Parti Communiste International


Orient
(Prometeo, n.2, février 1951)

 

Cet article (1) a été écrit au moment de la guerre de Corée (1950-53) qui opposait la Corée du Sud soutenue par les forces des Nations Unies dirigées par le général américain MacArthur à la Corée du Nord soutenue par la république populaire de Chine et l’ URSS. Elle se terminait par un accord qui instaurait deux Corées.

La Corée était occupée par le Japon depuis 1910 et fut donc une source de conflit entre les deux impérialistes vainqueurs du conflit mondial, USA et URSS qui s’étaient partagés la Corée.

L’article répond à la question: «Une Russie d’aujourd’hui qui attaquerait ouvertement en Orient les troupes des métropoles occidentales, à la tête des Chinois, des Coréens, des Indochinois, des Philippins, mais aussi des Arabes, des Égyptiens et des Marocains, serait-elle alors sur la voie royale de la révolution, telle que Lénine l’a tracée et anticipée?».

 

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Le tableau de l’évolution du conflit ne peut être présenté sans que les peuples de l’Orient n’en soient les protagonistes.

Ceux-ci se regroupent en un bloc puissant autour de la Russie et se dressent contre le bloc occidental, à la tête duquel se trouvent les grandes puissances coloniales blanches.

Ce ne sont pas seulement les anti-atlantistes qui crient que c’était la grande perspective révolutionnaire de la Russie dès le début : l’alliance, avec l’État des Soviets, d’une part de la classe ouvrière des pays occidentaux, d’autre part des peuples opprimés de couleur, pour renverser l’impérialisme capitaliste. Ce sont les mêmes journalistes du côté américain qui, rappelant la lutte telle qu’elle était il y a trente ans, rendent hommage à leur ennemi pour la puissante continuité historique de sa stratégie mondiale.

Ce fut Zinoviev, qui n’avait pourtant pas l’allure d’un guerrier, qui lut le manifeste final des débats. Il était le président de l’Internationale prolétarienne, et à sa voix les hommes de couleur répondirent d’un seul cri, en brandissant leurs épées et leurs cimeterres. «L’Internationale communiste invite les peuples de l’Orient à renverser par la force des armes les oppresseurs de l’Occident ; à cette fin, elle proclame la Guerre sainte contre eux et désigne l’Angleterre comme le premier ennemi à affronter et à combattre !»

Mais un cri de guerre semblable est lancé vers le Japon, contre lequel on appelle à l’insurrection nationale des Coréens, tandis que la haine bolchevique est, dans la proclamation de Zinoviev, également déclarée à la France et à l’Amérique, «aux requins américains qui ont bu le sang des travailleurs des Philippines» (2).

Si quinze ans plus tard Zinoviev fut exécuté, aujourd’hui son défi ne serait que confirmé et, à entendre les journaux citer cet appel frémissant, Lénine aurait entrevu dès cette année-là que la voie passait par une exacerbation de la rivalité impériale entre le Japon et les États-Unis ; il aurait même offert à ces derniers une base militaire au Kamtchatka (3) pour frapper les Nippons. Nous doutons de ce point historique, mais la perspective était explicite (dès les thèses sur l’Orient du IVe Congrès communiste mondial, fin 1922 ; nous citons ici de première main : «Une nouvelle guerre mondiale dans le Pacifique est inévitable si la révolution ne l’empêche pas (...) la nouvelle guerre qui menace le monde n’entraînera pas seulement le Japon, l’Amérique et l’Angleterre, mais aussi les autres puissances capitalistes comme la France et la Hollande [le conflit de 1941 impliqua aussi les Indes néerlandaises, bien que la métropole fût sous occupation allemande] et tout indique qu’elle sera encore plus dévastatrice que la guerre de 1914-1918».

Une Russie d’aujourd’hui qui attaquerait ouvertement en Orient les troupes des métropoles occidentales, à la tête des Chinois, des Coréens, des Indochinois, des Philippins, mais aussi des Arabes, des Égyptiens et des Marocains, serait-elle alors sur la voie royale de la révolution, telle que Lénine l’a tracée et anticipée ?

