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Les manifestations font rage aux USA dans de nombreuses villes à la suite du meurtre par un policier « blanc » d’un homme « noir » (2) à Minnéapolis. Le mouvement de révolte contre l’oppression exercée sur les populations « noires », déjà majoritairement touchées par la crise économique et la pandémie, apparaît comme un mouvement multiracial où hommes blancs, noirs et autres minorités (les latinos, les asiatiques, etc.) poussent un cri de révolte contre les brutalités policières et aussi contre l’aggravation de leurs conditions de vie, avec l’augmentation du chômage et de la pauvreté.
Si le mouvement tend à s’étendre à d’autres contrées comme en France avec le mouvement du comité Adama Traoré (tué lors d’une interpellation par les gendarmes en 2016), rappelons brièvement que la question raciale est avant tout une question sociale et ne doit pas servir de paravent à la bourgeoisie pour diviser le prolétariat et masquer le problème de classe, l’oppression exercée dans le monde entier par les classes qui, confrontées à la crise économique inexorable, exploitent et oppriment de plus en plus les travailleurs, quelque soit leur couleur de peau, leur religion ou leur sexe.
Nous publions ici un texte de notre organe italien Il Programma Comunista paru en septembre 1965 après les émeutes de Los Angeles du mois d’août.
Juin 2020.
Avant que, une fois passée l’averse de la «révolte noire» en Californie, le conformisme international ensevelisse l’événement «regrettable» sous un épais manteau de silence ; lorsque les bourgeois «éclairés» cherchaient encore anxieusement à découvrir les «mystérieuses» causes qui avaient entravé là-bas le fonctionnement «régulier et pacifique» du mécanisme démocratique, quelque observateur des deux rives de l’Atlantique se consolait en rappelant, qu’après tout, les explosions de violence collective des «gens de couleur» ne sont pas une nouveauté en Amérique et que, par exemple, une explosion aussi grave eut lieu à Detroit en 1943, sans qu’elle ait de suite.
Mais quelque chose de profondément nouveau s’est produit dans ce brûlant épisode de colère, de nature non pas vaguement populaire, mais prolétarienne, pour qui l’a suivi non avec une froide objectivité, mais avec passion et espoir. Et c’est ce qui nous fait dire : la révolte noire a été écrasée ; vive la révolte noire !
La nouveauté – pour l’histoire des luttes d’émancipation des salariés et sous-salariés noirs, et non pour l’histoire des luttes de classe en général – c’est la coïncidence quasi parfaite entre la pompeuse et rhétorique promulgation présidentielle des droits politiques et civiques, et l’éclatement d’une furie subversive anonyme, collective et «incivique» de la part des «bénéficiaires» du geste «magnanime» ; entre l’énième tentative d’allécher l’esclave torturé avec une carotte misérable qui ne coûte rien, et le refus instinctif et immédiat de cet esclave de se laisser bander les yeux et de courber encore l’échine.
Rudement, instruits par personne – ni par leurs
leaders dans leur grande majorité plus gandhistes que Gandhi ;
ni par le «communisme» de la marque URSS qui, comme s’est pressé
de le rappeler L’Unità (3), repousse et condamne la violence – mais éduqués par la dure
leçon des faits de la vie sociale, les Noirs de Californie ont crié
au monde, sans en avoir la conscience théorique, sans avoir besoin
de l’exprimer dans un langage bien élaboré, mais en le clamant
dans le vif de l’action, la simple et terrible vérité que
l’égalité civile et politique n’est rien tant
que subsiste l’inégalité économique ; et qu’il n’est
possible d’en finir avec celle-ci, non par des lois, des décrets,
des prêches ou des homélies, mais seulement en renversant par la
force les bases d’une société divisée en classes. C’est
cette brusque déchirure du voile des fictions juridiques et des
hypocrisies démocratiques, qui a déconcerté et ne pouvait que
déconcerter les bourgeois ; c’est elle qui a enthousiasmé et
ne pouvait qu’enthousiasmer les marxistes ; c’est elle qui
doit faire réfléchir les prolétaires assoupis dans la ouate
factice des métropoles d’un capitalisme né historiquement sous
une peau blanche.
