conscience courante". Mais si en revanche, on tire les normes d’action et les modèles théorique de règles et de directives de la société de classe prédominante aujourd’hui, comme avec l’emploi de la solidarité dans l’échange et autres déformations de ce genre, on pratique alors le défaitisme opportuniste comme lors de mille épisodes historiques connus de ces dernières décennies. On perpétue alors, non l’illusionnisme révolutionnaire attribué à Marx comme seule source de doctrine, mais un illusionnisme bourgeois à 100% dans les rangs de la classe ouvrière.
Et il arrive ainsi que ses propres principes, son programme original,
le but de son action historique soient occultés dans les phases les plus
décisives et cruciales, et il advient que, comme aujourd’hui, oubliant
tout ceci, elle soit prête à combattre pour les positions bourgeoises:
patrie, démocratie, constitution, sainteté des institutions étatiques
et sociales en vigueur.
Maintenant que nous sommes en règle, nous allons laisser l’un des différents textes du bord opposé, dont nous nous sommes pourvus au cours de notre justification de l’emploi des modèles de la société capitaliste comme étant aussi bien un travail scientifique et théorique qu’un ordre de bataille de parti. Le modèle n’a rien à voir avec l’illusion de la conscience: comme nous l’avons montré, la conscience est l’effet passif des forces formidables de l’ambiance extérieure, physique et sociale, sur les têtes volages et crédules des hommes, dans la succession des vicissitudes historiques qu’ils jouent, mais ne peuvent comprendre; le modèle est, au contraire, le mode spontané et organique par lequel se présente la transmission des rapports entre les faits, dans cet arsenal de véritables instruments et méthodes technologiques que constitue un patrimoine de notions, d’enregistrements, d’écritures, d’algorithmes que l’espèce humaine s’assure péniblement dans une longue série de luttes; ce résultat n’est absolument pas personnel, ni de classe et nous ne daignerons l’appeler résultat social que dans le développement lointain où il y aura une société et non plus des classes. Ce qui, entre autres, est conditionné aussi par la formule: plus d’échange, plus de production pour l’échange. Production sociale pour le besoin social.
Et ce n’est qu’à la fin de cette discussion assez longue que nous enverrons au diable le mot avec lequel l’on veut et l’on a voulu si souvent repousser Marx et ses vérités matérielles corrosives dans les limbes du rêve, délictueux ou généreux, c’est-à-dire: le mot catégorie.
En effet, Marx aurait non pas individualisé les grandeurs économiques et leur mesure matérielle avec leurs calculs, mais introduit les "catégories" dans l’économie, tout comme les philosophes qui ont toujours travaillé à leur introduction dans la logique, c’est-à-dire dans la science générale des lois de la pensée.
Donc, la valeur d’une marchandise, son prix de production ne seraient pas des propriétés réellement déterminables de la marchandise dont il s’agit, comme son poids et son prix dans un lieu contingent et donné. Ce seraient des catégories, c‘est-à-dire des notions générales de la pensée ou du langage communes à tous les hommes qui s’intéressent ou discutent de marchandises, et Marx n’aurait pas donné à celles-ci, ni à toutes les autres notions analogues, d’autre portée majeure.
Dans le système marxiste, qui jette les bases d’une solution originale et distincte de la question de la connaissance, il n’y a pas de place pour de telles catégories.
Une conception comme celle de Kant, par exemple, dont on voit, comme on le dit parfois, en Marx un disciple (!), se développe entièrement en donnant la chasse aux éléments irréductibles de la pensée contenue en soi préalablement à toute relation avec le monde extérieur; et tout en renversant de nombreuses idoles antiques et de longs siècles d’illusionnisme philosophique, on finit par s’arrêter à trois principes au moins qui ne sont pas déductibles de l’expérience physique et empirique. Ce sont les "intuitions a priori" de l’espace et du temps, prémisses à toute science de la nature. Et dans les sciences de la société, ce sont les "impératifs catégoriques" qui, inhérents à tout individu, lui montrent le bien et le mal, lui prescrivent de suivre la voie du devoir et de la morale.
Ce n’est pas le lieu ici de développer nos allusions à la position marxiste à propos de la connaissance physique et du débat millénaire objet-sujet: il est certain que la science officielle a déjà montré pour le moins que les deux intuitions de l’espace et du temps pouvaient être réduites à une seule.
Ce qui est certain, c’est que le marxisme est étranger et incompatible avec tout système, qu’il soit religieux ou idéaliste, fondé sur la régulation du comportement individuel comme fondement du processus du mécanisme social.
Le marxisme ne serait rien, s’il n’était pas la réduction de ces "valeurs" catégorielles, en matière d’éthique – et même d’esthétique, c’est-à-dire du sens du beau et du laid – à l’établissement des lois des faits matériels extérieurs qui, selon les quantités d’objets et de force en jeu, déterminent les facteurs économiques et permettent de montrer avec quelle variabilité oscillent les résultats éthiques et esthétiques d’un siècle à l’autre, d’un pays à l’autre.
Marx n’en déplaise ne s’est pas consacré à fonder de nouvelles catégories de la pensée, mais à attaquer celles qui restaient encore sur pied et à en démolir leur caractère absolu et irréductible: l’économie ne fut pas le terrain où il a promené le génie philosophique, mais celui sur lequel il s’appuya solidement pour déloger la primauté des valeurs morales, esthétiques, et aussi juridiques et politiques, en en disséquant la maigre consistance et la variabilité incessante.
Et grâce à lui, toutes les catégories restantes de la pensée
classique seront résolues et décomposées, comme les nébuleuses avec
les grands télescopes, en différents complexes physiques contingents,
dans la société dont Marx traça les lois de formation.
18. VOYONS CE QUI EST AU GOÛT DU JOUR
Nous espérons que ceux qui nous écoutent ne se sont pas fatigués de l’usage de textes tout autres que récents et de la traditionnelle méthode de poser les choses au clair, en passant au peigne fin les thèses (les contre-thèses) élaborées non par des ennemis manifestes, des adversaires déclarés du marxisme, mais avancées par des types amphibies qui se déclarent à la fois socialistes, philo-prolétaires et, le cas échéant, révolutionnaires. Les exemples classiques en sont les Lassalle, Bakounine, Dürhing (dont le livre désormais fermé ne manque pas d’éloges et de revendications de sérieux malgré le dépouillement fait par Engels), Proudhon, Robertus et ainsi de suite.
Venons-en toutefois à quelques sources qui non seulement sont très récentes et se prétendent donc "au courant" de toutes les positions des écoles modernes. mais qui de plus appartiennent de manière non équivoque aux défenseurs ouverts et officiels du système capitaliste: il sera intéressant de constater comment. un demi-siècle plus tard, après avoir été colporté par de vagues socialistes, les mêmes airs et les mêmes coups nous sont resservis, à nous marxistes obstinés et immuables, par des capitalistes déclarés.
Utilisons pour cela une série d’articles parus en 1953 et 1954 dans "l’Organizzazione Industriale", l’organe hebdomadaire de la Confédération Générale de l’Industrie Italienne. La date est donc tout à fait récente, et la paternité irréprochable: rien à dire. L’auteur G. B. Corrado est professeur d’économie, mais où, nous ne le savons pas.
Nous utiliserons notamment les séries sur le Concept de valeur et nature de la monnaie qui l’exprime – Monnaie et mathématique – la Monnaie et le temps30.
Nous avons affaire à une présentation résolue du mercantilisme moderne
et capitaliste comme système de lois "éternelles" et "naturelles", dont
l’humanité ne sortira pas, et ne pourrait sortir, parce que ce serait
suspendre la production, donc la consommation, donc la vie, et faire un
harakiri collectif. Donc, bien que soient utilisées ici, non sans déranger
Dieu de temps en temps, toutes les encyclopédies éditées jusqu’à
maintenant dans toutes les langues et rappelés tous les derniers résultats
sur la physique nucléaire et les concepts les plus modernes de la mécano-géométrie
de l’univers et de la matière, nous relevons comme d’habitude, que
Karl Marx avait lu Corrado, étant donné qu’il répond à Corrado
et considère du haut de la stratosphère les tout petits pas de tous les
Corrado.
Il suffira de peu de citations pour démontrer que le "démiurge" de toute cette théorie est la "monnaie", qui existait de tout temps, autour de laquelle on gravite, à laquelle on retourne toujours, tout en la définissant constamment comme une "inconnue". Non une inconnue au sens de l’analyse algébrique, soit une quantité qui "s’écrit" avec le symbole x et que l’on appelle inconnue à seule fin de la déterminer dans sa valeur exacte, mais plutôt inconnue dans cet autre sens qu’il peut y avoir inflation ou déflation, bas pouvoir d’achat ou haut pouvoir d’achat, monnaie forte ou monnaie dépréciée, peu importe; l’argent exerce pareillement sa fonction miraculeuse et malheur s’il venait à disparaître: tout s’arrêterait d’un coup et l’espèce humaine succomberait.
Un peu étrange cette tentative de l’économie mathématique dans laquelle la monnaie est tour à tour définie inconnue, comme nombre, puis comme constante. L’auteur veut dire que le nombre monnaie relié à un signe déterminé ou billet de banque peut correspondre, au cours du temps et de marché à marché, à une quantité tout à fait variable d’un bien ou d’un autre, d’une marchandise ou d’une autre. Elle varie donc comme moyen d’échange et aussi comme "titre" sur les biens.
Le terme constant est ensuite utilisé non au sens mathématique, mais au sens historique. La mathématique et l’histoire sortent mal en point de tout cela. Écoutez: «La monnaie en cours se présente comme une constante de valeur variable et en mouvement perpétuel».
Or, pour le mathématicien les quantités sont ou bien constantes si la valeur est fixe, ou bien variables si la valeur est précisément changeante.
Mais ici tout veut déboucher sur l’éternité de la monnaie qui serait éternelle autant que la production et la vie, en passant sous silence qu’il y a eu production sans monnaie (premier communisme, troc) et vie sans production (premières communautés d’hommes errants et frugivores): «La production (équivalente de la monnaie) a été et sera toujours (...) Il y aura donc toujours la monnaie, parce qu’elle est un instrument indispensable au service de la production et donc des besoins éternels de l’homme, créature de Dieu».
Nous voilà donc en compagnie de Dieu, désormais revenu pour avaliser les doctrines claudicantes. Mais les animaux qui consomment et ne produisent pas ne sont-ils pas des créatures de Dieu ? Et Dieu n’a-t-il pas créé Adam pour qu’il consomme sans travailler ? En effet, les choses ne se passèrent pas ainsi: les mythes nous disent que l’inventeur de la production (donc de la monnaie, aux dires de Corrado) fut Satan déguisé en serpent; pour les païens, le communisme était commandé sur terre par Saturne, symbole de toute sagesse; celui qui a inventé l’argent, ce fut le féroce Mammon, avide de sanglants holocaustes. Continuons: «La nature des biens économiques, revêtant les propriétés de l’infinitésimal et de l’infini [avec notre petit bagage scolaire de théologie et d’histoire, nous laisserons tomber ces notions pour en arriver aux mathématiques dont on fait un usage différent], aura toujours un besoin absolu, et dont il faut tenir compte, du nombre-monnaie qui est l’instrument indispensable à de tels échanges».
La monnaie est donc éternelle, avant tout comme après, et elle «est une constante en ce qu’elle répond à une exigence constante de l’humanité» 31.
Ce caractère "fétiche" de la monnaie, analogue à celui de la marchandise traité dans le paragraphe célèbre de Marx qui en dévoila à jamais le secret dans un rapport de transfert forcé de travail-valeur d’hommes à hommes, est manifeste car au lieu de donner des démonstrations réellement historiques et expérimentales, on recourt à chaque pas à des facteurs surnaturels: «Le papier donc (...) est indispensable à la production laquelle devient toujours plus synonyme d’échange (!). Elle est devenue toujours plus synonyme d’échange, parce que le Créateur a posé comme condition technique de la satisfaction des intérêts de l’individu, la satisfaction des besoins et des intérêts du prochain» 32.
Il ne faut pas moins le Père Éternel pour assurer que l’intérêt
d’un individu à déjeuner ne coïncide pas avec l’intérêt à en
faire déjeuner un autre ou beaucoup d’autres, dans des régimes aussi
bien historiquement antérieurs ou postérieurs à l’échange et à la
monnaie.
Est-ce donc si important que cet auteur défende avec tant de zèle l’éternité du mécanisme mercantile, son immanence naturelle à l’économie, à la vie des animaux sociaux ? Indubitablement on écrit, on parle par le journal seulement consacré à la défense directe des intérêts industriels capitalistes, et on a ici une preuve que le capitalisme ne peut s’opposer à notre thèse de sa sûre et non lointaine disparition, et à sa substitution par d’autres formes de production, qu’en reliant désespérément la production à l’échange mercantile et à la loi mercantile de la valeur, à l’échange entre équivalents.
Référons nous au Dialogue avec Staline33, cela va nous permettre d’une manière scientifique de déduire que l’économie russe est aussi bien mercantile qu’elle est capitaliste, que la prétention du fameux dernier écrit théorique de Staline sur le socialisme qui respecte et applique la loi de la valeur sert de preuve rigoureuse du caractère effectivement non socialiste, non seulement de l’économie russe réelle, mais aussi de la politique économique de ce gouvernement.
Telles sont les preuves effectives "a posteriori" de validité indiscutable pour effectuer une recherche, et qui sont valables même quand l’exposition se présente, pour la facilité de la diffusion, comme une construction "a priori".
Tandis que la même recherche perd tout crédit et retombe dans les constructions "a priori", de par son essence même, quand pour prouver un fait démenti par l’observation empirique (éternité de l’échange) on recourt aux décisions d’un Dieu.
La manière de battre en brèche notre déduction marxiste de la valeur et de ses lois "avant l’échange" n’en est pas moins suggestif, on y retrouve en effet les mêmes accents que chez les nombreux déserteurs du socialisme, comme celui examiné auparavant. Encore un passage: «Ce qui donne la valeur aux choses, ce sont les hommes (...) C’est pourquoi il est absurde de parler de l’homogénéité et de la constance des valeurs (...) Le concept philosophique de la valeur d’une chose, et son existence même, n’est pas celle qui est en soi et pour soi (c’est-à-dire comme il pourrait l’être aux yeux d’un être parfait comme Dieu), mais ce que nous croyons qu’elle soit, est l’expression des réalités de la plus commune et récurrente réalité (...) Même ici l’immatériel domine le matériel, l’esprit transforme la matière et les réactions mêmes de nos organes sensoriels (...) Dieu a fait l’homme de manière à ce que le nombre de choses qui peuvent lui faire plaisir soit maximum (...) Cela explique même physiologiquement (!) l’efficacité, la valeur, l’utilité de la propagande...» 34
Constamment on nous rabâche le même discours (autre exemple de notre
mode terre à terre a posteriori): es-tu un être parfait comme
un dieu ? Non, alors pauvre malheureux, tu ne peux prétendre ni connaître
la chose "en soi" ni calculer sa valeur; mais ne t’en fais pas, je vais
te la servir et construire ma science et ma praxis sur la statistique de
ceux que j’ai rendu idiot à force de m’écouter. La seule science
possible est la mienne ! La science que l’on prétendait – massacrez-les !
