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Le feuilleton à grand spectacle de l’été 96 dont les malheureux héros furent les 300 Africains "sans papiers", protestataires, installés dans l’Église Saint Bernard du 18ème arrondissement de Paris, illustre une énième fois la détermination féroce de la bourgeoisie vis à vis de son ennemi de classe, le prolétariat. Ces Africains rebelles, entourés de leurs familles, après une grève de la faim désespérée de 45 jours, se sont vus expulsés "manu militari" du lieu saint par les sbires de l’État français, et pour la plupart renvoyés à leur situation clandestine... Soutenus par une ribambelle d’intellectuels de "gauche", d’artistes, de syndicalistes – tous serrés derrière la bannière usée et fourre-tout de l’humanitarisme, de la démocratie menacée, des droits de l’homme bafoués, de l’aide aux peuples du tiers-monde (sic!), de l’antiracisme et de l’antifascisme – les prolétaires nègres ont eu l’audace de réclamer aux autorités françaises une reconnaissance sociale, un statut légal; en définitive d’avancer une revendication de classe face à l’exploitation bourgeoise du travail clandestin en particulier et des prolétaires en général.
Et nos Don Quichotte démocrates de découvrir avec horreur le travail clandestin, la masse des travailleurs sans papiers, un nouveau combat à mener pour améliorer la satanée démocratie, seul système politique selon eux capable de rassembler dans le même enclos les loups et les agneaux! Pas un, et surtout pas les représentants des partis et des syndicats de "gauche", n’a voulu apercevoir dans cet épisode africain la manifestation de l’aggravation de la misère du prolétariat, inhérente au système capitaliste, ni évidemment appeler les salariés légalisés à soutenir la lutte des travailleurs sans papiers, leurs frères de misère, contre l’oppression bourgeoise.
Pour les marxistes, qu’en est-il donc du travail clandestin, du travail illégal?
La bourgeoisie a toujours bien toléré les filières officielles et officieuses du flux migratoire qui aspirent comme Moloch la force de travail des zones dévastées par le capitalisme – que ce soient les zones rurales "nationales", les ex-colonies ou les pays du soi-disant Tiers monde – pour la jeter sur le marché de la main d’æuvre des zones à économie "florissante". Que ces travailleurs soient régularisés, nationalisés, ou qu’ils ne le soient pas, que leur embauche soit légalisée ou clandestine, ils constituent une nécessité pour la faim inextinguible de plus value de la part du capital, pour le maintien d’une armée de sans réserve. Le travailleur clandestin, du fait de sa grande précarité, acceptera des salaires bas, des conditions de travail plus difficiles, et ne rejoindra pas les organisations syndicales du prolétaire officialisé. L’essentiel pour le système économique capitaliste est que la bourgeoisie puisse s’assurer d’une large supériorité de l’offre sur la demande de main d’æuvre. Non seulement cette règle sert d’amortisseur économique pour le niveau des salaires (plus l’offre est importante et supérieure à la demande, plus le patron peut moduler les salaires vers le bas), et les conditions de travail, mais elle sert aussi d’amortisseur des luttes sociales.
Un article intitulé "La main d’æuvre étrangère permet d’amortir les chocs économiques" du Monde du 16/10/96 cite une étude d’un sociologue sur le travail illégal en France: "Le recours à la main-d’æuvre irrégulière n’a pas pour premier objet de pallier un manque quantitatif de main-d’æuvre. Elle sert d’abord à combler une inadéquation structurelle entre demande et offre de travail et à favoriser la flexibilité de l’emploi".
En période de prospérité les travailleurs entrent légalement. Le flux légal des travailleurs oscillait entre 100 000 et 200 000 par an au début des années 70; puis la crise arrivant, le 3 juillet 74 l’immigration légale fut suspendue et chuta pour arriver à 20 000 par an en 1994 (dont une majorité provenant de l’union européenne), tandis que celle illégale se développait. Avec la crise économique de 1975 fermant le cycle de prospérité d’après guerre et accélérant le cours catastrophique d’alternance de récession et de reprise, se développent chômage et travail clandestin. Avec pour conséquence une aggravation des conditions de travail et de salaire, désastreuses pour ceux qui sont réduits au travail clandestin, et de façon générale un appauvrissement des conditions de vie du prolétariat pris dans sa totalité.
En 1994, les étrangers "sans papiers" ne représentaient que 10% des salariés embauchés illégalement, selon les inspecteurs du travail. La majorité des travailleurs "illégaux" sont donc Français, et une bonne partie ont aussi un emploi légal. Le Monde du 24/09/96 affirme que selon le bilan annuel de la mission interministérielle de lutte contre le trafic de main-d’æuvre, les différents services de contrôle avaient relevé en 1992, 15774 travailleurs illégalement embauchés dont 51% Français et 49% étrangers. En revanche 17%, soit 2692 d’entre eux étaient sans titre de travail. En 1994, 21193 infractions ont été répertoriées avec 57% de Français et 10,40% pour les étrangers sans titre. Sur les 4133 employeurs verbalisés en 1992, 66,8% étaient Français ; 70% en 93 et 74% (sur 7093) en 94. Cinq secteurs rassemblent les 2/3 des infractions de travail clandestin. En 94, le bâtiment et les travaux publics (BTP) a rassemblé 27% des procédures, le commerce 18%, les hôtels-cafés-restaurants 15%, l’agriculture 6%, la confection 4%. L’emploi d’étrangers sans titre (4 procédures sur 5) réunit les mêmes cinq secteurs: 26% pour l’hôtellerie-restauration, 21% pour BTP, 13% pour la confection, 12% l’agriculture, 10% le commerce.
Ainsi, avec l’augmentation du chômage et l’aggravation des conditions de vie, le travail clandestin atteint de plus en plus les Français. Mais les étrangers "sans papiers" jouent un rôle déterminant pour éviter les éclats sociaux. "...la lutte contre le travail clandestin – continue Le Monde cité plus haut – promise par tous les gouvernements conduirait, si elle était poussée à l’extrême, à remettre en cause partiellement le fonctionnement de l’économie. A chaque fois que le système productif français a dû réagir au choc des restructurations, les étrangers, et notamment les illégaux ont contribué à amortir les secousses sociales. Dans les années 60, ils ont (...) accompagné la modernisation économique assurant un meilleur ajustement entre l’offre et la demande de travail au coût social et politique le plus bas". "L’immigration est un moyen de créer une certaine détente (sic!) sur le marché du travail et de résister à la pression sociale", reconnaissait en 1963, devant l’Assemblée nationale, Georges Pompidou, alors Premier ministre. Et à l’époque on parlait d’immigration "spontanée" qui n’était pas vécue comme une calamité! Les nouveaux arrivants ont été régularisés.