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Pour le grossier bourgeois de nos pays, péril jaune et péril rouge seraient une seule et même chose, et aucune autre divinité que le dollar ne pourrait le sauver. Mais le spectre du péril jaune est encore plus ancien. Dans les premières années du siècle, l’Europe se polarisait en deux blocs ennemis qui préparaient le premier incendie des rivalités impériales. La Russie des tsars se heurta au Japon (4) le plus avancé des peuples asiatiques, précisément en raison de sa domination sur ces mêmes eaux de la mer Jaune et de la mer du Japon qui ensanglante la guerre d’aujourd’hui, et le prestige militaire européen subit une grave atteinte. En effet, les jaunes de Tokyo étaient, plus que les blancs de Moscou, avancés sur la voie d’une organisation de type capitaliste.

Ce Guillaume, que l’on décrira plus tard comme l’Énergumène responsable du déclenchement de la Première Grande Guerre, avait alors la manie de peindre. L’un de ses tableaux montrait l’Allemagne, en cuirasse de Walkyrie, convoquant les peuples blancs et leur montrant, à l’horizon lointain, la lumière livide de la menace asiatique. Le regroupement des puissances n’a cependant pas suivi la prédiction de l’Empereur barbouilleur: l’Allemagne n’eut avec elle que la Turquie, peuple mongol ; les Russes, les Français, les Anglais et les Italiens se jetèrent sur elle, et à partir d’autres continents non seulement l’Amérique, mais même le Japon et la Chine se joignirent à la Grande Entente.

Le tableau facile d’une lutte entre races humaines, descendant de continents opposés pour conquérir l’hégémonie sur le monde, n’était donc pas complète ; et c’est en vain qu’elle est répétée par les écrivains d’aujourd’hui, qui se permettent même de voir une Carthage ressuscitée prenant sa revanche sur Rome, dans l’extension au monde méditerranéen de couleur de la révolte qui monte de Corée, du Tibet et de l’Indochine.

Lors de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne, réarmée et à nouveau accusée de provocation, voit se dresser contre elle, au nom de la liberté, tous les dominateurs et oppresseurs des races de couleur. A ses côtés, il n’y a que le Japon jaune. Quant à la Russie des Soviets, elle ne tint pas compte tout d’abord de la déclaration de guerre contenue dans le “pacte anti-Comintern” qui avait uni l’Allemagne et le Japon. Avec ce dernier, elle n’entrera en guerre que pour la forme, et une fois son inhumation advenue. Avec la première, elle stipule un accord dont le contenu se fait précisément sur le dos d’une “nationalité opprimée”, celle de la Pologne. Il faut faire un effort considérable pour intégrer les événements dans la perspective d’une vision qu’un troisième éditorialiste bourgeois attribue à Lénine : phase de guerres révolutionnaires nationales au XIX siècle – puis phase de guerres révolutionnaires de classe en Europe et victoire en Russie – enfin troisième phase : simultanément révolutions nationales en Orient et révolutions de classe dans les pays impérialistes.

Un effort encore plus grand est nécessaire pour inclure la deuxième période de la dernière guerre mondiale dans la stratégie anti-occidentale et anti-métropolitaine  : les guerres saintes, que Moscou était censé mener, sont passées sous silence, et une alliance ouverte est donnée, et bien plus que quelques bases, à l’ennemi numéro un de la révolution, la Grande-Bretagne, et à l’ennemi numéro deux, qui est en train de lui ravir à son tour son rang séculaire : l’Amérique du Nord. Afin de sauver ces centres impériaux, et leur éviter d’avoir à trancher les tentacules dans lesquels ils tiennent prisonniers le globe et ses peuples de couleur, grâce à Suez et Panama, la Russie jette dans la fournaise la fleur de la jeunesse prolétarienne soviétique, s’engageant à l’armer en signant traite sur traite au capital mondial (5), en rente et en prêt, ou pire encore en don.

Aujourd’hui, après l’effondrement de la puissance allemande qui ne régnait sur aucun peuple extra-continental, mais qui, par ses seules forces, tentait de vaincre le contrôle mondial unitaire de la mer et de l’air, celui-ci reste sans conteste aux métropoles anglo-saxonnes. Aujourd’hui seulement, on propose aux masses immenses mais à demi impuissantes des peuples de l’Orient de passer à l’attaque ; on proclame à nouveau la guerre sainte et on invoque la forêt de cimeterres contre la menace impitoyable d’une pluie de bombes atomiques ; on berce d’illusions des combattants fanatiques mais ignorants en leur racontant la retraite de divisions motorisées et d’escadres aériennes devant des poignées d’hommes avançant à pied, épisode dont la presse anglaise a démasqué la traîtrise et la perfidie.