– écrite par Marx sur la façon dont les hommes s’illusionnent.
La question qui se pose ici est celle de la création d’une science économique avec des méthodes quantitatives et qui donc utiliserait le calcul mathématique. Les théories sont nombreuses dans la sphère, bourgeoise, mais toutes tendent à établir qu’on peut toujours essayer d’écrire la fonction des prix et la fonction de l’échange, mais qu’il ne faut pas se permettre d’introduire ou de chercher à déduire avec les lois mathématiques, la quantité valeur.
L’affaire de l’application de la mathématique à la science dans le domaine physique marchait "comme sur des roulettes" il y a encore un demi-siècle, et il ne s’agissait plus que de mettre de semblables roulettes sous la physiologie, la psychologie et la sociologie. Mais avant d’en arriver là, il est survenu une petite aventure à ceux qui aiment de temps en temps sortir des sentiers battus et faire descendre – plus irrévérencieux souvent que nous, les indécrottables matérialistes – sur l’avant-scène la divinité, l’immatérialité de l’Esprit et autres catégories, anciennes ou modernes, toutes aussi stupéfiantes les unes que les autres; l’histoire du lien entre les mathématiques et la physique suscite depuis quelque décennie des dissentiments et des difficultés de taille, mais surtout tels que le commérage culturo-journalistique a pu y superposer des campagnes à sensation comme celle à la mode sur les scandales de plage.
Or pour dire quelques petites choses en la matière aux pauvres hommes (les citoyens de Poveromo 35, localité des Alpes Apuanes), nous commencerons par établir que l’on embrouille les choses si l’on considère les mathématiques comme une construction de la pensée pure, abstraite et précédant toute application à la nature. Pour nous, c’est un outil de l’humanité comme tous les autres, donc de plus en plus complexe, sans être jamais définitif et parfait, qui se déforme à l’usage, et est transformé par celui qui l’emploie à chaque fois qu’il s’en forge un nouveau. Pour nous, il est employé non par un individu, si excellent soit-il, mais par l’espèce collective.
Et dès lors, plutôt que suivre des élucubrations spéculatives sur les petits et grands nombres, sur l’infini et l’infinitésime, nous suivrons, pour faire un peu de lumière avec nos pauvres bougies (parmi tant de phares éblouissants), l’histoire de la mathématique utilisée dans les époques successives par la société humaine, laquelle elle-aussi (les ligues contre le blasphème, restez chez vous !) reflète la succession des modes de production.
Vous vous souvenez peut-être comment la topographie naquit avant la géométrie, et qu’à son origine il y eut l’art de ceux qui délimitaient les champs après que les inondations fécondatrices du Nil se fussent retirées. Oui, Messieurs, nous sommes impartiaux, nous devons à la propriété privée de la terre le théorème de Pythagore et les livres d’Euclide; et nous ne le disons pas (cela serait du niveau du P. C. F) pour recruter parmi les lycéens.
Nous ne referons pas tout le chemin ! Nous en arrivons à la fin et à Corrado en 1954. Ce qu’il semble esquisser, on l’appellerait une "économie quantique". Non seulement quantitative, mais basée comme la physique de Plank sur des quanta économiques.
Le quantum est une toute petite portion fixe d’énergie, de lumière, comme les corpuscules infra-atomiques (particules minimes dont on dit aujourd’hui qu’ils composent l’atome) le sont de matière. Tous les quanta sont égaux entre eux et sont "insécables". Donc la lumière varie "par à coups" toujours de tant. Supposons que le quantum de lumière ait été individualisé et que ce ne soit pas le photon, mais notre malheureuse chandelle intellectuelle. Nous voulons plus de lumière, mais nous ne pouvons ajouter un demi ou deux tiers de chandelle, c’est, ou bien rien, ou bien une seconde chandelle égale à la première, soit deux chandelles. Ensuite, non deux et un tiers, ni deux et demi, mais trois, quatre, et ainsi de suite. La lumière insigne qui émane d’un écrivain, non pas fossilisé comme nous, mais en continuel ajournement, qui acquiert les préceptes du progrès moderne et se met à l’heure pour ce qui est des éditions et des académies, se mesure pourtant comme mille, un million de nos quanta-chandelles; il n’est pas permis qu’il nous éblouisse avec neuf cent quatre vingt dix neuf chandelles et demie.
Si la nature fonctionne d’après des quanta, alors la mathématique à appliquer se réduit, il est clair, à la théorie des nombres entiers. Entre trois et quatre, par exemple, il se forme le vide, on n’a plus besoin de décimales, des fractions et des nombres infinis irrationnels que l’on pouvait, par le truchement de certaines diableries, insérer entre deux nombres fractionnaires différents d’un millésime, et moins.
Étudiants, n’hurlez pas de joie: seulement l’arithmétique; plus
d’algèbre, de calcul, d’analyse ! Mais cette arithmétique vous fera
suer sang et eau; la pensée et le cerveau marcheront avec bien plus d’effort
qu’auparavant.
Dans la mathématique économique, construite afin de rendre la valeur concrète incommensurable et insaisissable, nous voyons le plus souvent l’emploi de mesures de monnaies infinies et infinitésimales: milliards de dollars, et milliardièmes si l’on parle de reis brésiliens. Mais à quoi servent ces données abstruses si ce n’est à défendre désespérément le faux secret du fétiche monnaie, le fait qu’elle soit inconnaissable en tant que valeur ? Et cela n’a pas créé peu de confusion.
Voyons un peu. Depuis des millénaires, les hommes lorsqu’ils ont besoin de mathématique usent de deux appareils, celui des quantités discontinues ou des quantités continues. Se demander si la nature est faite (créée...) selon le discontinu ou le continu n’a aucun sens, étant donné qu’il s’agit simplement de voir comment, à des moments historiques donnés de sa vie physique, l’espèce humaine a le mieux tiré profit de l’application aux rapports matériels complexes du milieu ambiant des deux outils: le calcul du discontinu et celui du continu.
Il peut apparaître peu probant que l’on vous tienne la jambe à propos d’un bouton de veste qui à nos sens apparaît fait d’un matériel continu, mais qui selon la physique moderne se compose de molécules invisibles, faites d’atomes, les atomes de noyaux et d’électrons, les noyaux de protons et de neutrons, etc... N’ayez pas peur, même ceux de la Confindustria 36 ne portent pas des boutons d’uranium, mais les habituelles pastilles inertes, sans la saveur de la radioactivité. Faut-il donc que nous décomposions le prix infime du bouton en molécule économique impalpable, bien que les gamins sur les trottoirs jouent aux boutons, justement parce qu’ils sont la seule chose qui pour eux n’a pas de prix et se trouvent partout sans argent.
Avant tout, si nous usons d’un appareil quantique, ou bien discret, ou bien de seuls nombres entiers, nous aurons en jeu la loi du grand nombre, (qui, en l’espèce ne nous embarrasse pas, puisque si le temps de travail, par exemple, ne permet pas d’établir le prix de ce seul objet, il permet une recherche sûre pour les millions d’objets semblables existant sur le marché...) mais alors on ne pourra plus parler que de grandeurs finies: non infinies, ni infinitésimales. Tout est mesuré par un nombre: celui-ci ne peut être plus petit que un, qui est fini, et peut être très grand mais toujours enregistrable avec une série de chiffres entiers.
En conséquence, vouloir mettre cet infini n’est, dans la question de la valeur mercantile, que fatras et cauchemar, quoiqu’il en soit de l’univers et du bouton.
L’usage en tout cas de l’outil mathématique discontinu n’est pas seulement très ancien, mais précède l’autre: le postulat de la continuité de Dedekind caractérise la production sociale dans l’époque bourgeoise. Mais il était déjà apparu auparavant avec les grands dialecticiens grecs, et ceci par analogie avec à la possibilité de définir un capitalisme (bien sûr un mercantilisme 37) dans le monde classique.
Pythagore conçoit encore la ligne géométrique selon le discontinu:
c’est une suite de petits grains de sable extrêmement fins et invisibles.
Entre deux points (grains de sable) de la ligne, il doit exister un nombre
fini
(grand comme on voudra) de points intermédiaires. Pythagore applique son
théorème au fameux rectangle du maçon: trois, quatre, cinq: trois mètres
sur un côté, quatre sur l’autre à l’équerre, et cinq sur la diagonale.
On vérifie: neuf plus seize font vingt cinq ! Le plus analphabète des
maçons ne vérifie pas, mais il fait la même chose en traçant l’assise
de la maison. Mais si le triangle était (sans aller loin) trois et trois...
l’hypoténuse ne serait plus donnée par un chiffre exact: celui-ci aurait
des chiffres décimaux infinis. L’outil de la pensée devrait alors faire
un grand bond. Les pythagoriciens étaient encore au stade pré-critique
de la pensée de la classe dirigeante grecque: ils s’en remettaient à
la théosophie, à la transmigration de l’âme; ils excellaient dans
la musique qui, plus que tout, emploie la mathématique, mais avec l’outil
discontinu:
les nombres finis rigides donnent les vibrations des cordes à l’unisson
ou accordées entre elles.
Dans une société théocratique, la mystique et la musique peuvent suffire pour diriger un peuple agricole, mais elles ne suffisent pas dans une société d’artisans avancés et, en un certain sens, d’industriels (même si la production est esclavagiste et non salariée). Il faut y mesurer, peser, définir des mesures et des quantités de marchandises qu’on embarque pour des marchés lointains, même s’ils sont encore méditerranéens.
Zénon va plus loin que Pythagore. Si la flèche de l’arc du chasseur pour atteindre la cible parcourt sur la trajectoire tant de petits points, quand elle est à l’un d’eux, elle est alors arrêtée et ne bouge pas; pourtant elle va tout de même d’un bout à l’autre. Et alors, est-ce la démonstration que le mouvement n’existe pas ? Ce fut la lecture banale: le puissant dialecticien Zénon d’Elée démontra au contraire, qu’étant donné que le mouvement existe (car si tu soulèves les doutes habituels sur l’expérience, je t’en fournirai la preuve en te fichant la flèche dans le derrière !), il faut conclure que sur la trajectoire finie, les points sont infinis, et que la flèche parcourt des espaces "évanescents" en des temps "évanescents", mais néanmoins le rapport de ces tout petits espaces à ces tout petits temps donne la vitesse, notion concrète et finie.
Tel est l’acte de naissance de l’infinitésimal: avec lui naquit (dans la tête de l’homme) l’infini. Les trente mètres du parcours de la flèche, je peux les diviser précisément en trois cents décimètres, en trois mille centimètres, en trente mille millimètres, etc..., mais j’ai également appris à les diviser en petits traits si courts que leur longueur est comme nulle et que leur nombre dépasse trois mille, trente mille, et trois suivi de mille zéros. Je suis très heureux to meet you, très honoré Sieur Infini. Et moi donc, Homo Sapiens.
Or si l’économie était quantique, comme Corrado fait montre de le croire, il n’y aurait pas de raison de lui appliquer, outre le calcul des probabilités et les lois des grands nombres, l’algèbre, la commensurabilité des parties de la valeur et le calcul différentiel et intégral, cet appareil qui germa à l’époque bourgeoise (Leibnitz, Newton) à partir de la semence grecque.
Et alors il n’y aurait pas de raison de faire un tel tapage sur les infinitésimes de la valeur.
Mais ce qui nous intéresse, c’est uniquement le calcul infinitésimal comme moyen de trouver des quantités finies dans nos formules sur le capital constant, le salaire, le profit et la rente, comme Zénon s’intéressait à quelque chose de tout à fait fini et concret: la vitesse de la flèche.
Ensuite Zénon est fameux pour l’Achille qui dans l’interprétation du sophisme (l’école sophiste n’était pas de la vétille, mais un mouvement révolutionnaire et critique, dirigé contre le traditionalisme religieux et autocratique des oligarchies) disait: le plus rapide Achille ne peut rejoindre la tortue. Cette petite histoire est mignonne. Achille part au handicap, c’est-à-dire à mille mètres de la tortue. Pendant qu’il parcourt les mille mètres, celle-ci devant lui en fait cent. Il court les cent mètres, mais la tortue en a fait dix de plus. Achille fonce, avale les dix mètres, mais l’autre le précède d’un mètre. Il franchit le mètre, mais cette dernière se trouve encore à dix centimètres. Le raisonnement se développe ainsi à l’infini et la tortue se trouve en avance d’un rien sur Achille. Si bien que dans l’histoire, elle a gagné l’épreuve.
La solution est qu’en additionnant les traits infinis courus par Achille, on obtient une longueur finie et exacte (si cela vous intéresse, c’est dix mille divisé par neuf, soit 1111 mètres virgule un, un, un...) après lesquels la tortue est rejointe. Cette longueur finie est la somme "d’infinies petites longueurs".
Tout le raisonnement de la Confindustria sur l’éternité de l’échange
vaut le sophisme de Zénon (énoncé faussement dans la leçon bourgeoise).
Puisque la monnaie et l’échange sont éternels, l’Achille prolétarien
ne rattrapera jamais la tortue capitaliste. L’économie mathématique
n’a pas intégré la question; nous avec Karl Marx, oui: d’ici
peu nous la présenterons au bout d’une pique.
Il a été utile de montrer comment trouve sa juste place, dans un organe direct du profit capitaliste industriel – avec l’emploi inépuisable, autant que confus de la théologie, de l’histoire et de la mathématique – la tentative de prouver qu’en matière économique la détermination de la valeur des marchandises et même de la monnaie échappe à la connaissance scientifique de l’homme. En fait, il y a un intérêt immédiat de classe à soutenir que dans le domaine de l’économique, on ne peut poser et résoudre les problèmes de la relation quantitative entre les efforts déployés et les résultats obtenus, alors que l’on a su le faire dans les sciences appliquées depuis l’époque où la société moderne bourgeoise est née. La société moderne se développa définitivement avec la machine à vapeur, et elle réalisa un pas historique décisif avec le calcul de la puissance de la machine thermique et sa mesure en chevaux-vapeur (Que l’on se réfère à ce propos à la Situation des classes laborieuses en Angleterre d’Engels, bien que, dans les traductions du moins, il apparaisse quelques erreurs de terminologie théorique entre force et énergie, qu’on retrouve du reste aussi aujourd’hui dans le langage des experts).
Le cheval-vapeur est pour ainsi dire l’expression du bond d’une humanité, qui n’avait su adjoindre comme moyen de production ultérieur à la force musculaire de l’homme que celle de l’animal (hormis quelques énergies naturelles, comme l’eau des rivières et le vent) à une société nouvelle qui y ajouta la force de la chaleur; c’est-à-dire la transformation de l’énergie thermique en énergie mécanique.