Dès le milieu des années 70, les étrangers ont été en proportion les premières victimes des grandes vagues de licenciements dans l’industrie lourde. De 1973 à 88, le nombre d’emplois industriels occupés par les étrangers baisse de 40%: plus de 500 000 licenciements sont ainsi opérés "aux moindres frais", avec un taux double de celui qui touche les Français. Ces "étrangers" s’adaptent plus facilement que les "nationaux" aux grandes restructurations industrielles, à l’essor des services, aux contrats à durée déterminée, au statut intérimaire. En 1982-83, 130 000 clandestins sont régularisés sous le pouvoir social-démocrate ; ils sont en fait majoritairement employés dans de petites entreprises, sous des formes précaires. Dans le secteur du bâtiment, les immigrés aident les entreprises à "encaisser" les fluctuations de leur activité. Chassés de l’industrie, les étrangers ont investi le secteur des services (entreprises de restauration ou de nettoyage, petit artisanat et petit commerce). Le chômage les touche massivement: 30% des non-européens (24,5% des étrangers en général) contre 11,6% des Français en 1994. Leur précarité, l’impossibilité pour eux de rentrer dans leur pays d’origine où sévit une misère encore plus grande, nourrit le système économique capitaliste, qui continue non pas malgré mais à cause de la crise économique au niveau mondial de les aimanter vers les lieux où des heurts sociaux pourraient se produire, afin de "fluidifier" les tensions sociales, c’est-à-dire les désamorcer avec l’aide bien entendu des pseudo partis de gauche et des centrales syndicales pourries par la prospérité, dont l’équilibre le plus désastreux est symbolisé par l’inévitable Trinité C.G.T-C.F.D.T.-F.O.!
L’exploitation de ces étrangers se fait par ailleurs de plus en plus féroce, et certaines nationalités sont même réduites à l’état d’esclaves sur le modèle, tant dénigré par nos démocraties dites avancées, des pays en voie de (non) développement! Venus, poussés par l’appauvrissement désastreux de leurs pays d’origine, ils sont souvent le seul espoir de survie de leurs familles. Ces déshérités fuient la faim au prix de peines infinies. Un écrivain espagnol, qui par ailleurs exalte les pays riches à accepter cette main d’æuvre comme une bénédiction économique (!!) décrit ainsi dans Le Monde du 6/9/96 cette marée migratoire: "Les États Unis diront combien cela leur coûte d’essayer de fermer les portes de la Californie dorée et du Texas flamboyant aux Mexicains, Guatémaltèques, Salvadoriens, Honduriens, etc.., les côtes émeraudes de la Floride aux Cubains, Haïtiens, Colombiens et Péruviens. Ils diront comment ceux-ci entrent chaque jour à flots en se moquant allègrement de toutes les patrouilles terrestres, maritimes, aériennes, en passant par-dessus ou par-dessous les clôtures électroniques édifiées à prix d’or et, surtout au nez et à la barbe des policiers de l’immigration surentraînés, comment ils déjouent toutes ces défenses inutiles élevées par cette peur panique de l’immigré dont le monde occidental fait le bouc émissaire de toutes les calamités". Le Monde du 19/08/96 nous explique comment cette "peur panique" est bien organisée pour effaroucher la petite bourgeoisie raciste et non la grande!
Les Africains noirs sont partis des pauvres villages d’Afrique pour alimenter les chantiers des entrepreneurs du bâtiment, à la recherche d’une main d’æuvre peu qualifiée. Beaucoup de villages africains sont maintenus en vie grâce à l’argent envoyé par les enfants du pays travaillant dans l’hexagone. Les candidats à l’émigration sont choisis par le chef du village parmi les familles les plus démunies, et toute la communauté se mobilise pour couvrir les frais du voyage (environ 10 000 francs pour passeport, visa, billet d’avion, etc.). Débarqués en Europe où ils vont vivre de travail plus ou moins bien rémunéré (bâtiment, vente d’artisanat de pacotille), ils commencent à rembourser le village et à envoyer de l’argent à leurs familles. La France était leur destination naturelle, mais le durcissement et les difficultés pour trouver un travail décent à fini par tarir le flux et le dévier vers une Italie plus "accueillante" mais encore moins rémunératrice. Dans la confection, des migrants clandestins asiatiques et turcs, arrivés par des filières spécialisées, sont attelés à leur machine (Le Monde du 16/10/96) dans des centaines d’ateliers qui emploient des clandestins et qui fabriquent la quasi-totalité de la confection féminine "made in France". "Dès leur arrivée en France, les migrants clandestins asiatiques et turcs, qui ont cheminé au gré des filières depuis leurs pays, sont placés dans des ateliers de confection. Ils remboursent ainsi les sommes avancées par les passeurs professionnels qui sont en cheville avec les ateliers de sous-traitance: 100 000 francs pour les Chinois, 40 000 francs pour les Sri-Lankais, les Indiens et les Pakistanais, 20 000 francs pour les Turcs". Les ateliers n’ont rien à envier aux "boutiques à sueur" asiatiques. Les clandestins y sont employés dans des conditions d’hygiène, de travail et de sécurité minimales, sinon inexistantes, jusqu’à 15h par jour, 7 jours sur 7, pour un salaire de 3000 à 4000 francs par mois. Les patrons des ateliers déclarent 3 employés sur 33, ne paient donc pas les charges sociales et la TVA, et distribuent les salaires en argent liquide grâce à la complaisance des banquiers. Les commanditaires, essentiellement des grossistes et des boutiques du quartier du Sentier à Paris, bénéficient ainsi de marges phénoménales: ils achètent 8 francs un T-shirt revendu 40 ou 50 francs, 15 francs un chemisier revendu 120,00 francs (il en vaut 200,00 francs "normalement"). Les sanctions à l’encontre de ces donneurs d’ordre sont légères et les échappatoires légaux la règle.
Évidemment les bourgeoisies des pays riches cherchent à contrôler par une législation de plus en plus répressive l’arrivée des migrants dont l’afflux est accéléré par la dégradation de l’économie mondiale. En 1991, le Bureau international du travail chiffrait à 350 000 le nombre de migrants en situation irrégulière en France. En Allemagne pour 7 millions d’étrangers en situation régulière, on évalue le nombre de sans papiers de 150 000 à 600 000, pour la plupart originaires d’ex-Yougoslavie, des pays de l’ex-URSS, de Roumanie, Pologne, Turquie. En Italie, l’association Caritas évalue à 350 000 le nombre de clandestins à côté des 991 000 immigrés en situation régulière début 96. Les services américains de l’immigration estiment à 4,2 millions le nombre de personnes résidant illégalement dans le pays (pour 268 millions d’habitants), et ce chiffre croît régulièrement de 300 000 chaque année, les USA ayant toujours besoin de main-d’æuvre à bon marché (Le Monde du 23/08/96).