Quand le Nord américain, déjà engagé sur les rails du plein capitalisme, lança une croisade pour la suppression de l’esclavage régnant dans le Sud, il ne le fit pas pour des raisons humanitaires, ou par respect envers les éternels principes de 1789, mais parce qu’il fallait déraciner une économie patriarcale pré-capitaliste, et en «libérer» la force-travail afin qu’elle devienne une gigantesque ressource pour l’avide monstre du Capital. Dés avant la guerre de sécession, le Nord encourageait la fuite des esclaves des plantations sudistes, trop alléché qu’il était par une main d’oeuvre qui se serait offerte à vil prix sur le marché du travail et qui, en plus de cet avantage direct, lui aurait permis de comprimer la paye de la force de travail déjà salariée, ou au moins de ne pas la laisser augmenter. Pendant et après cette guerre le processus fut rapidement accéléré, en se généralisant.
C’était un passage historiquement nécessaire pour s’affranchir des limites d’une économie ultra-arriérée ; et le marxisme le salua, non parce qu’il ignorait que «libérée» dans le Sud, la main d’oeuvre noire allait trouver dans le Nord un mécanisme d’exploitation déjà prêt, et sous certains aspects, encore plus féroce. Selon les paroles du Capital, le «brave nègre» serait libre de porter sa peau sur le marché du travail pour la faire tanner : libéré des chaînes de l’esclavage sudiste, mais aussi du bouclier protecteur d’une économie et d’une société fondée sur des rapports personnels et humains, au lieu de rapports impersonnels et inhumains ; libre, c’est-à-dire seul, nu et désespéré.
Et en réalité l’esclave échappé dans le Nord se rendit compte qu’il n’était pas moins inférieur qu’avant ; parce que payé moins ; parce que privé de qualification professionnelle ; parce qu’isolé dans de nouveaux ghettos en tant que soldat d’une armée industrielle de réserve et en tant que menace potentielle de désagrégation du tissu conjonctif du régime de la propriété et de l’appropriation privée ; parce que discriminé et soumis à la ségrégation comme celui qui ne doit pas se sentir être humain mais bête de somme, et en tant que tel se vendre au premier offrant sans rien demander de plus ni de mieux.
Aujourd’hui, un siècle après sa prétendue « émancipation », il se voit concéder la « plénitude » des droits civiques dans l’acte même où son revenu moyen est énormément plus bas que celui de son concitoyen blanc ; son salaire est la moitié de celui de son frère à la peau plus claire, la paye de sa compagne est le tiers de celle de la compagne du travailleur qui n’est pas « de couleur » ; dans l’acte même où les métropoles dorées des affaires le cantonnent dans des ghettos épouvantables de misère, de maladie, d’insécurité, l’isolant derrière d’invisibles murailles de préjugés, d’habitudes et de règlements policiers ; dans l’acte même où le chômage que l’hypocrisie bourgeoise appelle « technologique » (pour dire qu’il s’agit d’une « fatalité », du prix à payer pour progresser, et non par la faute de la société présente), trouve ses victimes les plus nombreuses parmi ses frères de race, parce qu’ils font partie des simples manoeuvres ou des sous-prolétaires voués aux travaux les plus pénibles et les plus vils ; dans l’acte même où, égal face à la mort sur les champs de bataille à ses frères blancs, il ne l’est pas du tout face au policier, au juge, à l’agent des impôts, au patron de l’usine, au bonze syndical, au propriétaire de son taudis.