Dès le début, la nouvelle organisation sociale a considéré comme
de première importance le problème du rendement: obtenir le maximum
d’énergie mécanique motrice à partir d’un kilogramme de charbon
fossile. Des recherches quantitatives établirent, durant le grand tournant
où surgit la thermodynamique moderne, appareil théorique achevé et parfait,
qu’il n’y avait pas seulement une limite insurmontable à l’équivalent
mécanique de la chaleur (qui est un aspect de la loi de la conservation
de l’énergie), mais que le rendement "un", c’est-à-dire maximum,
ne serait jamais atteint; car si l’on peut transformer une quantité
de travail (mécanique) entièrement en chaleur, le contraire n’est pas
vrai: avec Clausius, la théorie et l’expérience ont démontré aux
technologues praticiens que, quel que soit le fluide et quel que soit le
cycle, une partie seulement de l’énergie thermique peut devenir énergie
mécanique: le reste s’en va réchauffer un petit bout de l’univers
ambiant (à partir de quoi on suppose, en généralisant, qu’un jour
l’univers sera un grand "étang immobile" de température constante).
Il faut être extrêmement prudent en ce qui concerne une telle conclusion,
mais le rapport quantitatif, entre la vapeur produite par la chaudière
et le travail rendu par les pistons ou par la turbine, est indiscutable.
Toute l’agitation de doutes sur les acceptions ultramodernes physico-mathématiques, afin d’établir l’impossibilité d’une connaissance quantitative en économie, l’impossibilité d’appliquer ces "diagrammes de rendement" comme les obtint pour la première fois l’horloger Watt avec son indicateur (référence toujours Engels) dans l’énorme machine sociale qui consomme le travail et produit les objets de consommation, et l’idée lumineuse des infiniment grands et des infiniment petits, n’est que la blague d’une classe qui ferme les yeux pour ne pas voir et surtout pour empêcher que ceux d’autrui ne s’ouvrent.
Nous avons évoqué les deux conceptions du discretum et du continuum, c’est-à-dire de la matière pensée grosso modo comme du sable ou bien comme du verre 38, pour dire qu’il n’y a aucun sens à se demander si dans la "pensée rationnelle" les grandeurs abstraites ou l’espace pur doivent être discontinues ou continues. Ces élucubrations ne sont abordables que par la voie historique. On a employé tour à tour les deux suppositions opposées avec des résultats utiles: il s’agit non de propriété de la pensée, mais de conventions transitoires et contingentes utilisées par les hommes.
Dans la même grandiose époque de la culture hellénique, on appliqua comme dans les gracieux "sophismes" de Zénon le concept du continuum (et donc du calcul infinitésimal) à la théorie des effets physiques sensibles (vélocité des mobiles), et on a affirmé avec Démocrite et Épicure qui appartenaient à la même école, certes rationaliste, mais sûrement matérialiste, la subdivision de la matière en atomes en mouvement continu: même le verre, même l’eau, sont comme le sable. Et ils n’avaient pas de microscope. Autrement dit, le continu mathématique et le discontinu physique étaient bons amis. Avec la grande renaissance de la science bourgeoise, le continu servit à expliquer les mouvements et les forces mécaniques terrestres et célestes de manière grandiose, et le discontinu à fonder la chimie, la science de la qualité des corps existant dans la nature et de leurs combinaisons.
De la sorte le calcul infinitésimal rend pleinement compte du lien entre la température, la pression de la vapeur et le travail que l’on obtient avec son expansion; c’est là dessus que s’appuient, depuis lors, l’ingénieur et le mécanicien. Nous supposons que pour déchiffrer les problèmes d’optique, d’électromagnétique et de physique corpusculaire, on puisse utilement écrire que la température et l’énergie varient non par infinitésimes continus, mais par tout petits bonds finis, ou quanta39; ce n’est pas pour cela que dans leur domaine ces relations technologiques perdront de leur sûreté et précision d’emploi, et que Clausius deviendra idiot.
La théorie des grands nombres et celle des quantités évanescentes
ne peuvent absolument pas être utilisées à faire avaler qu’il soit
impossible de soumettre à des vérifications quantitatives et de rendement
la masse sociale de la production et de la consommation.
Pour arriver à préserver l’incessante reproduction d’une masse de biens, de richesses, de valeurs, d’objets effectifs de consommation et de services, que certaines classes prélèvent à leur profit de la masse sociale sans avoir apporté leurs contribution en travail, l’astuce de ces économistes se réduit à ajouter au travail comme source de valeur d’autres origines.
Ils s’arrêtent à des positions déjà démolies par Marx avec la puissante critique dans laquelle nous avons déjà largement puisé maintenant et à d’autre moments. En reculant par rapport à Ricardo, ils prétendent à nouveau que le capital est non seulement du travail accumulé, mais encore du travail "trouvé", et que donc la terre aussi serait du capital, que la monnaie aussi serait du capital, non comme titre "civil" permettant de s’emparer de capitaux, mais comme source de fruits de par sa vertu propre, par analogie à la terre. Au contraire, il faut se dire que ces versions 1954 sont moins scientifiques que celles d’il y a deux siècles, mercantilistes et physiocratiques. Écoutons pour la dernière fois notre hebdomadaire des fabricants:
«... l’application d’une loi mathématique à la valeur économique des choses est aussi rationnelle que le désir de ce fou de notre connaissance qui voulait prendre le train pour Gênes en restant assis dans le hall de la gare centrale de Milan. S‘il était possible de fixer la valeur des biens, cela signifierait non seulement l’arrêt de l’évolution du genre humain, mais sa cristallisation (!) et donc, par conséquence biologique, amènerait son extinction" 40.
Depuis combien de temps disions-nous, nous autres marxistes, que, pour l’idéologie de la bourgeoisie dominante, la fin de son privilège (contenu virtuellement dans la découverte théorique du rapport d’exploitation d’une classe sur une autre) ne peut signifier rien d’autre que la fin du monde ?
Or donc regardons comment raisonne celui qui sait être "rationnel". Et ce, après lui avoir permis de nous prodiguer la petite histoire de Rothschild bien connue de nos aïeux, mais qu’on applique aujourd’hui aux milliardaires (bien entendu) américains avec laquelle on voudrait expliquer la loi du grand nombre. Le chauffeur rouspète pour les quelques cents de pourboire: avec les cinq millions de dollars que vous avez ! Et lui: j’en ai dix, pas cinq. Mais sais-tu combien il y a d’hommes sur la terre ? Non ? je vais te le dire, moi: deux milliards. Ta part serait donc d’un demi centime, et je t’en ai donné 25 !
Voulez-vous la réponse ? Elle se trouve déjà dans les Luttes civiles du bon De Amicis, marxiste comme une tarte à la crème.
Mais voyons ce qui est le sommet de la science datée de 1954, le théorème suprême de l’insaisissabilité, qui devrait nous faire renoncer à "saisir" la valeur économique, à l’instar de Ferravilla dans son duel du scieur Panera: s’il bouge, comment vais-je l’embrocher ? Nous y voilà: «De même que le monde physique, le monde économique se meut continuellement; les biens produits par le travail de Dieu et par le travail de l’homme (capital) subissent en fait un procès ininterrompu de transformation depuis le moment où ils naissent (production) jusqu’à celui où apparemment ils meurent (consommation) et ils ne peuvent être ni produits ni consommés sans se déplacer continuellement d’un lieu à l’autre» 41.
Il n’y a donc pas ici d’autre Dieu respecté sinon le Mercantilisme pour lequel l’essence et de la consommation et de la production est l’échange-transport: Dieu ne travaille donc pas quand la tribu primitive, ou le paysan moderne, mange son grain.
De même que la mathématique et l’histoire ne sont pas utilisées de façon rationnelle, de la même façon la théologie ne pourrait être utilisée moins rationnellement: dans celle-ci nous ne trouverons jamais le travail de Dieu, mais seulement la grâce de Dieu. Dieu ne travaille pas, ne produit pas et ne consomme pas. Du moins jusqu’à qu’il ne se révèle être devenu lui aussi un préteur de travail (ouvrier 42) et dépend de la Confindustria.
On fait de la soupe avec n’importe quoi et on va à la pêche dans
les lieux les plus divers, afin d’échapper à la difficulté de reconnaître
que toute valeur en circulation dans le monde capitaliste et mercantile
naît du travail des hommes pour les hommes, et c’est pour ne pas sortir
de ce cercle vicieux que l’on invoque la divinité, la nature, la formule
capitaliste magique selon laquelle Rothschild hérita les milliards de
l’aïeul qui en l’année zéro reçut en cadeau les 25 cents
de la petite histoire: l’intérêt composé.
Après la réunion de Gênes 43 consacrée à la critique de l’économie occidentale, notamment américaine, qui démontra les contradictions insurmontables entre l’augmentation de la productivité du travail et le refus de diminuer le temps de travail, pour y substituer l’exaltation des consommations internes et externes de la masse terriblement croissante de marchandises produites, un jeune camarade a écrit au rapporteur une lettre lui demandant de réfuter les théories qu’on lui exposait pendant le cours, consciencieusement suivi, de l’Académie de Gênes (patrie de la Confindustria ainsi que de l’enseignement supérieur des disciplines économiques et commerciales). Il se disait parfaitement convaincu de la validité des positions marxistes, mais demandait la réfutation des formules utilisées par diverses écoles et divers auteurs qui s’efforçaient d’exprimer la valeur en termes de marché. Il citait Kinley, Del Vecchio, Wieser et butait sur l’équation de Fischer, qui s’appelle en fait "équation de l’échange" et fait dépendre le prix d’une marchandise des seuls facteurs de l’offre et de la demande; c’est-à-dire d’un côté de la quantité de marchandises existant sur le marché, de l’autre de celles des moyens de payement existants, et de la rapidité de la circulation de ces deux facteurs.
C’est effectivement une théorie quantitative, puisqu’elle s’exprime par une équation mathématique, mais elle se trouve aux antipodes de notre recherche, puisqu’elle ne veut pas exprimer la valeur des marchandises selon les résultats donnés dans la production, mais la fait varier au gré des circonstances du marché. Il s’agit de l’une des innombrables versions de l’économie officielle depuis sa reculade historique de la position "classique" ou ricardienne de la valeur-travail, et depuis qu’elle se perd dans les rigoles de la comptabilité mercantile.
Nous nous sommes alors contentés d’envoyer en réponse à ce jeune camarade une citation de Marx, où ces chercheurs stipendiés reçoivent les coups de fouet qu’ils méritent et qui par la même occasion règle leur compte à ceux d’aujourd’hui, bien qu’ils n’étaient pas encore nés au moment où Marx écrivait. Nous voulons de cette façon mettre en évidence le terrain différent sur lequel on doit poser la question et l’impossibilité de la demande ingénue de "concilier" ces derniers résultats de la science académique avec les nôtres solidement boulonnés depuis presque cent ans.
Le passage de Marx est extrait du IV Livre du Capital (cf
Histoire
des doctrines économiques, tome III des Éditions Costes, p.184-188) 44.
Voici comment Marx répond: «L’économie classique s’efforce de ramener par l’analyse les diverses formes de la richesse à leur unité intérieure et à les dépouiller de la forme où elles voisinent indifférentes les unes aux autres».
Marx rappelle ici la réduction des rentes et intérêts en parties du profit, la plus-value.
«Il en va tout autrement de l’économie vulgaire qui ne se développe que lorsque, par son analyse, l’économie classique a détruit ses propres conditions ou du moins les a fortement ébranlées, et que la lutte existe déjà sous une forme plus ou moins économique, utopique, critique et révolutionnaire; car le développement de l’économie politique et de la contradiction qui en résulte va de pair avec le développement réel des oppositions sociales et des luttes de classe contenues dans la production capitaliste. Ce n’est que lorsque l’économie politique est parvenue à un certain développement, donc postérieurement à Smith, et qu’elle s’est donnée des formes déterminées, que l’élément qui n’est que la reproduction du phénomène où se manifestent ces formes, c’est-à-dire l’élément vulgaire, s’en détache pour devenir une théorie à part (...)».
«De plus l’économie vulgaire, à ses premiers essais, ne trouva pas la matière complètement travaillée ni élaborée; elle fut donc forcée de collaborer elle-même plus ou moins à la solution des problèmes économiques. Ce fut le cas de Say (...) Bastiat ne représente pas encore l’apogée. Il fait preuve d’ignorance et n’a qu’une teinte bien superficielle de science qu’il arrange au mieux de l’intérêt des classes dirigeantes. Chez lui, l’apologétique reste passionnée et constitue son véritable travail puisqu’il puise chez autrui le fond de son économie au gré de ses besoins. La dernière forme, c’est la forme professorale; elle procède "historiquement" et, avec une sage modération, glane partout ce qu’il y a de "mieux"; peu importent les contradictions; il s’agit uniquement d’être complet. Tous les systèmes perdent ce qui faisait leur âme et leur force, et tous finissent par se confondre sur la table du compilateur. La chaleur de l’apologétique est ici tempérée par le savoir qui jette un regard de commisération bienveillant sur les exagérations des penseurs économistes et se contente de les diluer dans ses élucubrations. Comme ces sortes de travaux ne se font que lorsque l’économie politique a, comme science, terminé son cycle, nous y avons en même temps le tombeau de cette science. Inutile d’ajouter que ces bonshommes se croient également bien au-dessus de toutes les rêveries des socialistes.
Même les idées véritables d’un Smith, d’un Ricardo, etc., paraissent
ici vides de sens et deviennent "vulgaires". Un maître dans le genre,
c’est le professeur Roscher, qui s’est annoncé modestement comme le
Thucydide de l’économie politique. Son identité avec Thucydide provient
peut-être de ce qu’il se figure que l’historien grec confond toujours
la cause et l’effet».
A ce point de l’exposé d’Asti, l’un des jeunes camarades présents de Messine demanda au rapporteur de lui donner la correspondance afin de mettre sur pied une réponse tirée d’études qu’il avait faites aussi sur des manuels universitaires d’économistes bourgeois. Ce camarade a préparé une note pourvue à son tour de citations de Marx, où il avait surtout réfuté ces diverses théories et les problèmes sur la valeur intrinsèque et conventionnelle de la monnaie. Cette note examine le groupe de trois théories qu’il est utile de rappeler ici au lecteur, abstraction faite d’études ultérieures sur la monnaie.
1. Théorie "objectiviste" de la valeur, qui la rapporte au coût de production, de l’école classique ou scientifique. C’est la théorie de Ricardo dont Marx partit; mais elle considère comme coût de production la seule dépense pour le capital constant et le capital salaires: Marx ajoute le profit au taux moyen et obtient le prix de production que nous proposons d’appeler valeur de production, étant donné que cela correspond, chez Marx, à la valeur d’échange des classiques.
2. Théorie "subjectiviste" de l’école psychologique ou autrichienne. Comme la bourgeoisie "s’aperçoit" que ses revendications sont de classe et non de toute la société, elle abandonne partout l’objectivisme et retourne dans le subjectivisme. C’est la théorie de l’utilité marginale qui est en relation avec le besoin de l’individu singulier, c’est-à-dire qu’elle tient compte de sa précédente satisfaction: en plein Sahara, un verre d’eau vaudrait des millions, et la plus exquise des pâtisseries qui vous soulève le cœur le banquet terminé, rien.