Quoiqu’il en soit, avec ou sans papier, étranger ou national, avec ou sans travail, le prolétaire salarié ne possède rien. Le système économique capitaliste représente la forme historique la plus accomplie de la société de classe basée sur la propriété, l’exploitation de l’homme par l’homme. Avec le capitalisme né au 15-16ème siècle de la dissolution des rapports féodaux, la classe bourgeoise apparue au Moyen-âge y exploite un prolétariat composé de salariés qui quelque soit leur niveau de rémunération et leurs conditions de travail restent des sans-réserves. Et ce prolétariat n’a pas de patrie; le capital organise l’armée internationale des sans réserves de façon à avoir sous la main un marché de la main d’æuvre supérieur aux besoins réels, et il puise dans cette réserve, qui dépasse les limites juridiques de la nation, selon les cycles économiques de prospérité, de stagnation et de récession. Le travail clandestin n’est donc qu’un des aspects de l’exploitation du prolétariat. Évidemment le prolétaire employé illégalement connaît les conditions de travail les plus innommables, qu’il soit noir, jaune ou blanc de peau. Et si, aujourd’hui à Paris, ces "sans papiers" passent à l’offensive et réclament aux classes possédantes une reconnaissance juridique, nous, communistes, affirmons qu’il s’agit là d’une revendication de classe. Aux travailleurs africains de l’Église Saint Bernard, aux prolétaires asiatiques réduits à l’état d’esclaves par les grossistes du textile, qui manifestent l’indécence de leurs situations, l’État français a répondu par la force: expulsion violente des familles africaines de l’Église, arrestation des prolétaires chinois avec femmes et enfants, inspection musclée de quelques ateliers textiles clandestins! S’agit-il comme le déclament nos démagogiques humanistes de supprimer le travail clandestin? Évidemment non. Aux revendications prolétariennes des travailleurs clandestins, la bourgeoisie répond par le bâton. Pas question de supprimer le travail clandestin, mais plutôt repousser à nouveau ces prolétaires dans le silence du travail illégal, accepté de tous, y compris de nos partis et syndicats réformistes. Ces "défenseurs" des acquis d’un prolétariat national et légalisé, vivant encore dans l’illusion d’avoir une réserve, n’ont aucunement voulu soutenir, ou très mollement, le combat courageux du prolétariat illégal, ni surtout pas appeler à la solidarité de classe! La CGT, que l’on retrouve désormais pour contrôler toutes les manifestations prolétariennes, a évoqué ici la question humanitaire, poursuivant sa tâche de division, d’atomisation des luttes, de défense de la société bourgeoise. Cet ultime épisode de l’antagonisme inéluctable prolétariat-bourgeoisie montre encore une fois que les travailleurs n’ont pas encore retrouvé leurs traditions de classe séculaires, leurs organisations de combat, syndicat et parti, pour reprendre le chemin de l’offensive, celui qui le conduira à la Révolution communiste sous la bannière où s’inscrira ces paroles de feu: LE PROLÉTARIAT N’A RIEN A PERDRE DANS LA RÉVOLUTION, QUE SES CHAÎNES.
Retournons à nos chers textes classiques et citons un passage de "Marxisme et misère" (Filo del Tempo -B.C. n°37 du 28-9-49) qui balaye, avec la vision marxiste de l’inévitable misère du prolétaire, la conception évolutionniste de lente transformation de la structure économique par des réformes progressives visant à améliorer le niveau de vie des masses, conception chère à nos réformistes de tout bord. "La misère de l’ouvrier n’est pas le bas niveau de salaire ou le haut niveau du coût des marchandises qu’il consomme. La victoire du capitaliste dans la lutte de classe n’est pas la réduction, la résection de la teneur réelle du salaire qui indiscutablement s’élève dans l’histoire au sens général, à cheval des périodes progressives, pacifiques, guerrières et impérialistes. Misère dans notre dictionnaire économique marxiste ne signifie pas "basse rémunération du temps de travail". On comprend que le capitalisme, s’il monopolise des forces productives, arrachées à l’effort de tous, telles qu’il obtient le même produit avec dix fois moins d’ouvriers, peut le cæur léger se vanter d’avoir doublé les salaires. La plus value relative et absolue a énormément augmenté, et l’accumulation en masse croît, mais nous y reviendrons le moment voulu. Misère signifie au contraire "aucune disposition de réserves économiques destinables à la consommation en cas d’urgence" (...). Le prolétariat n’est pas plus misérable si le salaire baisse, comme il n’est pas plus riche si celui-ci augmente et les prix diminuent. Il n’est pas plus riche quand il est employé que lorsqu’il est chômeur. Est misérable au sens absolu, celui qui est entré dans la classe salariée (...) Le régime du salariat est celui dans lequel celui qui travaille n’accumule pas, et celui qui ne travaille pas accumule. Ce n’est pas par hasard que le Manifeste décrivant la crise dit: le salaire devient toujours plus incertain, la condition de vie de l’ouvrier plus précaire. Rémunération incertaine, non plus basse, condition précaire, non plus modeste. Le libéralisme des Cortese et les réformes de structure de la direction du PCI (si toutefois nous étions dans un pays moins stupide) pourrait ensemble remédier à la deuxième version; à la première concernant la misère marxiste, l’incertitude, la précarité, ne s’oppose qu’une chose, la Révolution. Le capitalisme ne peut vivre sans croître, sans exproprier les petits possédants et augmenter le nombre des prolétaires, la grande armée sociale qui, à son tour, ne peut progresser qu’en faisant reculer pas à pas l’ennemi, et ne peut espérer qu’en un seul succès, celui de l’anéantir, sur place".
Dans notre journal Battaglia Comunista n° 39 du 19-26/1949 (Filo del Tempo), intitulé "Lutte de classe et offensives patronales", il est clairement énoncé: "Le prolétaire est le misérable, c’est-à-dire le sans-propriété, le sans-réserve, et non le mal payé. L’expression est de Marx dans un texte de 1854, selon lequel plus un pays a de prolétaires, plus il est riche. Le prolétaire, définit Marx, est le salarié qui produit le capital et le fait fructifier, et que le capital jette sur le pavé dès qu’il n’en a plus besoin".
Concluons avec la formidable deuxième partie de ce Filo del Tempo:
"La situation de tous les sans-réserve, réduits à cet état parce qu’ils sont dialectiquement eux-mêmes une réserve, a été terriblement aggravée par l’expérience de la guerre. La nature héréditaire de l’appartenance aux classes économiques fait qu’être sans-réserve est une chose plus grave qu’être sans vie. Après le passage des flammes de la guerre, après les pilonnages, les membres de la classe travailleuse, comme après tout autre désastre, non seulement perdent avec la plus haute probabilité leur occupation contingente, mais aussi cette réserve minimale de propriété mobile donnée avec toute habitation. Les titres du possédant survivent en partie à une destruction matérielle, parce que ce sont des droits sociaux permettant l’exploitation légale d’autrui.