Il y a dans tout ceci quelque chose de fondamental qui ne va pas.

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Un petit homme à la courte moustache blonde, à la voix calme et aux yeux clairs et lumineux, lisait à la tribune du Kremlin ses thèses sur la question nationale et coloniale, et la résolvait avec une clarté nouvelle au milieu de l’admiration des représentants du prolétariat et du marxisme dans le monde. Oui, la IIe Internationale n’avait rien compris à tout cela ; elle avait condamné l’impérialisme, mais elle était tombée dans ses travers pour n’avoir pas compris qu’il fallait mobiliser contre lui toutes les forces : dans la mère patrie le défaitisme de l’insurrection sociale, dans les colonies et les pays semi-coloniaux aussi la révolte nationale. Elle s’était laissée prendre à la tromperie de la défense de la patrie, ses chefs traîtres avaient mangé dans l’assiette de l’impérialisme, invitant les travailleurs de la grande industrie à accepter quelques miettes de l’exploitation féroce de millions d’hommes d’outre-mer.

Aujourd’hui, nous, l’Internationale communiste, nous, la Russie des Soviets, nous, les partis communistes qui, dans toutes les nations avancées, luttons pour la conquête du pouvoir, dans une guerre déclarée contre la bourgeoisie et ses serviteurs sociaux-démocrates, stipulons dans les pays d’Orient une alliance entre le tout jeune mouvement ouvrier, les partis communistes naissants et les mouvements révolutionnaires qui luttent pour chasser les oppresseurs impérialistes. Nous avons décidé dans une discussion, à la lumière de notre doctrine, de ne pas parler de mouvements démocratiques bourgeois, mais de mouvements nationalistes révolutionnaires, parce que nous ne pouvons pas admettre des alliances avec la classe bourgeoise, mais seulement avec des mouvements qui se situent sur le terrain de l’insurrection armée.

Le mot bourgeois était trop fort, mais le mot nationaliste l’était tout autant : les vieux socialistes comme Serrati et Graziadei montrèrent, naïfs l’un, subtil l’autre, leur perplexité.

L’analyse de Lénine se poursuivit calmement, sans la moindre perplexité. Les thèses contiennent ses données sans équivoque. Avant tout, il faut “une notion claire des circonstances historiques et économiques”. Sans ce guide fondamental, on ne comprendrait rien à la méthode marxiste, qui ne souffre pas de règles idéologiques bonnes pour tous les temps. Moi, disait Serrati, j’ai dû lutter pendant six ans contre l’engouement nationaliste pour Trieste qui devait être libérée des Allemands, un engouement que l’on disait révolutionnaire. Comment pourrais-je applaudir le nationaliste-révolutionnaire malais? (6) Mais, historiquement, une lutte nationale à Trieste dans la situation de 1848 aurait eu le soutien du prolétariat parce qu’elle était révolutionnaire, au milieu d’une Europe qui devait sortir des tournants de la révolution antiféodale: il en va de même pour les léninistes guerres nationales progressistes en Europe, jusqu’en 1870. En 1914, les guerres sont impérialistes et réactionnaires, peu importe qu’elles aient la même frontière pour théâtre, la même idéologie pour drapeau, c’est le stade de développement social qui nous intéresse, nous marxistes.

Dans quelles circonstances historiques et économiques Lénine s’est-il exprimé au Kremlin, Zinoviev quelques mois plus tard à Bakou ? Les thèses le martèlent.

«Le but essentiel du Parti communiste est la lutte contre la démocratie bourgeoise, dont il s’agit de démasquer l’hypocrisie». Cette hypocrisie recouvre la réalité de l’oppression sociale dans le monde bourgeois entre le patron et l’ouvrier, et la réalité de l’oppression des grands et petits Etats impériaux sur les colonies et semi-colonies. Pour déterminer notre stratégie en Orient, les thèses de Lénine reprennent une série de points fondamentaux. «Nous devons mettre fin aux illusions nationales de la petite bourgeoisie sur la possibilité d’une coexistence pacifique et d’une égalité entre les nations sous le régime capitaliste». «Sans notre victoire sur le capitalisme, ni les oppressions nationales ni l’inégalité sociale ne peuvent être abolies».