3. Théorie de l’équilibre économique de l’école dite mathématique. Cette école, comme nous le disions, n’utilise pas la mathématique pour trouver des lois causales dans la genèse de la valeur de production, mais seulement pour déduire le prix courant des données quantitatives du marché. Elle veut expliquer pourquoi non seulement le prix des marchandises particulières oscille mais aussi pourquoi celui de la marchandise équivalente générale, la monnaie, le fait. L’inflation ou la déflation dépendrait de la pénurie ou de l’abondance de la monnaie, compte tenu de sa vitesse, ou de sa capacité de répondre, en un temps donné, à des contractions successives des échanges.
Sans avoir lu ces minus, Marx, dans les considérations contenues dans le Livre I du Capital et la Critique de l’économie politique, a déjà définitivement démontré que ces facteurs de nécessité subjective ou de satiété, comme ceux de l’abondance ou de la pénurie des signes de la valeur, notamment monétaire, ne peuvent déterminer que des variations secondaires par nature et par portée, et qui s’équilibrent dans la moyenne autour de la valeur déduite des données du procès social de production; et ce d’autant plus que le capitalisme mercantile comme type social de production s’étend.
En conséquence, le mode par lequel la valeur des marchandises est traduite en prix à l’aide des monnaies de papier conventionnelles et forcées, même si les prix qui la représentent varient énormément, n’influe pas sur la portée de la loi de la valeur de production.
Toute cette recherche des divers économistes mercantiles suit donc une impasse dont nous connaissons le fond depuis longtemps, et cela ne nous intéresse plus.
Nous trouverons les bourgeois, qu’ils le veuillent ou non, sur la
voie maîtresse de la fonction de production. Nous discuterons alors
avec eux des "limites" de la fonction. Pour eux elle est continue
et n’a pas de développement aigu; pour nous elle présente un "point
singulier" où la direction de la douce courbe se brise; toutes les directions
sont en même temps possibles, comme les rayons des fragments qui partent
d’une explosion centrale. La révolution sociale.
Le mot Welfare veut dire bien- être, prospérité, niveau de vie élevé, et il est à la mode en Amérique, rangeant autour de lui tous les défenseurs de l’actuel cours des choses: euphorie, dépenses toujours plus fortes, production toujours plus poussée, et la prétention de démontrer que le bien-être moyen est en continuel accroissement.
Cette tendance présente bon nombre de choses intéressantes et nous nous servons d’un écrit récent de J. J. Spengler de l’université de Durham, qui est intitulé: Économie du Welfare et problème de la surpopulation.
La doctrine qui y est exposée s’oppose nettement à celle marxiste. Cependant son exposé est pour nous du plus grand intérêt, parce qu’il parvient à démontrer que l’adversaire théorique doit désormais accepter le combat ouvert et qu’il se cache mal dans le fatras du subjectivisme ou du mercantilisme fluctuant et intentionnellement insaisissable.
Mathématiquement et historiquement parlant, la défense du capitalisme se place avec cette doctrine tout à fait moderne dans une zone plus claire.
Avant tout, en attachant la plus grande importance au fameux indice du "revenu individuel" en relation avec le "revenu national" – et la relation qui les lie est précisément le problème scabreux de l’augmentation démographique – les économistes du capitalisme viennent sur le terrain de la production et reconnaissent que les trucs mercantiles ne permettent pas d’échapper à la confrontation entre force productive et nombre social des consommateurs. Nous allons voir que, pour ces théoriciens, les prix ne sont plus des faits "naturels", incontrôlables et supérieurs à la volonté sociale, mais ils soutiennent que, si l’économie capitaliste veut résister, elle doit arriver à modeler d’après des plans donnés la "structure des prix". Disons tout de suite qu’il s’agit du niveau des prix dans des secteurs divers de la consommation, et nous les verrons vite conclure à des prix élevés pour les vivres, et des prix bas pour les produits manufacturés ! Nous le savions bien.
Ceux-ci ne cherchent plus les équations d’échange de Fischer, mais établissent – à leur manière – une fonction de production: Spengler adopte celle de Douglas Cobb, dont nous allons, tout en n’abusant pas de mathématique, en éclaircir le sens en l’opposant à la fonction de production de Marx. Naturellement, dans celle du "Welfare", les classes ne sont pas mises en évidence, comme dans les quantités utilisées par nous; mais les raisons en sont bien évidentes.
Ensuite, il est historiquement intéressant de voir comment cet auteur, sans polémiquer avec Marx qu’il ne nomme ni ne cite, retombe très en arrière par rapport à lui, et relie ouvertement la très récente école du bien-être avec rien moins que Malthus et ses fameuses œuvres publiées vers 1830 sur l’Économie politique et sur le Principe de la population.
Selon Spengler, Malthus avait entrevu la solution qui permettait d’adapter
les aliments à la population, voire même d’améliorer le premier indice
par rapport au second. Il avait tracé deux modèles: le premier répond
à la phase où une société parvient à faire croître la production
proportionnellement au nombre de ses membres; le second celui où elle
parvient directement à améliorer ce rapport. En dépassant ainsi dans
les deux cas sa fameuse formule (considérée comme plus littéraire que
scientifique) que la population croît en proportion géométrique et la
production d’aliments en proportion simplement arithmétique.
31. QU’IL EST BRAVE, CE MALTHUS
Ainsi voici la vieille figure élevée, elle-aussi, au bon mérite du bien-être humain ! Sa vraie théorie n’était pas que l’on dût réduire les naissances par la moral restreint, c’est-à-dire par une chasteté dictée par le raisonnement et l’ascétisme, ni que l’on dût comprimer à tout prix la population. Pour lui, celle-ci pouvait même demeurer constante ou croître lentement, et il était encore possible d’avoir des produits en suffisance. Sa proposition était bien claire: rendre difficile l’accès aux produits qui répondent aux besoins alimentaires et tenir dans l’embarras la classe qui travaille, tout en rendant meilleur marché et plus accessibles les objets de luxe.
C’est si vrai qu’il vaut mieux que ce soit dit par l’admirateur effréné à un siècle de distance. Ce parallèle est pour nous précieux: il confirme notre thèse selon laquelle à un tournant donné les théories de classes se définissent et s’opposent et que la science sociale avance par grandes explosions séculaires et non par les fastidieux tâtonnements de l’à peu près académique, fait de compilations désordonnées qui, comme le disait Marx, usurpent le nom de recherche scientifique.
Malthus, comme Ricardo et comme Marx, écrit à un tournant décisif de l’histoire: le capitalisme prend figure et se profile nettement en opposition aux vieux systèmes économiques du féodalisme; le socialisme prolétarien esquisse déjà la critique théorique du passage du féodalisme au capitalisme et du développement de la nouvelle société bourgeoise.
Voici comment Spengler résume la doctrine du Maître retrouvé:
«Bien que Malthus semble avoir été au courant de la portée des changements dans la structure des prix, il n’en a pas spécifié clairement l’origine; probablement parce qu’il avait présent à l’esprit l’équilibre du modèle deux [niveau de vie moyen en augmentation malgré l’augmentation de la population], et parce qu’il n’attribuait pas une importance excessive aux effets possibles d’un tel changement dans les conditions du modèle un [niveau de vie moyen constant avec augmentation de la population]. Il était apparemment conscient de ce qu’un effet de substitution se serait produit, contre (ou en faveur) de la génération ayant beaucoup d’enfants; à la suite d’un changement dans la structure des prix qui aurait comporté une relative décroissance, ou une croissance du prix des produits qui entrent dans les dépenses de reproduction et d’entretien des enfants; et une décroissance correspondante, ou une croissance des prix dans les autres groupes de produits. Il (Malthus) présente comme "désirable" que "l’alimentation habituelle" du peuple "soit chère" et que le prix des commodités, des articles de confort et des produits de luxe, soit assez bas pour en étendre les habitudes parmi la population. Probablement, en ayant à l’esprit les conditions du modèle deux, il supposait que l’introduction de ce type de structure des prix aurait comprimé la natalité, stimulé la consommation, engendré des besoins, soutenu le revenu par tête face à la pression démographique, en retardant ainsi la transformation des conditions du modèle deux en celles du modèle un».32. NOTRE RÉPONSE
Avant tout autre développement et pour démontrer que Malthus est dignement présenté et justement suivi par le moderne supercapitalisme d’Amérique, nous allons rapporter les paroles écrites par Marx lui-même plusieurs générations avant les Spengler et leur "cynique optimisme".
Les passages, vraiment classiques et décisifs, se trouvent dans le tome VI français de l’Histoire des doctrines économiques 45:
«De la théorie de la valeur de Malthus découle toute la doctrine proclamant la nécessité d’un accroissement continu de la consommation improductive, prêchée avec tant d’insistance par le théoricien de la surpopulation (par manque de moyens de subsistance) (...)33. SPENGLER N’EST PAS SEUL
«Les conséquences que tire Malthus découlent très logiquement de sa théorie de base de la valeur, mais de son côté cette théorie était remarquablement bien adaptée au but qu’il poursuivait: l’apologie de la situation existante en Angleterre, landlordism, "State and Church", pensioners, tax-gatherers, tenths, national debt, stock-jobbers, beadles, parsons and menial servants ("national expenditure") [propriétaires fonciers, "État et Église", bénéficiaires de pensions, percepteurs, dîmes, dette publique, courtiers en bourse, bedeaux, curés et domestiques ("dépenses nationales")], que les Ricardiens combattent comme autant de superannuated drawbacks [vestiges périmés] et inutiles de la production bourgeoise, de nuisances. Ricardo défendait quand même la production bourgeoise, pour autant qu’elle signifiait un développement aussi peu entravé que possible des forces productives sociales, sans se soucier du destin des agents de la production, qu’ils soient capitalistes ou travailleurs. Il s’en tenait au droit historique et à la nécessité de cette phase de développement. Autant lui manque le sens historique du passé, autant il vit au point d’inflexion historique de son temps. Malthus veut également un développement aussi libre que possible de la production capitaliste, pour autant que seule la misère de ses agents principaux, les classes laborieuses, est la condition de ce développement, mais cette production doit en même temps s’adapter aux "besoins de consommation" de l’aristocratie et de ses succursales dans l’État et dans l’Église, elle doit servir en même temps de base matérielle aux revendications périmées des représentants des intérêts hérités du féodalisme et de la monarchie absolue. Malthus se prononce pour la production bourgeoise, pour autant qu’elle n’est pas révolutionnaire, qu’elle ne constitue pas un facteur historique de développement, qu’elle crée simplement une base matérielle plus large et plus confortable pour l’"ancienne" société.
«Donc d’un côté la classe ouvrière, toujours redundant (surabondante), en vertu du principe de population, par rapport aux denrées de subsistance qui lui sont destinées; surpopulation par sous-production; de l’autre, la classe capitaliste qui, par suite de ce même principe, est constamment à même de revendre aux travailleurs leur propre produit à des prix tels qu’ils n’en obtiennent que la quantité nécessaire pour empêcher que leur âme ne quitte leur corps; ensuite une énorme partie de la société composée de parasites, de frelons gaspilleurs, soit maîtres, soit valets, qui s’approprient gratuitement, qui au titre de la rente, qui à titre politique, une masse considérable de la richesse reprise à la classe capitaliste, avec l’argent soustrait à ces mêmes capitalistes; l’instinct d’accumulation pousse la classe capitaliste à coups de fouet dans la production, les improductifs incarnant, sur le plan économique, le simple instinct de consommation, le gaspillage. Et voilà le seul moyen d’échapper à la surproduction qui existe conjointement à une surpopulation par rapport à la production. Meilleure médecine contre l’une et l’autre: la surconsommation des classes extérieures à la production. Le déséquilibre entre la population laborieuse et la production est aboli grâce à la consommation d’une portion du produit par des non-producteurs, des fainéants. Le déséquilibre de la surproduction des capitalistes est aboli par la surconsommation de la richesse jouisseuse».
Spengler n’est pas le seul à marcher sur les traces de Malthus. Le nostalgique et féodal évêque anglais et les modernes "porte-paroles" du grand capital ont en commun la loi historique d’après laquelle pour avoir une augmentation du produit et une diminution des consommateurs, il est nécessaire de tenir la masse qui travaille à un niveau de consommation bas, surtout pour ce qui concerne les denrées de première nécessité, mais en même temps, de tenir élevé le produit intégral. Et alors pour la consommation du surproduit, la solution de Malthus se trouve dans les parasites du cortège prébourgeois; celle des très modernes économistes dans la "Structure des prix", ce qui équivaut à une "structure de la consommation". La structure soutenue en ces temps si éloignés l’un de l’autre est la même: peu de denrées alimentaires, beaucoup de denrées pour les consommations "différenciées" de luxe.
Les modernes substituent à la bande parasitaire des nobles et de leur cour, une même masse indistincte de consommateurs nationaux en les contraignant à consommer comme des imbéciles peu d’aliments et beaucoup d’articles pour des besoins fictifs.
Ils jugent qu‘une masse bien excitée et droguée, mais peu nourrie, fera moins d’enfants et que leur fameux produit "par tête" atteindra un niveau élevé.
Nous avons répondu il y a plus de cent ans, depuis que nous avons adopté le mot classique de prolétariat qui vient de prole. La masse surmenée et exploitée fait trop d’enfants, et la loi ne tend pas vers l’équilibre, mais vers le déséquilibre et la révolution.
Les deux lois sont en opposition directe. Toute la pensée moderne de la classe dominante est tourmentée par le problème démographique. Spengler n’est pas le seul à voir le salut dans la faim. Le docteur Darwin junior prévoyait cinq milliards d’hommes en un siècle, et des chiffres effroyables pour plus tard, prédisant la crise destructive de l’espèce. Un certain professeur Hill engage un combat décidé contre l’application des progrès scientifiques pour sauver des vies humaines. L’Inde croît chaque année de cinq millions d’habitants. Il propose de ne pas employer en Inde la pénicilline et le DDT pour freiner la démographie, regrettant les effroyables épidémies et famines qui ravageaient autrefois ce pays.
Les démographes "optimistes", comme l’anglais Calver et l’allemand Fuchs, pensent au contraire qu’avec l’augmentation démographique, on va vers l’amélioration des conditions de vie, et ils font montre de maintenir la formule hypocrite de la "libération du besoin" et de la lutte contre la misère. Fuchs prévoit d’ici cent ans, non pas cinq, mais huit milliards d’hommes et soutient que l’on peut en nourrir jusqu’à dix milliards.
Mais Mr Cyril Burt, un autre britannique, nous gratifie d’une "théorie des imbéciles". Il souligne que les classes aisées engendrent toujours moins, les pauvres toujours plus, et que le même rapport court aussi entre les peuples blancs avancés et les sauvages. En conséquence, il prévoit que le cours va vers l’accroissement, par hérédité, des incultes (pour lui travailleur = imbécile) et l’augmentation des peuples non blancs qui nous écraseront, nous europoïdes. Il prétend, après de longues études, avoir constaté l’augmentation de l’imbécillité sociale depuis 40 ans. Pas un mot de plus: il a raison.