Et il est également indéniable – et incompréhensible pour les tordus – que sa révolte a éclaté dans cette Californie où le salaire moyen des Noirs est plus élevé que dans l’Est ; mais c’est précisément dans ces terres de boom capitaliste et de prétendu « bien-être » prolétarien que la disparité des traitements entre gens de peau différente est la plus forte ; c’est précisément là que le ghetto, déjà clos le long de la côte atlantique, se referme précipitamment en présence de l’étalage obscène de luxe, de gaspillage, de « dolce vita » de la classe dominante – qui est blanche !
C’est contre cette hypocrisie d’un égalitarisme jésuitiquement inscrit dans la loi, mais nié dans les faits d’une société creusée de profondes tranchées de classe, que la colère noire a brutalement explosé ; de la même façon qu’explose la colère des prolétaires blancs vertigineusement attirés et entassés dans les nouveaux centres industriels du capitalisme avancé, entassés dans les bidonvilles, dans les « courées », dans les masures de la très chrétienne société bourgeoise où ils sont « libres » de vendre leurs force de travail pour... ne pas mourir de faim ; de la même façon qu’explosera toujours la sainte furie des classes dominées, exploitées et, comme si cela ne suffisait pas, bafouées !
« Révolte préméditée contre le respect de la loi, les droits du voisin et le maintien de l’ordre ! » s’est exclamé le Cardinal de Notre Sainte-Mère l’Eglise, Mc Intyre, comme si le nouvel esclave-sans-chaînes-aux chevilles avait un motif de respecter une loi qui le courbe face contre terre et le maintient à genoux ; ou que, « voisin » des Blancs, il n’ait jamais su avoir des « droits », ou qu’il n’ait jamais pu voir dans cette société basée sur le triple mensonge de Liberté, Egalité, Fraternité, autre chose que le désordre élevé au niveau d’un principe.
« Les droits ne se conquièrent pas par la violence » a crié Johnson (4). Mensonge ! Les Noirs se souviennent, ne serait-ce que par l’avoir entendu dire, que les Blancs ont dû mener une longue guerre pour conquérir les droits que leur refusait la métropole anglaise ; ils savent que Noirs et Blancs, temporairement unis, ont dû mener une guerre encore plus longue pour obtenir l’apparence d’une « émancipation » encore impalpable et lointaine ; ils voient et entendent tous les jours la rhétorique chauviniste exalter l’extermination des Peaux-Rouges, obstacles lors de la marche des « pères fondateurs » vers des terres et des « droits » nouveaux et la rude brutalité des pionniers de l’Ouest « rattaché » à la civilisation de la Bible et de l’Alcool. Qu’était-ce que tout cela sinon de la violence ?
Les Noirs ont obscurément compris que ni dans l’histoire de l’Amérique, ni dans aucun autre pays, il n’est de nœud que la force ne soit capable de trancher ; qu’il n’existe nulle part de droits qui n’aient été conquis dans des conflits souvent sanglants, toujours violents, entre les forces du passé et celles de l’avenir.
Que leur ont apporté à eux les cent ans où ils ont pacifiquement attendu les concessions magnanimes des Blancs ? Pas grand chose, si l’on excepte le peu que d’occasionnelles explosions de colère ont su arracher, même seulement par la peur, à la main avare et couarde du patron. Et comment a répondu le gouverneur Brown, défenseur des droits que les Blancs sentaient menacés par l’ultime « révolte », si ce n’est par la violence très démocratique des mitraillettes, des matraques, des blindés et de l’état de siège ?
Et qu’est-ce donc que cela, sinon l’expérience
des classes opprimées sous tous les cieux, quelle que soit la
couleur de leur peau et quelle que soit leur origine « raciale » ?
Le Noir, - peu importe s’il est un prolétaire pur ou un
sous-prolétaire -, qui a crié à Los Angeles : « Notre
guerre est ici, pas au Vietnam », a exprimé le même concept
que celui des hommes qui se « lancèrent à l’assaut du
ciel » lors de la Commune de Paris et de celle de Petrograd,
fossoyeurs des mythes de l’ordre, de l’intérêt national, des
guerres civilisatrices, et annonciateurs d’une civilisation enfin
humaine.