«La conjoncture politique mondiale actuelle [1920] met la dictature du prolétariat à l’ordre du jour ; et tous les événements de la politique internationale convergent inévitablement vers ce centre de gravité : la lutte de la bourgeoisie internationale contre la république des Soviets, qui doit rallier autour d’elle, d’une part, tous les mouvements de classe des travailleurs avancés dans tous les pays, et d’autre part, les mouvements d’émancipation nationale dans les colonies et les nations opprimées». Dans la tâche de l’Internationale communiste, il faut tenir compte «de la tendance à la réalisation d’un plan économique mondial dont l’application unitaire serait contrôlée par le prolétariat vainqueur de tous les pays».

D’autres points fondamentaux fondent la tactique “orientale”. Ils sont on ne peut plus rassurants. «Le problème de la transformation de la dictature nationale du prolétariat (qui n’existe que dans un seul pays et ne peut donc exercer une influence décisive sur la politique mondiale) en une dictature internationale du prolétariat (que réaliseraient au moins plusieurs pays avancés, capables d’exercer une influence décisive sur la politique mondiale) devient d’actualité». Et surtout: «L’internationalisme ouvrier exige la subordination des intérêts de la lutte prolétarienne dans un pays aux intérêts de cette lutte dans le monde entier, et, de la part des nations qui ont vaincu la bourgeoisie, le consentement aux plus grands sacrifices nationaux en vue du renversement du capital international».

Tout cela étant solidement établi, et solide la foi dans la lutte révolutionnaire anticapitaliste dans tous les pays bourgeois, même les plus radicaux des marxistes européens de gauche proclamaient leur assentiment aux conclusions des thèses, et à la dialectique de fer de l’orateur.

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C’est sur ces bases que l’encadrement historique de Lénine peut être systématisé, avec plus d’authenticité que celle de la grande presse.

Le mode de vie des associations humaines au cours des longs millénaires ne rend pas les peuples des différents pays directement dépendants les uns des autres ; parfois, ils ne se rencontrent pas et ne se connaissent même pas. Mais lorsque s’ouvre l’ère du capitalisme, les méthodes de production et de communication ont déjà relié toutes les parties de la terre. La révolution politique contre les puissances féodales bondit violemment d’un bout à l’autre de l’Europe ; il n’y a plus d’histoires nationales mais une seule histoire, du moins pour toute la partie atlantique du continent. La classe prolétarienne apparaît sur la scène historique et combat avec la bourgeoisie dans ses révolutions, participe à un front uni pour les conquêtes libérales et nationales, et offre aux nouveaux maîtres de la société les troupes irrégulières des insurrections et les troupes régulières des grandes guerres de systématisation nationale. C’est un fait historique, et le Manifeste de 1848 lui-même en fait encore une norme stratégique pour certains pays et peuples, comme ceux qui sont encore opprimés par l’Autriche et la Russie.

Il n’est pas nécessaire de cacher que l’action nationale signifie un bloc des classes : dans cette phase, les capitalistes et les travailleurs contre les féodaux.

Pour l’ensemble du camp européen, le marxisme clôt cette phase en 1870. Dans la Commune de Paris, comme elle l’avait tenté en 1848, la classe ouvrière a dénoncé le bloc national, s’est battue seule et a pris le pouvoir, pendant assez de temps pour montrer que la forme de ce pouvoir était la dictature.

Depuis, ceux qui, dans le camp européen, appellent encore à des blocs nationaux entre les classes sont des traîtres : la III Internationale, la révolution russe, le léninisme liquident à jamais ce jeu : en théorie, en organisation, dans la lutte armée.