Tous ces gens-là s’enferment dans une voie sans issue, parce qu’ils veulent découvrir le sens du cours en admettant a priori que tout doit rester comme aujourd’hui: division de la société en classes et mercantilisme. Nous, nous disons: dès que la division en classes sera surmontée socialement, c’est-à-dire la connexion mercantile entre production et consommation abolie, le problème se résoudra de lui-même avec une production réduite, un temps de travail social ultra-réduit, une augmentation réduite de la population et dans certains cas, négative.
La structure de la consommation ne crée pas les "imbéciles". Ce sont, vous avez raison messieurs, les imbéciles qui font des enfants, et aujourd’hui ils vous font suer sang et eau dans vos efforts pour que le chiffre "par tête" ne vous brûle pas les mains.
La véritable défense de l’espèce signifie aussi s’opposer à l’inflation de l’espèce. Mais elle a un seul nom: communisme. Et non folle accumulation du capital.
Historiquement les deux positions opposées sont très claires. Mais il faudra que nous les voyons dans la scabreuse "fonction de production".
Ce sera notre dernière étape.
34. LA FONCTION DE PRODUCTION DANS L’ÉCONOMIE DU "BIEN-ÊTRE"
Il est indispensable d’expliquer la fonction de production de Douglas Cobb, adoptée par notre "moderne malthusien", Spengler, en nous efforçant de rendre accessible le sens de la formule mathématique qui l’exprime. Après avoir constaté que dans la "lutte de classe théorique" entre la doctrine révolutionnaire et la science officielle, la seconde a été dénichée des ruelles tortueuses de la théorie mercantile des prix et contrainte d’accepter la bataille dans l’ardente sphère de la production, nous ne pouvons pas ne pas procéder à une confrontation entre la "fonction de Marx" et celle radicalement opposée de Malthus.
Nous avons la chance formidable, dans notre rude tâche, de soutenir que Marx en savait bien plus que ceux qui ont étudié et écrit après lui, en triomphant de la suggestion idiote, et malheureusement répandue jusque dans les rangs prolétariens, du "modernisme" et de l’a journement, puisque l’adversaire a dû faire deux mouvements qui révèlent que sa position stratégique est périlleuse: passer du marché à la production; et brandir contre notre drapeau, inchangé depuis un siècle, la fruste houppelande de l’évêque anglican, vieille de 150 ans.
Cette lutte de froides formules est donc, que cela plaise ou non, vivement politique, et seuls ceux pour qui la politique est une affaire de bavardage et de boniments, peuvent faire la grimace devant l’amère calice des expressions mathématiques que tout au plus nous chercherons, avec notre grande patience et notre peu d’adresse, à adoucir sur les bords.
Un "sucre" véritable serait de reproduire la note de Marx sur Malthus et sur le prêtrisme protestant que vous pouvez lire (elle est longue de deux pages) dans les Éditions Sociales 1973, Livre I du Capital, p58-59. L’œuvre de jeunesse sur le Principe de la Population, qui a fait tant de bruit, date de 1789: «Malthus, quoique prêtre de la haute Église anglicane, fit vœu de célibat pour être fellow de l’université protestante de Cambridge (...) Cette circonstance plaide en sa faveur vis à vis des autres prêtres protestants qui après avoir enfreint le commandement du célibat catholique, ont revendiqué comme leur mission spéciale 1’accomplissement du précepte de la Bible: "Croissez et multipliez-vous" pour contribuer dans cette mesure partout indécemment à l’augmentation de la population, alors qu’ils prêchent aux travailleurs le "principe de la population". Il est caractéristique de voir comment les seigneurs de l’église protestante ont monopolisé ce point scabreux de la théologie, ce travestissement économique du péché originel, cette pomme d’Adam, le "pressant appétit" et "les obstacles qui tendent à émousser les flèches de Cupidon", comme dit gaiement le révérend Townsend (...) ».
Vient ensuite un passage divertissant sur le fait que l’économie politique, étudiée dans un premier temps par les philosophes et les hommes d’État, intéressa par la suite tout autant les prêtres. Et Marx de citer le vigoureux Petty qui écrivit: "La religion fleurit vigoureusement là où les prêtres souffrent des plus grandes privations, comme le droit là où les avocats crèvent de faim".
Ce dernier conseille aux pasteurs protestants qui ne veulent pas mortifier leur chair par le célibat, comme le voulait Saint Paul, de ne pas engendrer un nombre de prêtres plus grand que celui des douze milles bénéfices compris dans le bilan de l’Angleterre de l’époque.
Je vous laisse le soin de lire comment les évêques protestants se précipitèrent avec des phrases vengeresses contre Adam Smith, qui, admirant le très grand philosophe David Hume, en avait vanté l’athéisme stoïque notamment sur son lit de mort, où Hume après une vie exemplaire de vertus, lisait sereinement Luciano et jouait au whist: "Riez donc sur les ruines de Babylone, et glorifiez Pharaon, endurci dans le vice !". Vous qui, sur les paroles de Hume, retenez que: "il n’y a ni Dieu, ni miracles !".
Depuis que nous avons été sevrés, nous avons toujours dit qu’il
n’y a qu’une chose qui soit plus détestable qu’un prêtre romain
catholique: un prêtre réformé.
35. ENFIN NOUS Y ARRIVONS: VOICI LA FORMULE
Il faut donc en venir à l’amer. Dans la fonction de production adoptée par Spengler et par toute l’école du Welfare ne figurent pas les quantités de valeur apportées par le capital fixe, par le salaire, et par la plus-value, dans chaque marchandise, dans le produit d’une entreprise ou dans tout le produit social. Y figurent le produit national d’une année, la force de travail, et la richesse-capital de la nation, mais sous la forme seulement d’"indices", c’est-à-dire de nombres qui en représentent la variation par rapport à une année-départ, où les trois grandeurs citées sont posées comme égales à un ou, comme on le fait plus couramment dans les statistiques, à cent.
Tandis que la relation donnée par Marx est simple et constitue une addition, c’est-à-dire en langage mathématique, une "fonction linéaire" (comme on le sait, dans le langage commun, on appelle linéaire une chose compréhensible tout de suite par tous), la relation de Douglas Cobb est "exponentielle", car y figurent des élévations à puissance, et non avec des exposants entiers, comme le carré ou le cube que tous connaissent, mais des exposants fractionnaires qui mettraient dans un certain embarras un lycéen bien entraîné, mais démuni de revolver. Essayons de nous en sortir.
Avec la lettre Y nous indiquons le "revenu national", ou mieux l’indice du revenu national par rapport à une année de référence. En Italie, on dit en gros que le revenu national dans l’après guerre immédiat était de six mille milliards, alors qu’aujourd’hui il en a atteint dix. Si la base 1946 représente 100, l’indice d’aujourd’hui sera de 167.
Par revenu national, nous entendons la somme de toutes les entrées des citoyens, qu’ils soient ouvriers, employés, producteurs directs, commerçants, propriétaires ou industriels. En général, on le calcule à l’aide des revenus taxés du travail, de l’emploi, du capital, de la propriété: c’est à prendre ou à laisser.
Cette quantité, définie aussi obtorto collo comme valeur ajoutée par le travail dans la production (cf le Dialogue avec Staline, troisième journée), nous est donnée désormais par les bourgeois et marque une concession acrobatique aux vérités marxistes.
Il y a ensuite la lettre T qui représente l’indice de la force de travail. Cet indice se réfère au nombre de personnes. Ce devrait être le nombre de personnes préposées à la production, mais il est pris, par les auteurs auxquels nous nous référons, comme indice de la population. Cela revient à dire qu’il est toujours le rapport de la population productive à la population totale (cf la première partie de cet exposé) et comporte aussi l’affirmation que dans la période étudiée le degré d’emploi et le taux complémentaire de chômage de ceux qui sont aptes au travail ne varient pas.
La troisième lettre K représente, toujours en indice, la "richesse produisant un revenu". Cela demande une explication. K n’est pas seulement le capital, mais tout l’ensemble du capital industriel, commercial et financier ainsi que des patrimoines immobiliers. En outre, K n’est pas (comme dans notre fonction linéaire) le capital-marchandise, le capital-produit issu de la production en une année, le fameux "chiffre d’affaires" de l’entreprise capitaliste pure, mais toute la valeur des installations, même de cette très grande partie qui, à la fin du cycle annuel de travail, reste intacte dans sa valeur. K serait donc l’indice du "patrimoine" national plus encore que du "capital national": pour le moment ne nous demandons pas comment les statistiques fournissent cette mesure.
Voici la formule réduite à sa plus simple expression:
Y = Tm K(1-m)
La formule entière est encore plus complexe. Nous avons enlevé un premier coefficient A qui peut servir à équilibrer les unités monétaires de mesure dans leurs oscillations et qu’on admet égal à un, donc il s’efface. Enfin, il y a encore un autre facteur R qui influence l’indice et qui correspond à la "productivité technique du travail" et qui est élevé à un coefficient t indiquant le nombre d’années passées. On peut l’enlever en supposant pour l’instant que la technique sociale reste inchangée. Nous n’ajouterons plus rien: les enfants ne mangent pas.
Néanmoins, nous devons rendre la chose moins scabreuse en usant de nombres à la place de lettres. L’imbroglio est dans cette puissance m petit. Disons tout de suite que pour les auteurs de la théorie, elle est égale à 0,75. En gros, l’indice du travail influe sur l’indice du revenu, non avec la puissance un (c’est-à-dire comme l’a fait maman), mais avec une puissance réduite aux trois quarts. Et l’autre quart ? On le trouve exposé à droite en haut de K attribué au capital-richesse: en fait, si m vaut 0,75, il est facile de voir que 1 moins m vaut 0,25.
La doctrine commence par dire: posons cette formule. Puis on affirme que les recherches empiriques sur les statistiques ont conduit les nombreux auteurs de l’école à calculer m de 0,70 à 0,80 selon les différents pays, de sorte que l’on prend 0,75. Adopté.
Voyons tout de suite quels en sont les résultats pratiques.
36. DES NOMBRES PLUS COMESTIBLES
A l’année de départ, les indices Y, T, K sont tous égaux à l00. Dans ce cas, la formule indique:
100 = 100 0,75 x 100 0,25
Eh bien, c’est arithmétiquement exact, étant donné que la somme des deux puissances égale un.
Le compte est un peu fastidieux, mais celui qui sait utiliser les logarithmes peut le faire. Il trouvera les innocents petits chiffres suivants:
31,623 x 3,1623 = 100
Nous en sommes toujours au point de départ, et nous ne devons pas nous en préoccuper.
Nous devons vous prier de nous croire sur parole quand nous allons vous dire que la conclusion ne change pas, pour des variations d’indices peu importantes, si à la forme exponentielle nous substituons une forme approximative et (grâce à Dieu) linéaire, qui est celle-ci:
Y = 0,75 T + 0,25 K
Alors vérifiez sans logarithmes qu’au départ 100 = 0,75 x 100 + 0,25 x 100. Une lapalissade.
On commence à voir le sens de la thèse adverse: pour faire augmenter le bien-être, le travail compte trois quarts, et la richesse pour l’autre quart. Nous nous en serions tirés tout de suite (mais nous y viendrons au moment de la confrontation) en posant Y = T, et toi K tu peux aller te rhabiller.
En route maintenant. L’année commence à passer et... les prêtres protestants à faire des enfants. Si la population croît chaque année d’un pour cent (on ne fait pas seulement des enfants à Naples et à Tokyo) l’indice T passera après un an de cent à cent un. Qu’arrivera-t-il à Y si le capital s’est arrêté à cent ?
Nous allons le voir avec les deux petites formules (nous conseillons de s’en tenir à la seconde en temps de tempête):
Y = 101 0,75 x 100 0,25 = 0,75 x 101 + 0,25 x 100 = 100,75
Nous, nous aurions dit: il y a eu un pour cent de force de travail en plus, et la valeur du revenu a augmenté de un pour cent et est de 101. Eh bien non messieurs, il n’y a que 0,75% de plus.
Mais avant d’en arriver au concept supérieur de la prospérité, notre auteur se préoccupe d’un autre indice essentiel, l’indice non plus du revenu national global, mais du revenu par tête d’habitant, du revenu individuel; qu’il soit obtenu en le divisant par le nombre des habitants, des aptes au travail, des travailleurs employés, cela ne change rien ici. Cependant ceux-ci ont crû de 100 qu’ils étaient à 101 (tout comme les prêtres de Malthus qui font ce qu’ils ne prêchent pas) et donc Y/T qui était de 100/100 et donc 1, devient entre-temps 100,75/101 qui, si vous le permettez, donne 0,9975. Soit une diminution de 0,0025, c’est-à-dire (n’ayez pas peur) un quart de un centième. Si la population augmente, le bien-être diminue. Ce n’est pas nous qui le disons, mais le texte: «Si le rapport du travail au capital croît d’un pour cent, la rémunération du travailleur individuel décroît d’environ un quart pour cent». Entendu.
Le remède est-il donc de diminuer le nombre des travailleurs ? Jamais: cela non seulement nous le contestons violemment (notre réponse se trouve ailleurs et en dehors de la formule ! Et que faites-vous de l’indice du temps journalier de travail, messieurs ?), mais même Malthus, pasteur en 1800, ne le dit pas sérieusement, ni les ouailles – aux griffes de loup – du capitalisme en 1954. Le remède – at-ten-tion – s’appelle en lettres de feu: accumulation du capital.
Accourez, pauvres petits nombres, il faut en fait augmenter, pour que Lucifer, Cupidon et le Dieu des bergers soient apaisés, en même temps que la population, la richesse "nationale". Elle doit s’accroître et il faut donc que K monte à son tour. Bien. Il s’élève à 101, et l’on aura:
Y = 101 0,75 x 101 0,25 = 0,75 x 101 + 0,25 x 101= 101.
Curiosité pour bacheliers; les calculs sont dans les deux cas rigoureux.
Voilà, le revenu national n’est pas resté de côté en s’essoufflant à 100,75, mais lui aussi est grimpé franchement à 101. Et vive lui ! Mais, un moment, demande le texte, qu’en est-il du revenu individuel ? Simple, 101 divisé par 101 égal toujours UN comme avant. En un mot: si la population croît, il faut que le capital croisse aussi dans la même mesure, si l’on veut justement que le bien-être reste stationnaire !
Mais ces messieurs sont au moins aussi progressifs qu’un palmier. Le revenu par tête doit par tous les diables s’élever, quand la population augmente, lui aussi d’un pour cent par an. Sinon où vont finir la prospérité et la civilisation chrétienne bourgeoise ? Ah, les nombres !
Voyons comment faire. Essayons d’augmenter le capital de 2%. Nous n‘y sommes pas encore, étant donné que
Y = 0,75 x 101 + 0,25 x 102 = 101,25
Mais ce total de 101,25 doit être divisé, ne l’oubliez pas, par les 101 participants au banquet. Le revenu individuel passe donc de 1 à 1,0025 et gagne seulement un quart de pour cent.