Et pour écrire encore en caractères de flammes la loi marxiste de l’antagonisme de classe, l’autre constatation à la portée de tous est que les industries de guerre et de destruction sont celles qui conduisent aux plus grands profits et concentrations de richesses en des mains restreintes. L’industrie de Reconstruction ne reste pas en peine (...)
Les guerres ont donc versé sans équivoque d’autres millions et millions d’hommes dans les rangs de ceux qui n’ont plus rien à perdre. Elles ont porté au visage du révisionnisme le coup du knock out. Le marxisme radical devait faire résonner ces paroles terribles: les prolétaires n’ont rien à perdre dans la révolution communiste à part leurs chaînes.
La classe révolutionnaire est celle qui n’a rien à défendre et ne peut plus croire dans les conquêtes avec lesquelles on l’a trompée dans les périodes d’entre-guerre.
Tout fut compromis par la théorie infâme de "l’offensive bourgeoise".
La guerre devait voir l’initiative et l’offensive de ceux qui n’ont rien contre la classe qui a et domine tout, et fut à l’inverse gobée comme une mise en péril d’avantages et de conquêtes du passé, de la part de la classe dominante, alors que le prolétariat n’a rien à perdre si ce n’est des illusions.
La praxie du parti révolutionnaire fut troquée contre une praxie de défense de tutelle et de requête de "garanties" économiques et politiques que l’on prétendit êtres acquises à la classe prolétarienne quand elles n’étaient que des garanties et conquêtes bourgeoises.
Ce point central, résultat d’une analyse de l’ensemble social que des années d’expérience et de lutte avaient développé, non seulement était gravé dans la phrase finale du Manifeste, mais aussi parmi ceux que Lenin appelle les passages oubliés du marxisme.
"Les prolétaires ne peuvent conquérir les forces productives de la société qu’en en abolissant le mode d’appropriation, et avec lui tous les modes d’appropriation utilisés jusqu’ici. Les prolétaires n’ont rien en propre à assurer; ils doivent au contraire détruire la sécurité et la garantie privées existantes jusqu’ici".
Dans l’exemple italien, la fin du mouvement révolutionnaire survint quand, par ordre de Zinoviev, encore vivant, qui paya très cher cette bévue sans remède, toutes les forces se mirent à défendre les "garanties" telles la liberté parlementaire et l’observance constitutionnelle.
Le caractère de l’action des communistes est l’initiative, non la réplique aux soi-disant provocations. L’offensive de classe, non la défensive. La destruction des garanties, non leur préservation! Dans le grand sens historique, la classe révolutionnaire est celle qui menace, celle qui provoque; et c’est à ceci que doit la préparer le parti communiste, non en s’attaquant ici ou là à de prétendues failles dans la galère de l’ordre bourgeois, que nous devons faire couler à pic.
Le problème du retour des travailleurs dans tous les pays sur la ligne de la lutte classiste est réanimée par cette liaison entre la critique du capitalisme et les méthodes de la bataille révolutionnaire.
Tant que toute l’expérience des erreurs désastreuses du passé n’aura pas été utilisée, la classe travailleuse n’échappera pas à la protection odieuse de ces prétendus sauveurs des offenses, menaces et provocations qui pourraient surgir demain et qui lui seront intolérables. Depuis au moins un siècle, le prolétariat a devant lui et au delà ce qu’il ne peut tolérer et qui plus le temps passe deviendra plus intolérable, selon la loi de Marx".
La voie du prolétariat est donc celle de l’offensive, et
le combat des prolétaires "Hors-la-loi" est le sien.
(Sur le Fil du Temps de "Battaglia Comunista"
n°
40 du 26 oct. - 2 nov. 1949)
Le passage de Marx, sur la loi générale de l’accumulation cité dans les deux précédents articles (B.C. n° 37 et 39), de la traduction italienne, éd. Avanti! Chap. XXIII, est ici reproduit dans une traduction fidèle de l’original allemand:
"L’armée industrielle de réserve est d’autant plus nombreuse que la richesse sociale, le capital en fonction, l’étendue et l’énergie de son accroissement, donc aussi la masse absolue du prolétariat et la force productrice de son travail, sont plus considérables. Les mêmes causes qui développent la force expansive du capital amenant la mise en disponibilité de la force ouvrière, la réserve industrielle doit augmenter avec les ressorts de la richesse. La grandeur relative de l’armée industrielle de réserve s’accroît donc en même temps que les ressorts de la richesse. Mais plus cette armée de réserve grossit, comparativement à l’armée active du travail, plus grossit la surpopulation consolidée, excédent de population, dont la misère est inversement proportionnelle aux tourments de son travail. Plus s’accroît enfin cette couche des Lazare de la classe salariée, plus s’accroît aussi le paupérisme officiel. Voilà la loi absolue, générale, de l’accumulation capitaliste. L’action de cette loi, comme tout autre, est naturellement modifiée par des circonstances particulières". L’étude du phénomène dans sa complexité est développé dans les II, III, et IV volumes, incomplets, de l’oeuvre de Marx, et a donné lieu aux grandes polémiques sur l’accumulation de Hilferding, Kautsky, Luxembourg, Boukharine, et bien d’autres.
L’application d’une loi simple au champ plus complet des phénomènes réels, habituels en science dans l’étude des modifications effectives, ne doit pas conduire à l’abandon ou à la modification de la loi générale. Par exemple, les lois de Kepler-Newton, sur le mouvement des planètes, ne sont pas contredites par les calculs des perturbations réciproques des orbites dans le système solaire, dans lesquels les planètes sont nombreuses et dans certains cas l’effet de l’attraction de deux d’entre elles n’est pas négligeable, car parmi tous ces effets, la masse du Soleil reste l’élément dominant.
Tout comme l’astre central et une planète ne seront jamais seuls, de même la classe capitaliste et la classe ouvrière industrielle ne seront jamais seules dans la société réelle.
Dans ce même chapitre, Marx met en jeu l’existence des classes rurales sur les effets du rapport qu’il étudie entre la diffusion du capitalisme et la composition de la classe ouvrière.
De toute façon nous trouvons important de souligner que en aucun cas Marx étudie une situation composée de capitalistes et de salariés uniquement. Cette situation absurde a été supposée et étudiée dans le vide par Proudhon, puis ensuite par des syndicalistes de tout type, et jusqu’au très récents "théoriciens de l’entreprise". La première et plus simple (mais toujours valide par la suite) loi du marxisme considère ces éléments: la classe capitaliste – les travailleurs employés et salariés – les travailleurs NON EMPLOYÉS, mais empêchés de sortir de la classe prolétarienne.
Marx expose tout le jeu des quantités étudiées dans sa prose d’une rigueur incomparable, convaincu de rendre la théorie plus compréhensible aux ouvriers que s’il avait adopté un appareil mathématique.