Que les bourgeois ne se consolent pas trop vite en pensant : ce sont des épisodes lointains qui ne nous concernent pas - chez nous il n’y a pas de question raciale. La question raciale est aujourd’hui d’une façon toujours plus manifeste, une question sociale.
Faites que les chômeurs et les demi-chômeurs de notre Sud en haillons ne trouvent plus la soupape de sécurité de l’émigration ; faites qu’ils ne puissent plus courir se faire exploiter au delà des frontières sacrées de la patrie (et se faire massacrer dans des désastres dûs non à la fatalité, à des caprices inattendus de l’atmosphère ou, sait-on jamais, au mauvais oeil, mais à la soif de profit du Capital, à sa recherche frénétique d’économies sur les coûts du matériel, des moyens de transport et de logement, des dispositifs de sécurité, et peut-être de futurs gains dans la reconstruction qui suit les catastrophes inévitables, qui sont tout sauf imprévisibles, même quand elles sont hypocritement déplorées) ; faites que les bidonvilles de nos villes industrielles et de nos capitales morales (!!) grouillent, davantage que ce n’est le cas qu’aujourd’hui, de parias sans travail, sans pain, sans-réserves, et vous aurez un « racisme » italien, visible du reste dès aujourd’hui dans les récriminations des habitants du Nord contre les cul-terreux « barbares » et « incivils » du Sud.
C’est la structure sociale dans laquelle nous sommes condamnés à vivre aujourd’hui qui engendre de telles infamies ; c’est sous ses décombres qu’elles disparaîtront.
C’est cela qu’exhorte à ceux qui, drogués par l’opium démocratique et réformiste, et sans mémoire, se sont assoupis dans le rêve illusoire du bien-être, la « révolte noire » de Californie – ni lointaine, ni exotique, mais présente parmi nous ; immature et vaincue, mais annonciatrice de victoire !
1. L’article a été traduit dans notre journal Le Prolétaire en octobre 1965 n°33 sous le titre: « Question raciale ? Question sociale ! ». La traduction présentée ici a été complétée et revue.
Cet article est paru dans Programma Comunista n°15 en septembre 1965. Il fait référence aux émeutes survenues du 11 au 17 août 1965 dans les quartiers à majorité habités par une population noire, ou Watts District de Los Angeles en Californie à la suite d’une altercation avec des policiers. La répression par la police et l’armée fit 1032 blessés, 3500 arrestations et 34 morts dont 23 parmi les civils tués par les forces de l’ordre, 2 policier et un pompier. Martin Luther King déclara le 17 août : « [Les causes sont] environnementales et pas raciales. La privation économique, l’isolation sociale, les logements inadéquats, le désespoir général de milliers de nègres dans les ghettos de l’Ouest et du Nord sont les graines fertiles qui donnent naissance à l’expression tragique de la violence ».
2. Le texte italien date de 1965 et se permet encore d’utiliser le terme « negro » quand aujourd’hui, comme dans cette traduction, nous nous permettons seulement celui de « noir », le terme « négre » (negro en latin signifiant noir) étant devenu avec les dernières décennies bien trop péjoratif !
3 L’Unità était le quotidien du Parti Communiste Italien. Ce dernier après la sortie de son courant fondateur, dont le représenta était Amadéo Bordiga, passa avec arme et bagage du côtè de la contre-révolution en soutenant le stalinisme.
4. Lyndon Johnson était le président Démocrate des Etat-Unis (il avait accédé à ce poste après l’assassinat de Kennedy, dont il était le vice-président). Son programme de «Great Society» comportait la reconnaissance des « droits civiques » pour les noirs, la « guerre contre la pauvreté », l’institution de mesures sociales dans le secteur de la santé comme le Medicare et le Medicaid pour les plus défavorisés, etc. C’est sous ses mandats que l’engagement américain dans la guerre du Vietnam, commencé sous Kennedy, s’intensifie vraiment.