Brûlons les étapes. Étant toujours entendu que dans une année la force de travail a augmenté d’un pour cent, le capital augmente de 5%:
Y = 0,75 x 101 + 0,25 x 105 = 102
Y/T = 102/101 = 1,01 environ
Donc si dans un pays, en un an, la force de travail (population) croît
de 1% à condition que le capital accumulé augmente de 5%, il pourra
arriver que le revenu personnel croisse d’un pour cent. P1us nombreux
et plus heureux.
37. LE BON DIEU AU JOUR LE JOUR ?
Un moment, de grâce. Les nombres à écrire sur le papier coûtent tous la même chose, ceux pour le loto comme ceux pour le calcul sublime. Nous avons demandé à K de grimper à 101, puis à 105. Mais dans la réalité, comment peut-on en arriver là ? D’une seule manière: par l’accumulation; avec un terme équivalent: investissement ; et un autre terme équivalent: l’épargne. Notez que ce ne sont pas là nos conclusions, mais que nous suivons fidèlement les énoncés du texte adverse.
Le un pour cent de la richesse nationale K peut être obtenu et ajouté seulement si l’on consomme moins du revenu de l’année précédente ! Mais faisons attention: pour ces messieurs, le capital est non seulement la valeur du produit mais aussi celle de toute la grosse machinerie sociale, nature comprise ! Et en conséquence, ils n’attendent pas l’augmentation de la richesse d’un miracle et du "travail de Dieu" (comme l’ineffable monétariste de notre connaissance de la Confindustria italienne), mais de l’épargne, c’est-à-dire du travail... du pauvre idiot.
Selon les auteurs en question, la valeur de la richesse engendrant le revenu est de quatre à cinq fois celle du revenu national. Ainsi toute l’Italie vaudrait aujourd’hui, avec un revenu national de dix mille milliards, à peine cinquante mille milliards. Nous ne nions pas qu’avec les formules de l’U.N.R.R.A (United Nations Relief and Reabilitation Administration 46) ils l’ont encore eue meilleur marché, toutefois ce chiffre correspond à peu prés à un million six cent mille lires l’hectare: cela passe pour la cime du Gran Sasso 47 mais non pour le Dôme de Milan ou la Fiat automobile.
Marchons toutefois pour le rapport 5, découvert par les adeptes de la prospérité. Ils disent, en effet, que pour mettre de côté un pour cent d’accumulation, il faut épargner 4 ou 5% sur le revenu.
Reprenons les choses par le début. Si nous ne sommes pas de bons épargnants en montant de 100 à 101, nous perdons du bien-être. Nous voulons le maintenir stable, il faut épargner tant pour porter K aussi de 100 à 101, soit 1% de la richesse totale, donc 4% du revenu de chaque individu. Ou même 5.
Si l’on est encore plus progressiste, on entre au P. C. I. 48 Pour éviter l’ennui que mon budget annuel personnel perde 0,25%, j’ai une recette infaillible: je me passe de consommer ces 5%. Je mange pour 4,75% de moins et la prospérité générale est sauvée ! Mais la mienne personnelle !
Toutefois je veux pouvoir lire dans les journaux que le revenu est monté de un pour cent: nous voyons que K doit s’élever à 105. Très bien: il suffit que le producteur consommateur individuel mette de côté 20 sinon 25 sur son revenu qui était de 100. La conclusion est vraiment brillante: le travailleur qui a déjà du mal à s’en sortir et qui aspire à un plus grand bien-être et cherche à augmenter son budget personnel, son pourcentage du revenu national de 1% l’an. Il y arrive facilement, si lui et tous les autres acceptent de consommer 80 au lieu de 100 ! L’avantage qu’ils auront l’année suivante sera de passer non pas de 100 à 101, mais de 100 à 81 !
On dit que les mathématiques n’ont pas d’opinion, au contraire même avec les mathématiques banales on peut faire des petits trucs: le lecteur peut croire que nous plaisantons, que nous avons changé les cartes sur la table de ces professeurs en question. Il faut donc que nous les citions. Ils le disent eux-mêmes.
La revue "Scientia", numéro d’avril 1954, p130: «Avec une population
et une force de travail stationnaires, l’augmentation du produit de 1%
par ouvrier et par an comporte un taux d’épargne d’environ 16 à 20%
l’an». Le texte calcule pour T = 100 et K = 104; nous l’avons fait
pour T = 100 et K = 105.
38. BIEN-ÊTRE PROVENANT D’AUTRES SOURCES
Avant de passer à la critique de la loi supposée par les économistes du Welfare, nous ne voulons pas passer sous silence ce qu’ils répondraient à cette étrange perspective d’amélioration. Il y a continuel accroissement, en raison des nouvelles ressources technico-scientifiques, de la force productive du travail qui permettent à une même force de travail de produire davantage de richesse. Selon les textes de l’école, dans les dernières décennies et dans les pays les plus développés, cet effet qui était indiqué par le facteur Rt, serait 1,01t. Cela signifie que chaque année on aurait une augmentation de revenu de 1% par rapport à la précédente; à égalité de force de travail et de richesse précédemment accumulée.
Admettons donc ce taux de progrès, considéré comme maximum. Il s’ensuit que le revenu individuel 100, pour passer en un an à 101, n’aura besoin de rien, si la population restait stationnaire. Mais si celle-ci croît de 1%, le seul effet du progrès technique fera justement que le revenu individuel n’aura pas besoin d’épargne pour rester fixe. Si néanmoins, selon les préceptes de la prospérité, il doit croître de 1%, il faut comme auparavant faire appel à l’épargne: K augmentera de 4% ou de 5% et l’épargne sera de 16% au lieu de 20%, ou de 20% au lieu de 25%.
Tout ce résultat change en ceci: le travailleur qui veut porter le revenu ou les rentrées de 100 à 101 devra avec tous les autres consommer non pas 80 mais 84. En d’autres termes, il arrivera au même résultat non après 20 ans, mais après 16 ans, à supposer que rien ne vienne interrompre la progression automatique de la productivité.
Jusqu’à ce point, nous avons considéré l’entrée pécuniaire en argent, mais c’est ici que survient la vraie finesse malthusienne de la doctrine du "welfare". Elle établit que l’output, le produit individuel, est autre chose que le véritable bien-être. Sur celui-ci influe le mode de subdiviser ses consommations. A égalité de revenu dépensé – on comprend que l’emploi numéro un est toujours le saving, c’est-à-dire non le fait de consommer, mais d’investir avec de doux cadeaux au capital qui va s’accumulant – le bien-être peut ou croître ou décroître. Cela dépend des "goûts" de chaque particulier ou de ceux qui prévalent dans la population (la publicité sous toutes ses formes est là pour les susciter) et aussi de la fameuse "structure des prix", c’est-à-dire de la capacité à faciliter certaines consommations avec des prix réduits et à diminuer certaines autres avec des prix élevés.
Il ne nous est pas possible ici de développer toutes les analyses et les schémas qui peuvent les représenter, afin de résoudre la fameuse question de la population optimale. Nous avons déjà dit que les conclusions de la plupart de ces économistes s’orientent vers la restauration de la prescription de Malthus: structure de haut prix et faible consommation des aliments; bas prix et consommation élevée de toute l’autre série de biens et de services, de l’habillement au cinéma, au scooter, etc...
Les conclusions de cette école sont que, même dans les zones de population
dense, on peut avoir un développement du "bien-être-", même si la population
continue d’augmenter aux rythmes importants constatés ces derniers temps.
On ne cache pas cependant les graves préoccupations pour de nombreux pays
modernes qui s’acheminent vers la surpopulation, c’est-à-dire tendent
à dépasser l’optimum si laborieusement recherché de la population,
ce qui ruinera l’optimum numérique aussi bien que le moderne
"welfare" manipulé et drogué.
A diverses reprises, nous avons déjà montré les différences qui existent entre notre présentation de la société capitaliste moderne, et celle contenue dans les formules en discussion ici. Mais il faut insister sur quelques autres. Nous recherchons avant tout les classes et la subdivision de la valeur produite entre les diverses classes: nous en donnons la formule pour une société bourgeoise "modèle" où l’on trouve trois classes en présence: les travailleurs qui reçoivent un salaire; les entrepreneurs qui touchent le profit, et les propriétaires qui encaissent la rente. Nos formules répartissent le produit social entre ces trois groupes.
Dans la société caractéristique où s’applique la formule de la force de travail T et de la richesse K, on raisonne comme si tous les composants de la société étaient des travailleurs et comme si la richesse K était sociale, c’est-à-dire comme si tous les habitants y participaient. En fait, si on ne nie pas que la distribution du revenu global entre les particuliers n’est certes pas uniforme (on applaudit au contraire à tout rompre Malthus lorsqu’il observe que la partie transférée des revenus aux relativement plus pauvres constitue un détournement à la formation de grands capitaux (en fait, ces misérables seraient capables de tout bouffer, et de ne rien "épargner"), on raisonne sur l’indice T comme s’il contenait tous les composants de la société, c’est-à-dire comme si tous étaient des travailleurs, selon les habituels rapports d’âge, de sexe, etc., etc...
Et quand on demande d’épargner une quote-part donnée (on conclue à partir de notre auteur que pour les pays les plus heureux – lisez les États Unis – elle ne doit pas être inférieure à 10 ou 12%) on la calcule, en se référant à tout le nombre T sans aucune exclusion même minoritaire. On considère donc le revenu national comme l’ensemble de revenus individuels homogènes d’un seul type.
Or donc, ces malthusiens d’aujourd’hui évitent de mettre en évidence non seulement les rentiers et leurs courtisans et prêtres, mais encore les entrepreneurs. Leur société est une société où l’on s’imagine que le "patrimoine" de chaque entreprise est de tous les citoyens ou du moins de tous ses employés. Chacun en vient en effet à partager le revenu issu de la force de travail (au 3/4 !) et de la richesse sociale nationale ou de l’entreprise. Quand il épargne ensuite, il est clair qu’il reçoit en échange des actions de cointéressement dans sa propre entreprise, ces actions ayant le caractère d’une coparticipation au revenu national "du capital".
Ce super-capitalisme truqué qui perce de toutes les indécentes apologies du Readers’Digest sur la felix America, se fonde sur le cadeau aux ouvriers de quelques actions de la fabrique et sur leur attribution, "à crédit", d’une bonne part des produits de cette dernière ou d’entreprises similaires dans d’autres secteurs de la "structure des consommations".
Un tel système, dans son engrenage fondamental, inexorablement mercantile,
impose précisément au producteur-consommateur, le travailleur productif,
à souscrire des traites sur son travail à venir dans un esclavage nouveau
plus abject, en le forçant à avoir un corps et deux âmes, à ajouter
à son être de travailleur qui supporte l’essentiel du poids social,
la livrée du consommateur non productif. Et sûr tout ceci trône l’équation
stupide entre prospérité et liberté.
Si j’étais un capitaliste et un défenseur de l’utilité historique de l’accumulation du capital, fait affirmé positivement pour toute une époque qui pour l’Occident se trouve derrière elle, mais pour l’Orient vit avec un droit absolu et une logique inexorable, je préférerais pareillement calculer l’accumulation avec la formule de Marx et non avec celle du welfare, drapée de science, mais intimement irréelle et sotte.
Chez Marx, l’accumulation est demandée à la plus-value et non au salaire: elle est donc à charge du profit et de la rente, et jamais de la rémunération du travailleur. Dans la société divisée en trois classes, il n’y a pas d’intérêt, ni de sens à faire des moyennes qui sortent du monceau des basses rémunérations de millions d’hommes et des hauts revenus des chefs d’entreprise et des gros propriétaires fonciers.
Le travailleur reçoit son salaire et le consomme entièrement. Au début, il suffit à peine pour le faire vivre. Avec la productivité accrue, il augmente mais en raison bien plus lente que celle-ci. Il élève son niveau de vie, mais n’atteint même pas en rêve les niveaux euphoriques où on pourrait lui dire: mets de côté !
Le capitaliste et le propriétaire foncier ont l’alternative entre consommer seul ou avec leur quelques caudataires de parasites, le profit et la rente, ou consommer moins et être sobres jusqu’au niveau du conventionnel "per capita income", moyenne qui dépasse les meilleurs salaires et traitements, en consacrant le reste à un investissement ultérieur pour l’accumulation progressive du capital.
En d’autres termes, le capitaliste de Marx, le personnage de notre modèle de la société bourgeoise, est bien moins indécent comme exploiteur et spéculateur que celui – ou de l’entreprise anonyme ou de l’État capitaliste anonyme – que nous rencontrons dans le modèle social – faux et inexistant – du Welfare.
Le capitaliste de Marx peut facilement admettre être une machine à prélever de la valeur du travail de ses ouvriers et à la destiner à la fonction sociale consistant à accroître l’appareillage technico-productif à un point que les économies non capitalistes n’auraient jamais pu atteindre. Il agit dans une société de classe mais dans le même temps réalise la conquête de transférer la production du plan individuel au plan social.
La société de Spengler (modèle imaginaire) n’est rien d’autre
qu’un égalitarisme mercantile, ce que beaucoup confondent avec le socialisme.
Elle peut se déformer et se travestir de cette manière, en masquant les
superprofits des pays super-industrialisés, puisqu’elle ne distingue
ni ne met en évidence le modèle pur de la société d’entreprises,
mais le dilue dans le mélange des sociétés d’aujourd’hui contenant
une masse au moins pour moitié de petits bourgeois et de classes moyennes.
Elle peut donc jouer sur l’équivoque des moyennes statistiques. Mais
le résultat est assez maigre. En imaginant que le revenu du travail et
le revenu de la richesse pleuvent sur tous et que tous, par
l’épargne, contribuent à accumuler pour les nouveaux investissements,
on en n’arrive, après avoir imposé aux revenus les plus bas le pesant
pourcentage de l’épargne de 12, 16, 20 et 25% même, qu’à un taux
d’accroissement du capital social de 1% l’an et, en la joignant à
l’augmentation de la productivité, de 2%. Ce sont des taux ridicules:
en un siècle l’incrément annuel de 1% ne conduit qu’à un capital
double ou triple du capital initial ! Avec 2%, on n’aurait dans les cent
ans de vie du capitalisme qu’une richesse sociale qui se serait à peine
multipliée par sept ! Et ce sont de telles stupidités que le public de
la patrie des milliardaires avale !
Au cours de cette étude (voir les chapitres 37-39 de la première partie), nous avons donné les chiffres du fameux schéma de la reproduction simple de Marx étendu à la société ternaire. En résumé les dix mille du produit se répartissaient comme suit: 6000 de capital constant, 1500 de salaires, 1500 de profits et 1000 de rentes. Dans cette société, ce que nous appelons revenu national serait de 4000. Supposons qu’à l’année de départ, cette société comprenne cent personnes dont un propriétaire foncier, deux capitalistes (un dans chacune des deux sections) et 97 travailleurs.