Rosa Luxembourg discute avec des déductions numériques sur la répartition de la production entre capitalistes et ouvriers. Boukharine adopte des formules algébriques. Nous étudierons ce problème une autre fois; ici nous ferons la modeste observation que le calcul doit tenir compte de la surpopulation relative, qui fait partie du prolétariat. Elle vit et consomme des produits qui doivent être pris en compte. Même s’ils viennent de formes basses et anormales de travail, de la vente d’objets achetés à l’époque du plein emploi ou de la solidarité des non possédants, et enfin des mesures mesquines de la charité distinguée et du réformisme légalitaire. Celle qui paye, c’est toujours la minorité ouvrière au travail, par son labeur, à travers le système complexe de l’économie moderne associée, privée et publique.
D’ailleurs le Manifeste avait déjà dit qu’un des signes indiquant que la bourgeoisie doit crever est lorsqu’elle devient "inapte à régner, parce qu’elle est incapable d’assurer l’existence de son esclave dans le cadre de son esclavage, parce qu’elle est obligée de le laisser déchoir au point de devoir le nourrir au lieu qu’il la nourrisse". Quelque soient les différentes institutions putrides type ERP, nouveau type de garantie, "le renversement de la bourgeoisie et le triomphe du prolétariat sont également inévitables".
Reprenons la description des couches de la population travailleuse que Marx place avant sa loi générale, après s’être demandé: "Quel est maintenant l’effet du mouvement de l’accumulation capitaliste sur le sort de la classe salariée?".
Les points fondamentaux de cet exposé sont très simples.
L’accroissement du capital social ou accumulation (à part la réduction du nombre des capitalistes et des entreprises et l’augmentation accélérée de l’importance économique de chacune: centralisation, concentration, traitées dans la première partie du chapitre) détermine en général avec le progrès technique une proportion mineure de capital salaires par rapport au capital total.
Cependant de façon générale la masse du capital salaires continue d’augmenter.
En phase ascendante, d’expansion, de prospérité: le nombre des salariés occupés dans l’industrie croît; le taux des salaires augmente; la productivité du travail augmente aussi.
En phase descendante, de contraction, de crise alternée: le capital salaires total augmente, mais trop lentement, ou stagne; le nombre des prolétaires continue à augmenter; celui des ouvriers occupés diminue; l’excès relatif de population ouvrière ou l’armée de réserve se forme et s’élargit.
Marx divise donc toute la population prolétarienne, la classe prolétarienne, en couches:
1 - L’armée industrielle active, les ouvriers occupés.
2 - La surpopulation fluctuante, les ouvriers qui entrent et sortent des entreprises à cause de l’évolution de la technique et la division différente du travail qu’elle apporte.
3 - La surpopulation latente, c’est-à-dire les ouvriers industriels qui viennent quand il le faut de la campagne, ne pouvant vivre que difficilement en marge de l’économie agraire.
4 - La surpopulation stagnante, la seule appelée dans de rares moments par la grande industrie, les ouvriers à domicile, ouvriers à activité marginale et à salaires très petits...
5 - Paupérisme officiel: a) chômeurs chroniques même si aptes au travail; b) orphelins ou fils de pauvres; c) invalides ou inaptes au travail, veuves, etc.
6 - En dehors de la classe ouvrière et dans le soi-disant "sous prolétariat", les délinquants, les prostituées, le milieu.
Le capitalisme étant né et en croissance, cette masse perd, à cause des processus d’expropriation de l’accumulation primitive, toute possibilité de vivre qui ne soit pas le salaire. Mais cependant une minorité fortunée reçoit un salaire. Le reste vit comme il peut. Les lois de la population des économistes bourgeois sont illusoires, la réalité est que moins ces différentes couches mouvantes travaillent et plus leurs conditions d’existence s’aggravent, plus elles prolifèrent comme "certaines espèces animales faibles et continuellement persécutées".
Avec ce rappel fondamental, prémisse à toute analyse ultérieure sur l’accumulation, le passage de Marx sur la LOI ABSOLUE est clair.
Il est clair que l’ANTAGONISME découvert par Marx n’est pas dans le camps de l’entreprise bourgeoise, et n’est pas un antagonisme entre la récompense de l’ouvrier et la grandeur du profit du patron.
C’est un antagonisme dans le camps social entre les classes, celle bourgeoise qui se réduit, celle prolétarienne qui s’accroît.
Dans les calculs sur la répartition de la plus value entre consommation personnelle des patrons, destination à de nouveaux investissements en installations fixes et matériaux, et destination à de nouveaux salaires, il faut faire attention à ceci: ne pas diviser la masse des salaires par le nombre des ouvriers occupés mais par le nombre TOTAL DE PROLÉTAIRES.
Dans le premier cas, le taux du salaire augmente et on célèbre le capitalisme civil et progressif.
Dans le second cas, on voit croître la faim et la misère de la surpopulation, et devenir gigantesque l’antagonisme de Marx, prémisse de la révolution sociale.
La loi devient ainsi lumineuse. Plus d’accumulation, moins de bourgeois. Plus d’accumulation, plus d’ouvriers, encore plus de prolétaires semi-occupés et chômeurs et de poids mort de surpopulation sans ressource. Plus d’accumulation, plus de richesse bourgeoise, plus de misère prolétarienne.
Le faux marxisme se résume dans la thèse selon laquelle le travailleur peut conquérir des positions favorables: a) dans l’état politique avec la démocratie libérale; b) dans l’entreprise économique avec des augmentations de salaires et des revendications syndicales. Et ceci parallèlement à la croissance de l’accumulation du capital. Le faux marxisme courtise la doctrine selon laquelle la production augmentée est une augmentation de richesse sociale à répartir entre "tous". Il a totalement trahi la loi fondamentale du marxisme.
De cette clarification surgit d’une part l’étude économique
théorique de la très moderne accumulation, d’autre part une
conclusion sur la stratégie de la lutte de classes. Nous avons,
en partant des données de l’histoire, entrepris de démontrer
ceci: au centre du faux marxisme et au sommet de la trahison se trouve
la théorie de l’ "offensive" patronale bourgeoise capitaliste, qu’elle
soit dépeinte sur le terrain de l’état ou de l’entreprise,
et sa détestable fille, la pratique du "bloc" et du "front unique".
Une nouvelle page est tournée de l’histoire calamiteuse de ces syndicats trompe-l’æil, mijotant dans la collaboration de classe depuis la grande trahison de 1914. Nourris des miettes avantageuses que leur jettent la bourgeoisie pour entretenir leur clientèle, ils servent de mercenaires au pouvoir pour mieux tromper les travailleurs. Ainsi se vantent-ils de protéger le "bien" des salariés en gérant les caisses d’assurance sociale du régime général alimentées par les cotisations sociales; or l’État, qui représente la classe dominante, manipule librement ces subsides sous le couvert de ces faux gardiens du Temple, pour ne pas dire de ces faux culs qui en font leur sinécure et y placent leurs hommes. Ils sont devenus des experts de la négociation avec les patrons et courent après toutes les réunions où se discutent la santé de l’économie nationale et non celle des travailleurs! Paritarisme et partenaires sociaux, voici le nouveau vocable des mass-media pour nommer cette merveilleuse idylle entre les syndicats des patrons (qui se défendent ardemment des travailleurs!), ceux des salariés (dont les permanents protègent d’abord leurs privilèges acquis sur le dos des luttes prolétariennes) et l’État, organisant les intérêts du Capital en général, de la bourgeoisie en particulier.