En Orient, les régimes sont toujours féodaux. Quelle en sera le développement? Les puissances coloniales ont apporté les produits de leur industrie, et dans quelques cas les fabriques elles-mêmes, sur les franges côtières ; l’artisanat local lui-même entre en décadence et ses éléments se déversent à l’intérieur, dans le travail agricole : une paysannerie misérable est soumise à l’exploitation directe des châtelains indigènes et à l’exploitation indirecte du capital mondial. Lorsqu’une bourgeoisie industrielle et commerciale locale se constitue, elle est liée à celle étrangère et en dépend. Un bloc contre les étrangers se délimite mal ; ce n’est que dans certains pays (par exemple le Maroc) que les chefs féodaux et les grands propriétaires terriens eux-mêmes y accèdent ; en général, l’impulsion vient des paysans, des quelques ouvriers ; et ils sont rejoints, comme en Europe à l’époque romantique, par la catégorie des intellectuels, partagés entre la xénophobie traditionaliste et les suggestions de la science et de la technique blanches. Cette masse informe se révolte ; son mouvement crée de graves difficultés à la classe capitaliste européenne: elle a deux ennemis: les peuples des colonies, et son propre prolétariat.

Comment penser que d’un système d’économie sociale d’Orient on parvient au socialisme ? Faut-il, comme en Europe, attendre une révolution bourgeoise avec ses soulèvements nationaux, soutenue par les masses travailleuses et pauvres, et seulement ensuite, l’instauration d’une lutte de classe locale, du mouvement ouvrier, de la lutte pour le pouvoir et les Soviets ? Avec une telle voie, la révolution prolétarienne mondiale s’étendrait sur des siècles et des siècles.

Plus ou moins clairement, les délégués d’Orient en 1922 ont dit non, qu’ils ne voulaient pas passer par le capitalisme avec ses infamies, non plus désormais masquées par des parades populaires et nationalistes, mais rejoindre la révolution mondiale des classes ouvrières dans les pays capitalistes, et mettre en place dans leurs pays aussi la dictature des masses qui ne possèdent rien et le système des Soviets.

Les marxistes occidentaux ont accepté ce plan. Cela signifie que là où en Orient la lutte éclate contre le régime agraire féodal ou théocratique local, et en même temps contre les métropoles coloniales, les communistes locaux et internationaux entrent dans la lutte et la soutiennent. Non pas comme postulat de se donner un régime démocratique bourgeois, autonome et local, mais pour déclencher la révolution permanente, qui s’arrêtera à la dictature soviétique. Marx et Engels, rappela Zinoviev, en écartant les bras devant la surprise de Serrati, l’ont toujours dit : ils l’ont dit pour l’Allemagne en 1848!

La série des trois périodes est donc la suivante : soutien aux insurrections nationales dans les métropoles, jusqu’en 1870. Lutte insurrectionnelle de classe dans les métropoles, 1871-1917 : une seule victoire, en Russie. Lutte de classe dans les métropoles et insurrections nationales-populaires dans les colonies avec la Russie révolutionnaire au centre, dans une stratégie mondiale unique qui ne s’arrête qu’au renversement du pouvoir capitaliste PARTOUT, à l’époque de Lénine.

Le problème économique social, dans une telle perspective, était surmonté par la garantie contenue dans le “plan économique mondial unitaire”. Le prolétariat, maître en Occident du pouvoir et des moyens modernes de production, en fait participer l’économie des pays arriérés dans un “plan” qui, comme celui que le capitalisme vise déjà aujourd’hui, est unitaire, mais qui, à la différence de celui-ci, ne veut pas la conquête, l’oppression, l’extermination et l’exploitation.

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La perspective de la troisième guerre mondiale aujourd’hui possible N’EST PAS CELLE-LÀ.

Tout d’abord, le concept d’interdépendance mondiale des luttes, en tant que doctrine, stratégie et organisation, a été rejeté. Le Présidium de l’Internationale communiste, violant ses pouvoirs statutaires, a arbitré le 15 mai 1943 la dissolution de son organisation, au motif que la prise de décision internationale sur les problèmes d’un seul pays n’est plus possible, la situation de 1920 ayant changé, et que chaque parti national doit être autonome. Dans l’exposé des motifs, le détachement du Parti communiste des États-Unis en novembre 1940 est approuvée! Mais c’était face au partage de la Pologne avec Hitler! (7) On dit alors que la rupture du lien mondial est nécessaire car, tandis que les partis des pays d’Hitler doivent mener des luttes défaitistes, ceux des pays adverses doivent œuvrer pour le bloc national : les mots officiels sont : “soutenir de toutes ses forces l’effort de guerre des gouvernements”.