Le revenu moyen individuel est évidemment de 40, mais le revenu réel est de 1000 pour le propriétaire foncier, de 750 pour chacun des deux capitalistes, et de 1500/97 soit 15,45 pour les salariés.
Ces messieurs les bourgeois ont admis que l’on peut opérer sur des modèles sociaux, qu’on a le droit d’utiliser pour unité de valeur une unité monétaire contingente, bien que celle-ci tende à osciller, et avec leur formule qui part d’une hypothèse mathématique sur les lois qui régissent le modèle, ils ont perdu tout droit de définir la construction de Marx comme une tautologie, c’est-à-dire de l’accuser de supposer arbitrairement ce qu’on veut trouver et prouver.
Eh bien, lequel des deux modèles vous paraît ressembler le plus à la société dans laquelle vous vivez ?
Poursuivons et promettons de ne pas donner d’autres formules, mais seulement quelques chiffres.
Posons dans la société de Marx le problème de Spengler: la population croît de 1% par an, et toutefois on veut que le revenu par tête ne décroisse pas, mais à son tour s’élève de 1%. Combien faut-il accumuler ?
Le propriétaire foncier reste seul, les entrepreneurs sont toujours deux et les prolétaires montent à 98. Le revenu par habitant s’abaisse de 40 à 39,65, si tout reste comme avant; et dans ce cas, rien ne change pour les propriétaires fonciers et les capitalistes, il n’y a que les salaires qui baissent à 1500/98 soit 15,30.
Mais nous prétendons que le revenu moyen monte à 40,40, et pour 101 habitants on a à peu près 4080 lires de revenu national. Si les rapports restent les mêmes, il se divisera en 1020 de rente, 1530 de profits et 1530 de salaires. Les travailleurs auront 1530/98 soit 15,60, gagnant précisément 1%.
Toutefois, tandis que l’année précédente les avances capitalistes avaient été de 6000 pour le capital constant et de 1500 pour les salaires, c’est-à-dire 7500, il faudrait qu’elles montent à 6120 + 1530 soit 7650. En conséquence, il faudra épargner et investir 150 sur le produit de l’année précédente. Qui sort les 150 ? Les ouvriers ? Jamais; Marx n’a pas dépeint de manière aussi sombre le monde du capital. Ce seront messieurs les capitalistes auxquels il reviendra de consommer non tout le profit de 1500, mais seulement 1410 (90 de moins, soit 6%) et le propriétaire foncier consommera non pas 1000 mais 940 (60 en moins). Ils n’en tomberont pas malade, même si leur consommation se dégradera de 6% tandis que celle des ouvriers augmentera de un pour cent. Toutefois l’année suivante, les capitalistes retomberont à 1530 et n’auront donc perdu que 4%, et les propriétaires fonciers à 1020 avec le même effet.
Si tel était le plan de Marx de la reproduction progressive, on irait très lentement. Il est évident qu’avec notre formule d’accumulation les rythmes sont considérablement accélérés.
Il suffira de supposer – en se consacrant à la très fameuse abstinence – que les capitalistes et les propriétaires ne consomment que 84% de leurs gros revenus pour avoir une épargne de 15% sur les 2500, soit 375 lires à porter au capital en incrément des 7500 de départ. Le rythme annuel monte ainsi à 5%. Avec ce rythme, le capital devient 132 fois plus grand en un siècle.
Mais il n’est pas du tout difficile d’épargner et d’investir
le double; 30% de profits-rentes, et de porter le taux à 10%. Dans ce
cas, en un siècle, le capital deviendrait 4140 fois plus grand: les choses
commencent à cheminer.
Un moment, diront les Spengler et Cie. Vous marxistes, vous avez l’idée fixe d’appeler capital le produit annuel, et même l’avance annuelle pour les salaires et les matières consommées. Mais en investissant pour avoir une production plus grande, les ouvriers et les matières premières que vous devez payer ne sont pas seulement en plus, mais encore il faut, au moins en proportion, augmenter toutes les installations, en achetant des machines, des bâtiments en plus et ainsi de suite. Selon notre rapport, il faut mettre de côté cinq fois plus.
Tout ceci n’est qu’un jeu de mots dont Marx se débarrasse aisément dans sa démonstration de l’accumulation progressive: il sert d’habitude à faire croire que les patrimoines capitalistes et immobiliers engendrent de la valeur par vertu propre, outre celle qu’engendre le travail humain.
Toutefois l’objection ne signifie rien. Supposons ainsi que la richesse sociale soit 5 fois le revenu annuel global de la société tout entière, qui, comme nous le savons dans notre exemple, équivaut à 4000. Nous devrons alors poser l’épargne en rapport non pas avec notre chiffre (avance de capital de 7500), mais au leur de 5 fois 4 000, soit 20 000.
Eh bien, si messieurs les capitalistes et propriétaires s’incommodent à épargner 60%, et non seulement 30 (ils auront toujours un fond de consommation de 300 et 400 contre 15 avec lequel vit celui qui travaille), on pourra investir 1 500 l’an et, en calculant le taux sur 20 000 et non plus sur 7 500, on aura le rythme annuel de 7,5%. En un siècle le capital devient toujours 1 380 fois plus grand, chiffre convenable pour le cours historique réel de votre magnifique société bourgeoise.
Mais ils diront autre chose. Comment faites-vous pour augmenter de 7,50% l’an la force de travail nécessaire à un investissement plus grand, lorsque la population augmente d’à peine 1% ?
C’est ici qu’apparaît avec le plus d’évidence leur plus grand truc: admettre que la force de travail soit en proportion à la population ! Le secret de l’accumulation capitaliste successive a été précisément d’obtenir pour une même population le maximum de force de travail. Au début, à la sortie des sociétés pré-capitalistes (où la petite production prévaut même pour les produits manufacturés), 1es salariés, tout en étant plus nombreux que les artisans sélectionnés et qualifiés qui ont besoin d’un long apprentissage, forment un faible pourcentage de la population. Leurs entrepreneurs sont naturellement fort peu nombreux, mais le nombre moyen d’ouvriers pour chaque fabrique capitaliste (alors personnelle) est encore bas. Dès lors, à cause de la féroce expropriation progressive de toutes les petites unités de travail autonome des paysans, artisans et petits-bourgeois, le nombre des prolétaires croît, même rapporté à la population, tandis que le nombre des capitalistes diminue à un rythme bien plus rapide que l’augmentation de la population. Soyons plus clairs: nos 100 habitants de la société modèle sont, il y a un siècle, dilués sur 1000 au moins. Aujourd’hui nous avons avec le rythme démographique, 2700 "âmes", pour moitié des classes impures, et il reste les 1350 que nous divisons comme suit: les capitalistes sont passés de 2 à non pas 28 mais mettons à 10, le propriétaire foncier non pas à 14 mais mettons à 5 (c’est déjà de trop), et les salariés sont 1335, soit environ 14 fois plus qu’au début. Tous ces nombres sont symboliques, cependant dans la réalité on va encore plus loin. Quant à la productivité technique, l’augmentation de 1% annuel est ridicule. Nous la calculons en la rapportant à la composition organique du capital. Au début, chaque travailleur transformait peut-être une valeur double de sa paie (au temps de Marx, soit il y a au moins un siècle, il s’agissait en moyenne du quadruple). Aujourd’hui dans certaines industries (par exemple, les moulins), il suffit de deux ouvriers là où il en fallait 100. En moyenne la matière transformée vaut au moins vingt fois le salaire, et la productivité a au moins décuplée. Nous sommes déjà arrivés à une force de travail 140 fois plus grande, tout en limitant à 1% l’incrément démographique. Cela on l’obtient en cent ans avec l’augmentation annuelle de 5% à peine, et nos considérations ont certes été encore bien trop prudentes.
Le modèle et la formule du "welfare" ont fait faillite.
Les chapitres classiques de Marx sur l’accumulation primitive montrent par quelles voies le capitalisme naissant satisfait sa faim de force de travail. Une de celle-ci fut d’abord l’augmentation jusqu’à la limite physique maximale de la journée de travail. Ensuite, ce fut l’attraction dans le champ du travail de la femme et des enfants, pratiquement ignorée aux âges de l’artisanat et rendue possible par la simplicité des actes du travail dans les fabriques au travail collectif, et puis dans les établissements mécaniques. Et enfin ce fut le dépeuplement de la campagne et l’urbanisation.
Il faut avoir à l’esprit les énormes différences sociales de la production dans la campagne et dans la ville. Pour l’agriculture, de temps immémoriaux, la population active tend à coïncider avec la population totale, ou à s’en éloigner que de fort peu. Sur la terre, ce ne sont pas seulement les hommes et les femmes qui travaillent, mais aussi les tout petits enfants, et même les vieillards sont systématiquement utilisés pour des fonctions adaptées semi-domestiques. Par ailleurs, à cette utilisation totalitaire de la force de travail s’oppose la limitation de l’horaire, pour des raisons saisonnières et par suite de l’emploi défectueux de toute lumière artificielle. Les heures de travail d’un jour à l’autre oscillent grandement, mais le total des heures de travail annuelles a une limite qu’on ne saurait outrepasser.
Conformément à ces conditions, la productivité technique du travail n’a pu varier que peu: la même superficie à laquelle le travail s’étend nécessairement ne permet pas de concentrer dans des espaces toujours plus restreints le nombre des travailleurs et les opérations successives.
Même en considérant l’entreprise capitaliste avec des employés salariés introduite à la campagne, les phénomènes caractéristiques du capitalisme n’ont donc pas pu avoir le rythme destructeur qu’ils ont eu dans les villes. Ils ont beaucoup moins influencé le travail en collaboration et la division technique du travail qui, en un bref laps de temps, ont centuplé les possibilités de la production de produits manufacturés.
Cette dernière a donc inéluctablement soustrait à l’agriculture des forces de travail, de telle sorte que tous ces éléments défavorables finissent par équilibrer le peu que les sciences appliquées ont permis dans l’intensification de la production des denrées agricoles à égalité de superficie cultivée.
D’où les préoccupations classiques que, la population générale augmentant, le volume de la production d’aliments ne puisse suivre. A l’opposé, rien n’interdit d’exalter de manière illimitée le quantum de la production d’articles manufacturés, de produits et de services non agraires. A cette surproduction, la force de travail rendue disponible est suffisante: il serait désirable que, pour l’engloutir, la population augmente encore plus que ce qui est, du point de vue du capital.
Le sens du développement va donc vers une accumulation toujours plus grande de capital, surtout industriel. Avec lui croît le nombre des prolétaires, soit au sens absolu, soit au sens relatif par rapport à la population totale, avec la formation de la grande armée industrielle de réserve de Marx constituée par ceux qui n’ont rien, d’hommes désormais dépouillés de toute réserve individuelle, séparés de leurs conditions de travail, armée qui subit les conséquences des vagues alternantes d’avancées et de crises qui caractérisent historiquement la marche générale de l’accumulation.
Pour le phénomène de concentration des entreprises, si le capital
croît, le nombre des capitalistes diminue et, à un degré avancé du
processus, il diminue tant relativement à la population qu’en valeur
absolue. Ce n’est donc pas un sacrifice du niveau de vie personnel des
privilégiés qui menace d’arrêter la tendance à l’accumulation;
la peste sociale, étant donné leur petit nombre, ne vient pas de leur
consommation personnelle: ce n’était pas non plus le cas lorsqu’ils
étaient nombreux, car ils étaient alors voués "à faire tourner en avant
la roue de l’histoire".
L’actuel capitalisme décrépi d’occident a donc cette possibilité: rendre parasitaire la consommation du producteur générique lui-même, au travers de la putanesque "structure des prix" et des "secteurs de consommation".
L’accumulation d’un capital plus grand avec la mobilisation nécessaire d’une force de travail toujours supérieure, en devenant une fin en soi, a tant fait que toute augmentation de la productivité du travail, pour autant qu’elle ait dépassé toute prévision ancienne et récente, va dans le sens d’une stimulation plus grande de la production.
Tant que l’économie reste dans les limites de l’entreprise et du mercantilisme, on ne voit pas apparaître visiblement la solution: au lieu de consommer plus en besoins artificiels qui non seulement passent de la nécessité à l’utilité mais de celle-ci à l’inutilité et de là à la nocivité, pire que la privation, il faut cesser d’épargner, d’accumuler et réduire le travail employé, de la seule façon possible, en réduisant la journée de travail.
Comme il est dit dans notre propagande depuis un siècle et plus, la réduction de la journée de travail est la seule signification concrète que peut assumer la libération non de la personne, mais de l’espèce humaine de l’impitoyable nécessité déterminée par les forces du milieu naturel où elle se meut.
Ne pouvant pas arrêter le rythme infernal de l’accumulation, cette humanité, parasitaire d’elle-même, brûle et détruit les superprofits et les super-valeurs en un cercle de folie, et rend toujours plus incommodes et insensées ses conditions d’existence.
L’accumulation qui l’a rendue savante et puissante, la rend maintenant tourmentée et abrutie, et cela durera tant que ne sera pas renversé dialectiquement le rapport et la fonction historique qu’elle a eus.
Ce passage du "progressisme", si pour un instant ce mot a un sens sérieux, au parasitisme n’est pas le fait du seul mode de production bourgeois.
Le mode féodal naquit d’une fonction utile de toutes ses classes. Le nomade n’aurait pu devenir agriculteur et celui déjà établi de l’époque classique aurait été emporté et dispersé si la classe des manieurs d’armes n’avait pas rempli la tâche de circonscrire un territoire où l’on pouvait travailler et ensemencer, et le défendre des attaques, jusqu’à la récolte et même ensuite.
Mais, à l’époque de Malthus cette fonction historiquement a changé de sens, et les descendants de ces anciens condottières ne défendent pas, mais agressent et oppriment les malheureux travailleurs de la terre.
Ce n’est pas par hasard si un cycle analogue du capitalisme a conduit à la présente situation avec un monstrueux volume d’une production pour les neuf dixièmes inutile à la vie saine de l’espèce humaine, et a déterminé une superstructure doctrinale qui rappelle la position de Malthus, en invoquant, quitte à les demander à des forces infernales, des consommateurs qui engloutissent sans répit ce que l’accumulation éructe.
En prétendant que l’absorption individuelle de consommation peut
outrepasser toute limite, l’école du bien-être, en gonflant
les quelques heures que le travail forcé et le repos laisse à chacun
de rites, de manies et de folies morbides tout aussi forcés, exprime en
réalité le mal-être d’une société en ruines, et en voulant écrire
les lois de sa survie, elle ne fait que confirmer le cours, peut-être
inégal, mais inexorable de son horrible agonie.
2 - De la revue "Sul Filo del Tempo" ne sortit que le numéro de mai 1953 qui rassemblait de façon synthétique les thèmes développés aux réunions du Parti du 1er avril 1951 au 26 avril 1953 ("Per l’organica sistemazione dei principi comunisti", Milano, ed. Programma Comunista, l973).
3 - Cf. "Fattori di razza e nazione nella teoria marxista", PC. 1953 n° 16-20.