Ces syndicats tricolores sont passés maîtres dans l’art de négocier la liquidation des "acquis sociaux" arrachés par le prolétariat après tant de luttes sanglantes séculaires. Ils ressemblent aux poupées à deux visages: face aux travailleurs, ils aboient contre les patrons et tiennent les hauts parleurs de la contestation, et à la table des négociations dont ils sont si friands, nos soi-disants défenseurs de la classe laborieuse geignent contre les prolétaires, soldent les avoirs de ces derniers et négocient essentiellement leur propre rémunération, et leurs prérogatives de pseudo-professionnels du dialogue social. Et voilà que le gouvernement Juppé a voulu se passer d’eux, alors que tout ce beau monde de négociateurs ronronnait en chæur! Quelle étrange idée d’éviter ces conseilleurs de tourner en rond, ces pompiers spécialisés dans les techniques d’extinction du conflit social, depuis la minuscule étincelle jusqu’à l’incendie menaçant. Le patronat lui-même a reproché au gouvernement cette attitude! Il est vrai que les syndicats tricolores ont ainsi pu jouer plus aisément le jeu de la contestation, de l’organisation sans organisation des luttes contre un gouvernement médiocrement anxieux. Ce dernier avait le temps pour lui, l’appui des classes dominantes européennes (notamment celle allemande pour qui cet exercice à la française lui a permis de mieux préparer l’attaque prochaine contre son prolétariat), et semble-t-il peu d’inquiétudes sur l’issue du combat, avec ces syndicats qui n’ont cessé de quémander une négociation (CGT, FO) ou qui carrément ont approuvé sans vergogne le plan d’attaque contre les travailleurs (CFDT). Prolétaires, Travailleurs, s’il est une grande leçon de votre courageuse bataille de novembre-décembre 1995, c’est celle de la sinistre trahison de ces faux syndicats qui depuis des décennies ne défendent plus vos intérêts mais ceux de la nation, c’est-à-dire de la bourgeoisie, qui s’empressent de négocier leur propre survie et non la votre, qui vous ont accompagné dans votre lutte pour mieux vous trahir! Lors de votre combat, les plus contestataires de ces syndicats, que vous avez accepté à vos côtés, sont ceux qui ont porté contre vous les coups les plus meurtriers en empêchant que de vrais syndicats de classe organisent et unifient vos luttes, et en dévoyant votre formidable révolte sur des chemins exténuants et désespérants. Que notre mot d’ordre de parti devienne bientôt votre emblème: EN DEHORS ET CONTRE LES SYNDICATS TRICOLORES! POUR LA CRÉATION DE NOUVEAUX SYNDICATS DE CLASSE!
Les classes dominantes sont de plus en plus acculées cette dernière décennie à entreprendre des plans de sauvetage de leur système en crise, et n’ont plus grand chose à négocier avec les syndicats. L’économie mondiale est secouée par des crises de plus en plus profondes qui annoncent la fin prochaine de ce type de société, si une solution drastique n’est pas trouvée; soit l’on retourne à une exploitation féroce des travailleurs, soit la surproduction en hommes et en marchandises qui engorgent les marchés sera à nouveau réglée par une troisième guerre mondiale avec son cortège de massacres et de destruction à des niveaux jamais atteints dans l’histoire de l’humanité! Nous communistes savons bien que le système capitaliste a terminé depuis bientôt un siècle son parcours révolutionnaire en préparant les bases de la future société communiste, mais qu’il se refuse à laisser la place et survit en vampirisant les forces vitales de la matière et de l’humain au niveau planétaire. La généralisation des rapports marchands ne concernent plus seulement les pays développés (600 millions de personnes) mais bientôt 6 milliards d’êtres; on nous assomme avec les termes de "mondialisation", de "globalisation", c’est-à-dire d’uniformisation des rapports marchands, de façon à ce que le Capital ne soit plus freiné dans sa circulation par aucun obstacle: les législations doivent s’assouplir, que ce soit celle du Travail ou celle économiques, et donc le secteur dit "public" où elles étaient le plus respectées doit se "réformer"; les technologies de l’information (les fameuses "autoroutes" dont nous abreuvent nos publicitaires), de l’informatisation doivent devenir les modes dominants de communication. Le Capital doit circuler le plus rapidement possible comme si on voulait parvenir à ce que cette société humaine ne soit plus qu’un immense marché de tractations avec des capitaux se déplaçant électroniquement et des prolétaires exploités férocement!
La bourgeoisie française doit elle aussi s’adapter à ce contexte mondial. De 1990 à 1993, la France a connu la période de récession la plus forte depuis la deuxième guerre mondiale. Le mouvement de 1968 (10 millions de grévistes) a éclaté en pleine prospérité. Depuis les années 1970, le capitalisme international est secoué par des crises de plus en plus rapprochées avec des périodes de récession de plus en plus dures. Les attaques contre les conditions de vie du prolétariat se font elles aussi de plus en plus acérées, et malgré cela les luttes des travailleurs s’amoindrissent jusqu’à s’enfoncer dans les années 80 avec la social-démocratie au pouvoir dans une inertie désespérante. La bourgeoisie rencontre peu de résistance et les syndicats tricolores jouent à merveille leur rôle d’amortisseur et d’anesthésiste. Le paritarisme bat son plein tandis que les travailleurs se désyndicalisent; patrons syndiqués et syndicats soi-disant représentatifs de la classe travailleuse discutent des mesures à prendre pour "assainir" l’économie nationale; le syndicat Force Ouvrière, mené par Bergeron devient le partenaire privilégié du patronat et obtient en récompense la présidence de la Caisse Nationale d’Assurance Maladie (CNAM) des travailleurs. Quelques mouvements vont enfin secouer ce Big Sleep: celui des cheminots et des étudiants en 86, des infirmières en 88, des étudiants en 94 contre les contrats d’insertion du gouvernement Balladur. Ces luttes sont catégorielles, corporatistes. Elles entraînent avec elles des syndicats hésitants ou produisent de nouvelles organisations comme les Coordinations des cheminots et des étudiants, qui ne sont en fait que des ébauches de syndicats.