La grande voie, la grande perspective de Lénine est donc tombée, si dans le camp occidental, et non plus dans une colonie ou une semi-colonie, un bloc est fait, non pas avec des groupes nationalistes insurgés contre un gouvernement à l’intérieur ou à l’extérieur, mais avec le gouvernement établi, bourgeois, capitaliste, impérial, détenteur des colonies d’outre-mer. La formule de l’alliance de l’époque, qui était claire comme de l’eau de roche, est tombée et renversée, c’est à dire lier entre eux tous les ennemis des grandes puissances capitalistes d’Occident.

L’histoire n’est jamais simple et facile à décrypter, et l’alignement des Etats, aujourd’hui que la consigne change à nouveau, et qu’il s’agit d’ébranler (comme on faisait avec Hitler) la force intérieure des gouvernements bellicistes d’Amérique et d’Europe, sera plus ou moins compliqué, comme à la veille des deux autres guerres.

En attendant, la décision sur la double tâche des partis dans les différents États vient toujours de ce présidium du Kremlin qui a osé se dissoudre.

Mais nous n’avons plus, comme dans le programme de Lénine, l’objectif de l’alliance des classes et des peuples opprimés, pour la chute du capitalisme en Amérique et en Angleterre. Il manque donc la voie vers la “dictature prolétarienne internationale” et la possibilité de ce “plan d’économie prolétarienne mondiale” qui seul résolvait le problème de “sauter” le régime bourgeois en Chine, et non de le créer au profit du Tchang Kaï-chek d’hier, du Mao-Tsé de demain (ou du Tito d’aujourd’hui). On a renoncé à tout, et ce chemin tortueux qui admet la “coexistence pacifique” sous le régime capitaliste s’oppose à la voie maîtresse ; parce que l’intérêt d’une première nation prolétarienne ne se subordonne à celui de la victoire dans les pays plus avancés, et que les “sacrifices nationaux” exigés et promis par Lénine, sont niés pour faire place à un égoïsme national et étatique commun.

Dans ces conditions, toutes les garanties léninistes étant détruites et reniées,l’alliance nationale dans les pays d’Orient, et le “bloc des quatre classes” qui englobe les bourgeoisies locales de l’industrie et du commerce, et leur promet un long avenir dans l’exercice économique capitaliste, n’était plus qu’un bas opportunisme, parfaitement  analogue à celui de la Seconde Internationale qui en 1914 voulut des blocs nationaux, l’appui total aux gouvernements bellicistes de l’alliance anti-germanique. L’appui à un régime de Mao-Tsé en temps de guerre est aussi réactionnaire que l’était le soutien au régime de Roosevelt, et aussi réactionnaire que le fut, à l’époque de Lénine, le soutien à l’empire kaiseriste ou à la république française pendant la guerre.

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La gauche marxiste a averti à l’époque que la grande ligne de la perspective historique de la classe révolutionnaire ne change pas, à partir du moment où elle apparaît dans la société comme le résultat de nouvelles forces productives, jusqu’à ce qu’elle n’atteigne la disparition définitive des anciens rapports de production.

Mais la majorité de la classe ouvrière semble aujourd’hui suivre l’école qui prétend changer les grandes perspectives, sous prétexte que l’étude des nouvelles situations et expériences l’exige. Ce n’est pas autrement que se défendit le révisionnisme de la fin de l’autre siècle, en assurant que les formes pacifiques du développement bourgeois préconisaient d’abandonner les moyens de la lutte armée et de la dictature, que Marx préconisait.

Tout aurait pu être enseigné par les trente années qui ont suivi la disparition de Lénine, sauf que l’interdépendance mondiale des Etats constitués et des économies sociales s’est ralentie. Si cela avait été le cas, comment les dirigeants russes auraient-ils embrassé et engagé à Yalta, à Potsdam, la politique ultra-moderne de la guerre, qui a voulu sur la scène mondiale le vaincu anéanti et détruit, sous la véritable dictature internationale du bloc victorieux ? Qui a monté l’imposture, plus grandiose que celle de la Ligue Wilsonienne de 1918, de l’Organisation des Nations, dans le palais de laquelle, tandis que le sang coule sur les champs de Corée, le vin mousseux coule dans les calices des toasts auxquels participent avec un sourire tranquille les adversaires des nouvelles guerres saintes?

Il est donc insensé de proposer à la classe ouvrière une perspective qui l’enferme dans la brève sphère des problèmes nationaux.