4 - Le thème de la réunion de Florence de décembre 1953 était "Impérialisme et luttes coloniales". Une synthèse apparut dans "Il Programma" n° 23, 1953. Ce thème fut développé au cours d’une réunion suivante à Florence en janvier 1958, et publié dans le n° 36, 1958 de "Il Programma" sous le titre de "Le lotte di classi e di stati nel mondo dei popoli non bianchi, storico campo vitale per la critica rivoluzionaria marxista".
5 - Dès le numéro 21 de 1953 de "Il Programma Comunista", l’article "Prospetto introduttivo sulla questione agraria" commença une série sur la question agraire qui se termina avec le numéro 12 de 1954 ("Codificato così il marxismo agrario"). Avec le numéro 13 débuta la série "Vulcano della produzione o palude del mercato ?". Le travail sur la question agraire en Russie fut traité dans "Russia e rivoluzione nella teoria marxista" de "Il Programma", 1954, n° 21-23, et 1955 n° 1-8.
6 - La Batrachomyomachie ou "Le combat des rats et des grenouilles", poème épique grec qui parodie l’Iliade.
7 - Cf. 3 "Fil du Temps" intitulés "La batracomiomachia", "Gracidamento della prassi", "Danza di fantocci", dans "Il Programma" n° l0, 11, 12, l953.
8 - Sous le féodalisme le paysan soumis à la glèbe devait dédier une partie de son temps au travail du champ du propriétaire foncier, "le maître où seigneur" et il ne pouvait quitter la terre à laquelle il était rattaché.
9 - Le fermiers emplois des travailleurs salariés et la rente du propriétaire foncier est en argent.
10 - C’est sans contredit en Angleterre que la division économique de la société moderne connaît son développement le plus poussé et le plus classique. Toutefois, même dans ce pays la division en classes n’apparaît pas sous une forme pure. Là aussi, les stades intermédiaires et transitoires estompent les démarcations précises (beaucoup moins, toutefois, à la campagne que dans les villes). "Le Capital", 3e Volume, Tome 3, dernier chapitre.
11 - Dynastie d’industriels et de financiers américains.
12 - Le modèle est irréel en ce sens qu’il est abstrait, qu’il simplifie la réalité en éliminant tous les facteurs secondaires, tous les paramètres impurs. Le modèle est une image approchée de la réalité, sans pour autant la rejoindre.
13 - cf. "Éléments de l’économie marxiste" écrit en 1929 dans "Prometeo" du n° 5-1947 au n° 14-1950.
14 - Contrairement à ce que croit l’école idéaliste, il n’y a pas de catégories fondamentale de l’esprit qui précède l’expérience. L’esprit est un produit de la nature et ses facultés cognitives est le résultat d’une longue évolution dans laquelle le travaille de l’homme a eu une grande part. La connaissance est le fruit de l’expérience, de l’expérimentation et du raisonnement. La science procède en construisant des modèles qui reflètent plus ou moins bien le monde naturel ou sociale. Ces modèles doivent être confirmé par l’observation et l’expérience. Lorsque ces modèles viennent à être contredis par l’expérimentation, comme dans le cas de celui de Newton sur la gravité universel, de nouveaux modèles plus proche de la réalité, mais aussi plus abstraits, doivent élaborés. Cependant tous les concepts employés par le modèle sont entièrement tirés de la réalité objective, qui est indépendante de l’homme dans le cas de la nature et dans tous les cas indépendante de l’individu.
15 - Ou au contraire la masse peut augmenter si la particule reçoit un transfert d’énergie, comme lorsqu’elle est accéléré dans l’accélérateur de particules. Cette relation entre masse et énergie est traduite par la fameuse formule d’Einstein : E = mc2. Cette formule confirme magnifiquement la vieille thèse matérialiste «qu’il n’y a pas de matière sans mouvement et pas de mouvement sans matière», que l’on peut exprimer de façon plus moderne par: la matière est mouvement et le mouvement matière.
16 - Il s’agit ici du taux de plus-value absolue. Il y a bien une augmentation du taux de plus-value relative, mais cette dernière, qui est obtenue par un accroissement de la productivité et donc de la composition organique du capital, entraîne finalement une chute du taux moyen de profit. Seul l’augmentation du taux de plus-value absolue pourrait enrayer cette chute. Mais comme on le dit dans le texte, dans ce cas le capitalisme aurait sauté depuis longtemps. Voici un passage du Capital qui se rapporte à cette question: «On a vu qu’en moyenne les mêmes causes qui augmentent le taux de la plus-value relative font baisser la quantité de force de travail employée. Mais il est clair qu’il y aura accroissement ou diminution selon le rapport dans lequel s’accomplira ce mouvement antagonique et que la tendance à faire baisser le taux de profit est notamment affaiblie par l’élévation du taux de la plus-value absolue provenant de la» (Livre III du Capital, tome 3, p. 247, Éditions Sociales).
17 - Sur une échelle indiciaire le temps de travail social moyen nécessaire à créer un produit manufacturé diminue avec l’augmentation de la productivité. Pendant qu’un esclave de l’empire romain produisait un vase, dans le même temps un artisan du moyen âge en produisait par exemple 10, et aujourd’hui un ouvrier salarié en produit 1000 !
18 - D’où l’inflation: alors que la valeur des marchandises diminue avec l’augmentation de la productivité, les prix au contraire s’envolent. Et ceci est encore plus vrais dans les services où le surprofit joue à plein.
19 - La section I produit les machines outils et les matériaux qui servent de matières première pour la production dans la section II. L’extraction du fer, du charbon, du pétrole font partie de la section I au même titre que la production des machines outils.
20 - Auparavant les ouvriers de la section I et II recevaient la moitié des produits de consommation et les industriels eux aussi la moitié. Maintenant les ouvrier reçoivent seulement 3/8 (1500/4000) des biens de consommation, les capitalistes eux aussi 3/8 et les propriétaires fonciers un quart (1000/4000).
21 - En 1956, dans notre écrit "La Russie durant la grande Révolution et la société contemporaine" revenions sur la cas de la FIAT avec des données ajournées: de 1953 à 1955 le personnel était passé de 71000 à 74000, soit une augmentation de 5%, tandis que le produit avait augmenté dans le même temps de 30%. On avait alors 168 milliards pour le capital constant, 80 pour le capital variable et 62 pour la plus-value; total 310 milliards. Le taux de plus-value (62/80) était de 78% et la composition organique (168/80) de 2,10 contre les 1,57 de 1953.
22 - Le taux de composition organique inférieur de la FIAT n’est qu’apparent; la FIAT est une entreprise verticale qui produit elle-même ses composants et son énergie. Ces secteurs surajoutées masque la composition organique du capital de la partie dédiée à la production des véhicules. A cela il fallait ajouter la pléthore de personnel pour des raisons de conservation social et de clientélisme.
23 - Avec un grain de sel.
24 - Dare l’offa: cette expression italienne signifie graisser la patte à quelqu’un. Ici il s’agit des miettes du festin par lequel la bourgeoisie essaye de corrompre les chefs du prolétariat, notamment en leur offrant des sièges au Parlement.
25 - Bachot: petit bac à fond plat servant à passer un cours d’eau.
26 - Arturo Labriola, opuscule cité, page 11-12.
27 - Postface de la seconde édition allemande. Livre premier, tome 1, p. 22-30 des Éditions Sociales, 1975.
28 - Page 27-28 de la même édition.
29 - Arturo Labriola, opuscule cité, p. 89 et 90.
30 - G.B. Corrado, "Concept de valeur et nature de la monnaie qui l’exprime", "L’Organizzazione industriale", 1953, n° 46, 48-51 et 1954, n° 1; "Monnaie et mathématique", idem., 1954, n° 2-7 et 9; "La Monnaie et le temps", idem., n° 13-18.
31 - Idem, 1954, n° 14, 8 avril.
32 - Idem, 1953, n° 50.
33 - Suite d’articles rédigés en octobre-novembre 1952 en réponse au texte de Staline: "Les problèmes économiques du socialisme en URSS". Dans ce dialogue avec Staline nous montrions la nature capitalisme du mode de production russe et la nature bourgeoise de la société édifiée par dessus. Notre Dialogue fut d’abord publié dans "Il Programma Comunista", puis en 1959 dans le numéro 8 de notre revue français "Programme Communiste".
34 - Idem, 1953, n° 51.
35 - Pover’uomo signifie en italien: pauvre homme.
36 - Confédération industrielle du patronat italien.
37 - La production marchande a précédé le mode de production capitalisme, qui lui est apparu au XVI siècle avec la formation du marché mondial. Dans l’antiquité classique seule une fraction du produit revêtait l’aspect de marchandise. La plus grande part était consommé directement sans être porté au marché.
38 - Le verre est un liquide extrêmement visqueux.
39 - Comme on l’a
vu la matière est mouvement et le mouvement est matière. Le mouvement
est dualiste, il procède par contradiction. Il en est de même de la matière,
qui se manifeste tantôt comme continuum, tantôt comme discontinue (discret).
A l’échelle macroscopique ce qui domine, c’est le continuum de l’espace-temps,
conçu comme un champ déformé par endroit par des condensations de matière,
que sont les étoiles, les planètes, etc... A l’échelle de l’atome,
au contraire domine l’aspect discret de la matière: les particules élémentaires
qui constituent l’atome ne peuvent pas occuper n’importe quel niveau
énergétique, seuls certains niveaux leur sont permis et elles ne peuvent
passer graduellement de l’un à l’autre, mais seulement par bond. L’équivalent
au niveau macroscopique sont les ondes stationnaires, qui en fonction de
la structure avec laquelle elles entrent en résonance, ne peuvent prendre
que certaines longueurs d’ondes, chacune étant un sous multiple entier
de la précédente; et il ne leur est pas permis de passer progressivement
d’une longueur d’onde à l’autre. Par contre, un satellite artificiel,
ou un corps céleste, sous l’influence d’une force suffisante, peut
passer progressivement d’une orbite à l’autre. La lumière elle-même
à l’échelle de l’atome se comporte de manière discrète et se trouve
composé de quanta d’énergie, chaque quanta correspondant à une longueur
d’onde donnée. A l’inverse, lorsque l’on change d’échelle, au
niveau macroscopique, la matière se comporte différemment. Le saut quantitatif
se traduit par un saut qualitatif: la matière se comporte de manière
continue. La diffraction et la réfraction de la lumière ne s’explique
que par la nature ondulatoire des ondes lumineuses. Cependant si le comportement
quantique l’emporte à l’échelle de l’atome, les protons, les électrons,
etc., peuvent dans certaines circonstances se manifester comme des ondes,
c’est-à-dire, avoir un caractère non plus discret, mais continu. Par
contre ces derniers dans un accélérateur voient leur énergie cinétique,
sous l’influence d’un puissant champ magnétique, croître progressivement
pour atteindre une vitesse proche de celle de la lumière. Le changement
d’échelle induit donc un changement de comportement de la matière,
ou énergie énergie: le changement d’échelle se traduit par un saut qualitatif.
Et cela vaut aussi sûrement lorsque l’on passe du système solaire à
l’échelle des galaxies et des amas galactiques.
Aujourd’hui la théorie de
la relativité rencontre des contradictions en ce qui concerne la vitesse
de rotation des galaxies lorsque l’on s’éloigne de leur centre: la périphérie
tournant beaucoup plus rapidement qu’elle ne le devrait d’après les
calculs. La même remarque vaut pour la vitesse d’éloignement des galaxies
entre elles: les galaxies les plus éloignées s’écartent à une vitesse
bien plus considérable que ne le prévoit la théorie. Dans le premier
cas, c’est comme si on se trouvait en présence d’une masse de matière
bien supérieure à ce que l’on observe et dans l’autre cas, c’est
comme si il y avait une quantité d’énergie bien supérieure à ce qui
est connu.
Aussi les astrophysiciens, pour
"faire coller" la théorie avec les observations ont-ils introduit les
concepts de matière noire et d’énergie noire. Sans que
l’on sache pour autant à quoi peut correspondre cette matière et cette
énergie totalement inconnues. Devant cette hypothèse, pour laquelle cette
matière et cette énergie inconnues constitueraient 96% de l’univers,
on ne peut pas s’empêcher de penser d’une part aux épicycles que
Ptolémée a dû introduire pour faire cadrer sa théorie géocentrique
de l’univers avec les observations; épicycles qui devenaient de plus
en plus compliqués à mesure que les observations astronomiques, au Moyen-Âge,
devenaient plus précises. Et d’autre part à l’hypothèse de l’éther,
que les scientifiques du 19 siècle avaient introduit pour expliquer le
déplacement de la lumière dans le vide. Éther qui aurait été une substance
transparente, sans masse, de nature inconnue et qui aurait pénétré tout
l’univers. Hypothèse totalement abandonné aujourd’hui avec la théorie
du champ de la relativité.
La théorie de la gravité,
tant celle de Newton que celle d’Einstein, repose sur l’identité de
la masse inertielle et de la masse pesante, ou autrement dit, de l’identité
de l’accélération et de la gravitation. A l’échelle du système
solaire la théorie de la relativité a été très bien confirmée. Mais
qui nous dit qu’à l’échelle galactique et supra galactique, l’équivalence
entre la masse inerte et la masse pesante soit encore vraie ? Newton ne
pouvait pas se rendre compte que la masse variait avec la vitesse; or pourtant
la masse d’un corps en mouvement devient infiniment grande lorsque la
vitesse rejoint celle de la lumière. Les propriétés de la matière ne
peuvent pas être les mêmes en tout lieu et tout temps. Tout comme il
a fallut introduire une quatrième dimension, celle du temps, il faudra
tenir compte de l’échelle à laquelle se passent les événements physiques.
Les sciences de la nature, et au premier chef les mathématiques, se trouvent
emprisonnées dans les syllogismes de la logique formelle. Au 19 siècle
les mathématiques ont été entièrement revues à l’aune de la logique
formelle. Cela conduit à des paradoxes insolubles qui sont inhérents
à cette méthode. Seule une physique fondée sur la méthode dialectique
permettra de développer une théorie unificatrice, tant pour le monde
à l’échelle de l’atome, que pour ceux macroscopiques, du système
solaire, des galaxies et des amas galactiques.
40 - "L’Organizzazione industriale", 1954, n° 5.
41 - Idem, 1954, n° 3.
42 - En italien on appel un patron un "donneur de travail" et par conséquence un ouvrier est un préteur de travail.
43 - Il s’agit de la réunion du 26 avril 1953, dont la seconde partie portait sur la Révolution anticapitaliste occidentale.
44 - Voir aussi les Éditions Sociales, 1976, Livre IV du Capital tome III p. 589-591.
45 - Cf. Livre 4 du Capital, tome 3 des Éditions Sociales, 1976, p. 41 puis 53-55.
46 - Organisme créé comme partie de l’ONU en 1943 et qui opère jusqu’en 1947 pour le «secours et la reconstruction» des pays endommagés par la guerre.
47 - Le Gran Sasso est un massif des Apennins, dans la province de Teramo (Abruzzes) en Italie centrale.
48 - Parti communiste italien, l’équivalent du PCF.