Face à la récession économique qui aiguise la concurrence internationale entraînant des tensions entre les USA, le Japon et les pays européens, la bourgeoisie européenne tente avec le traité de Maastricht de sauver sa peau. L’Union Européenne cimentée par une monnaie unique et conduite par l’Allemagne et si possible la France ambitionne de conduire une politique commune de baisse du coût du travail humain, de façon à rendre "concurrentiels" les produits et les hommes. La bourgeoisie prépare une formidable attaque de tous les "acquis" sociaux, arrachés par le prolétariat dans des luttes séculaires pour se défendre de l’exploitation avide de la bourgeoisie et des lois féroces du Capital. La législation du Travail est devenue trop pesante; le code du travail a en effet triplé en France depuis la fin de la 2ème guerre mondiale. Or non seulement l’État avec ses organes parlementaires en est le garant mais le secteur public et les millions de travailleurs qu’il gère directement en est aujourd’hui le principal bénéficiaire. Le secteur privé avec ses restructurations industrielles (mines, sidérurgie, automobiles, chantiers navals, docks, textile, etc.) a déjà payé le prix fort avec licenciements, augmentation de la productivité, allongement des cotisations pour l’assurance retraite de 37,5 à 40 ans en 1993. Le prolétariat ouvrier a fondu au cours de ces dernières décennies (il ne correspond plus qu’à un tiers du prolétariat contre les 2/3 avant guerre), et avec lui les fortes traditions de luttes de classe. Mais le prolétariat est toujours bien vivant! Les prolétaires que nous marxistes définissons comme ceux qui vendent leur force de travail représentent désormais plus de 75% de la population française selon un chercheur du CNRS écrivant courageusement durant les grèves dans Le Monde du 7 décembre 1995, et terminant son article par cette formidable apostrophe: "Messieurs les dominants, le nouveau prolétariat vous salue bien!".
Il s’agirait maintenant pour répondre aux exigences du gouvernement européen de Bruxelles de redresser les comptes des caisses de l’État et de s’attaquer aux déficits publics, c’est-à-dire aux services publics, administration, transports, Santé, Éducation, Énergie, Poste et télécommunications, etc... Le secteur public qui a servi de locomotive et de mécène à l’économie soi-disant privée en assurant toutes les infrastructures des transports et des communications, les investissements financiers, l’éducation des travailleurs et leur santé, deviennent de par la lourdeur de leur structures un obstacle au fonctionnement "linéaire" du marché. Selon nos chers politiciens, les services publics ont désormais un coût trop élevé et ceci parce qu’ils ne sont pas ouverts à la saine concurrence du marché! Il n’est plus nécessaire à la bourgeoisie de "protéger" ces secteurs qui pour certains idéalistes représentent encore le symbole des principes démocratiques d’égalité entre citoyens, fondement, croient-ils, de la République bourgeoise. Ils oublient bizarrement les luttes acharnées des travailleurs de l’État pour obtenir des conventions collectives honorables; d’autre part, les attaques actuelles leur montreront enfin clairement que l’État ne défend qu’une seule classe, celle bourgeoise, et que l’État gère ses entreprises (armement, transports, énergie, technologies de l’information, banques, assurances) comme n’importe quel patron. La prospérité et les besoins en main d’æuvre adaptée au marché et en bonne santé ont permis le développement des caisses d’assurance sociale pour la maladie, la retraite, la famille, l’accession à l’éducation et aux soins pour les travailleurs et leurs enfants! Maintenant l’État est pauvre, le système produit des chômeurs et une main d’æuvre en excès; assurances privées, écoles privées, circuits privés de tout ordre éclosent à foison creusant un fossé de plus en plus infranchissable entre les classes possédantes et ceux qui n’ont rien...
La diffusion du chômage, de la misère, de la concurrence individuelle aggravent les tensions sociales. La révolte des jeunes des banlieues défavorisées (c’est-à-dire là où vit majoritairement le prolétariat), les attentats islamistes de l’été 95 terrorisant prolétariat immigré et français, les scandales des "affaires" qui signent aussi les divergences au sein même de la classe bourgeoise, et pour finir le plan Juppé, assené sans ménagement aucun sur la tête des travailleurs, déjà affaiblis par une bonne décennie de rigueur, dans un contexte de croissance économique tendant vers zéro et un chômage à la hausse! L’attaque à la cosaque de Juppé concerne non seulement les travailleurs du secteur public avec le remise en question de leurs acquis sur la retraite, mais tous les travailleurs en général avec la restructuration des caisses d’assurances sociales maladie et retraite, la réforme réductrice de la Santé, et d’autres services publics comme la SNCF, la Poste, France Télécom, Électricité et Gaz de France (ED-GDF) avec leurs ouvertures à des capitaux privés et donc à des changements de statuts et de prix. Le mouvement de révolte du prolétariat français débuté le 24 novembre 1995 et achevé pratiquement (les luttes des prolétaires de la Poste à Caen et des Transports à Marseille jusqu’en janvier 1996 sont demeurées bien vivaces tout de même) le 21 décembre avec la reddition honteuse des syndicats réactionnaires, marque une page importante de l’histoire du mouvement des travailleurs de ces deux dernières décennies. Il constitue en effet un élan courageux de ce "nouveau prolétariat" pour résister aux attaques incessantes de la bourgeoisie française en particulier, et de la bourgeoisie internationale, restée attentive durant tout le mouvement aux pulsations des luttes de notre hexagone.
Pour la première fois depuis bien longtemps les luttes se sont montrées non corporatistes, mais intercatégorielles: on y a vu une partie des prolétaires (les cheminots et leurs traditions de luttes en tête, les travailleurs des transports parisiens, une partie de ceux de la Poste, d’EDF-GDF, une minorité des travailleurs du privé, les combatifs mineurs de Lorraine) se battre pour défendre les intérêts de tous les travailleurs! Les partis politiques comme le PS et le P.C.F. se sont bien gardés de les rejoindre. Par contre les centrales syndicales, CGT surtout puis FO, ne se sont pas laissés déborder cette fois-ci comme en 1986, et ont encadré le mouvement sans jamais l’organiser de façon centralisée par une intersyndicale nationale, sans mots d’ordre précis pour l’unifier et le renforcer. Les mots d’ordre organisatifs ont été décidés par les sections locales tandis que ceux des centrales restaient flous ou ambigus; des intersyndicales CGT-FO et d’autres syndicats (des sections CFDT opposées à leur centrale, SUD, CFTC, etc..) se sont créées. Quoiqu’il en soit, ce sont les centrales syndicales traîtres et non les assemblées générales locales qui ont pris la décision d’arrêter le combat, et qui ont transformé ces luttes non catégorielles en revendications corporatistes: en acceptant des négociations branche par branche, elles ont validé la politique patronale et ont divisé le mouvement des travailleurs afin de l’anéantir.
Avant de retracer les différentes étapes du mouvement, nous allons décrire la mosaïque syndicale actuelle en France. En 1993, comme le rapporte Le Monde du 6-2-95, 11% de la population salariée soit 2 120 000 personnes était syndiqué contre 4 millions il y a 25 ans soit 25% des salariés (et ceci depuis 1950: la thèse de la faiblesse historique du syndicalisme en France est donc contestable); au cours de cette période, la part des retraités a augmenté par rapport aux actifs. Une cassure dans la syndicalisation s’est produite en 1977-78, et la décennie 1977-86 correspond aux années noires du syndicalisme (avec une accalmie en 81-82 due à l’espérance provoquée par l’arrivée au pouvoir de la social-démocratie). Aucune organisation n’a été épargnée, aucun secteur.