La théorie qui troque le projet socialiste mondial contre le socialisme dans un seul pays, qui plaide pour la coexistence possible non seulement d’hypothétiques Etats prolétariens avec les Etats de la bourgeoisie, mais ne serait-ce que la coexistence de centres opposés de pouvoir militaire constitué, avant que le capitalisme mondial ne soit vaincu, cette théorie n’est en rien différente de la “théorie petite-bourgeoise sur l’égalité juridique des nations sous le régime capitaliste” stigmatisée dans les thèses de Lénine en 1920 ; rien de différent des programmes de la Ligue pour la Paix et de la Liberté des Mazzini, des Kossuth, stigmatisée dans les thèses de Marx de 1864.

Étant donné qu’aujourd’hui le Capital renonce moins que jamais à son plan de puissance mondiale unitaire, et qu’il vise à réaffirmer les chaînes imposées à la classe ouvrière de tous les pays “prospères” et pauvres, et l’assujettissement des petits États et des immenses masses coloniales, toute théorie de coexistence et toute grande agitation mondiale pour la paix équivaut à une complicité avec ce plan de famine et d’oppression.

Toute tentative de guerre sainte comme appel à la défense contre un assaut qui veut rompre cet équilibre impossible, faite après des décennies et des décennies de renoncement à l’exigence suprême de détruire les centres impérialistes de fond en comble, ne peut avoir comme contenu réel que l’immolation des efforts des partisans et des rebelles pour les besoins des impérialismes qui les exploiteront comme celui américain, présenté en 1943 comme le champion de la liberté du monde.

Mais la majorité de la classe ouvrière mondiale, cependant, tombe aujourd’hui dans la tromperie de la campagne pour la Paix, et peut-être tombera-t-elle demain dans celle d’une nouvelle et vaine immolation partisane ; elle ne revient pas à sa perspective révolutionnaire autonome, comme elle sut le faire après 1918. Peut-être faut-il attendre l’autre Lénine, et Lénine était-il, comme le disait le froid Zinoviev dans un moment de lyrisme, “l’homme qui vient tous les cinq cents ans”? (8)

Cinq cents ans, alors que les grands magazines s’inspirent, pour un public non moins grand, de cycles aussi courts que celui d’Ike, (9) qui passe de “demi de mêlée” à généralissime atlantique, ou ceux de la relève de la garde dans les alcôves des dirigeants politiques?

Le chemin du communisme, qui ne s’arrête pas au cycle de la vie des hommes ni même des générations, n’en demandera pas tant, pour que à la politique du bloc occidental antifasciste et anti-allemand d’hier, à celle du bloc oriental d’aujourd’hui, soi disant anti capitaliste, qui ne vise plus la république socialiste mondiale, mais une démocratie nationale et populaire, plus menteuse que celle bannie par Washington, soit donnée la même définition que Lénine donnait au social-nationalisme de 1914 : trahison. Et qu’elle soit donnée par une unité reconstituée d’organisation et de lutte des exploités et des opprimés de tous les pays.

Et tant qu’il n’en sera pas ainsi, il n’y aura pas de paix qui soit désirable, ni de guerre qui ne soit infâme.






[1] Notre traduction.

[2] La première citation se trouve dans le discours de Zinoviev de la première séance du congrès de Bakou et le discours contre l’oppression américaine sur les Philippine est au contraire de John Reed.

[3] Le Kamtchatka est une péninsule volcanique de 1 380 km de long située en Extrême-Orient russe qui s’avance dans l’océan Pacifique.

[4] Il s’agit de la guerre russo-japonaise de 1904-1905 marquée par le désastre subi par la flotte russe à Port Arthur et la défaite de la Russie tsariste.

[5] Un prêt fut consenti par les USA à la Russie pour financer les fournitures en armes américaines pendant la seconde guerre mondiale.

[6] Une insurrection menée par le parti communiste malais avait éclatée à partir de 1948 sur le territoire de la Malaisie, alors colonie britannique. Dix ans de guérilla suivirent pour mater la rébellion communiste.

[7] Il s’agit du traité de non agression entre Staline et Hitler en 1939 rompu en 1941

[8] En français dans le texte

[9] Eisenhower surnnommé Ike fut chef d’état major de l’armée de terre des USA de 1945 à 48 et commandant suprême des forces alliées en Europe de 1951 à 1953 avant de devenir président des USA en 1953.