La CGT, première organisation syndicale devant la CFDT, a perdu les 2/3 de ses effectifs, principalement dans le secteur privé, de 1977 à 1993, et déclare 352 000 adhérents dans le public contre 271 000 dans le privé. Le Monde du 3-12 parle de 640 000 adhérents en 1994 dont 480 000 actifs et le reste en retraités. Ses bastions sont représentés par les grandes entreprises nationales: EDF-GDF où un salarié sur 4 lui est syndiquée soit 76 000 adhérents (1ère fédération CGT), la SNCF avec 12% des effectifs soit 60 000 syndiqués (3ème fédération), la Poste avec 10% soit 52 000 syndiqués (4ème fédération), les arsenaux avec 20%, la Santé avec 35 000, les Services publics avec 50 000; dans les branches industrielles, elle est présente dans la chimie, le verre, l’automobile, la métallurgie avec 65 000 adhérents (2ème fédération). La CGT cheminots est le premier syndicat à la SNCF: en 1981, 51% des suffrages aux élections professionnelles, contre 41,8% en 92 et 2 points de plus en 94; les prochaines élections sont prévues au printemps 96; la CGT-cheminots menée par Bernard Thibault est dans la ligne confédérale. Géographiquement elle domine dans la banlieue parisienne, le Nord et le long du sillon rhodanien, de Lyon à Marseille, ceux de la Loire et de la Seine. De nombreuses villes du Sud de la France vivent essentiellement des services et administrations publiques, ce qui explique l’ampleur qu’y a connu le mouvement de novembre-décembre 95 et le large soutien populaire fourni à la grève des traminots marseillais. Le secrétaire général de la CGT, Louis Viannet, est issu de la Poste et membre du P.C.F. Le 45ème congrès de la CGT qui s’est achevé le 8 décembre 1995 est un succès pour lui. Le nouveau bureau de la CGT comprend une moitié de "communistes" qui lui sont fidèles: et on voudrait nous faire croire que CGT et PCF font chambre à part depuis des années. Depuis un an, la CGT, comme le P.C.F., a pris la marche du "changement" pour sortir de son isolement et renouer avec le CNPF. Elle veut participer plus activement à la politique contractuelle dont elle était absente depuis 18 ans. B.Thibault, responsable de la fédération des cheminots, est présenté comme un des successeurs possible de L.Viannet. Ce dernier tient donc de main de maître sa confédération tandis que ses alter ego, M.Blondel de FO, et N.Notat de la CFDT, affrontaient des turbulences. La CGT après le mouvement de nov-décembre 1995 qu’elle semble avoir complètement encadré se trouve placée au centre de l’échiquier syndical.
La CFDT, proche du PS, représente la 2ème organisation syndicale. Elle a perdu la moitié de ses effectifs entre 1978 et 88. Elle a l’implantation la plus diversifiée. Ses bastions se trouvent dans la Santé, la métallurgie, les employés des collectivités locales. Elle est plus présente dans le public que le privé, mais a moins reculé que la CGT dans le privé. Géographiquement elle est forte dans l’Ouest (Bretagne, pays de Loire) et l’Est (Lorraine, Alsace, Savoie). Sa secrétaire générale, Nicole Notat, est issue du SGEN-CFDT et a succédé à Edmond Maire en 1988 après une révolution de palais et pour continuer l’appui à une politique gouvernementale de rigueur apporté dès 1983. Au cours des mouvements de grève de 86 à 88, des sections entières ont quitté la CFDT ou en ont été expulsées pour former des syndicats comme SUD de la Poste, ou le CRC de la Santé. Au cours des dernières grèves, la Fédération générale des transports et de l’équipement (FGTE, 5ème fédération de la CFDT), des fédérations (SGEN des instituteurs, banques, les finances, la protection sociale) ont mis en cause le soutien de Notat au plan Juppé. Selon la FGTE, plus de 500 syndicats de la CFDT sur 2300 étaient en faveur durant les grèves d’un congrès extraordinaire; le secteur public représente les 2/3 de contestataires avec entre autres 71 syndicats de l’éducation nationale (soit 63% des syndicats CFDT de l’enseignement), 172 des 229 syndicats de la FGTE. Les opposants dans la CFDT à l’appui au plan Juppé représentaient 25 à 30% des adhérents, et 168 militants de fédérations, régions, unions, syndicats (cheminots, banques, douanes, santé-sociaux, EDF, etc..) ont lancé une pétition le 5-12-95 en faveur de la grève générale. La CFDT-cheminot, opposée à la ligne confédérale, est rattachée à la FGTE; elle a obtenu 27,6% des voix en 1994 (en baisse pour la première fois depuis 1981) et est bien implantée dans l’est de la France. Elle est influencée par l’extrême-gauche (trotskiste) à Chambéry, Paris-Lyon, Paris Saint Lazare, Tours, Rouen. Après les grèves, une partie des syndicats de la CFDT-cheminot, 7% des adhérents selon Le Monde du 9 février 96, (560 adhérents de Paris Sud est: Gare de Lyon et Val de Marne, 100 de Rouen, 450 de Paris Saint Lazare) rejoindront le nouveau syndicat SUD-Rail tandis que les 111 syndicats restants se doteront d’un logo "cheminots CFDT en lutte" pour se démarquer de la ligne légitimiste confédérale. La CFDT tient la présidence du conseil d’administration de la Caisse nationale d’assurance retraite des travailleurs salariés.
Force Ouvrière est issue d’une scission en 1947 de la CGT, survenue après des mouvements de grève et avec des subsides de la CIA via l’AFL-CIO (syndicat américain). Cette organisation est présente dans le secteur public et l’administration, à Paris et dans le midi, très peu présente dans le privé. Depuis le milieu des années 70, ses bastions du secteur public déclinent avec une accélération dans les années 80. Elle tient la présidence du conseil d’administration de la Caisse Nationale d’Assurance Maladie (CNAM) des travailleurs (soit 47 millions de personnes) depuis 1967 et les 2/3 des caisses primaires d’assurance maladie sur 129 avec la gestion d’un parc immobilier important. La CNAM et les caisses primaires emploient 100 000 personnes et le conseil d’administration qui élit le président. Ce dernier, sur la base des élections à la Sécurité Sociale de 1983, comprend 27 membres dont 7 représentants pour le patronat (syndicats CNPF et CGPME) et 18 pour les salariés (4 CGT, 4 FO, 1 pour la fédération éducation nationale, 3 CFDT, 2 CFTC, 2 CGC, 2 mutualité française). Si FO sous la menée de Bergeron était le partenaire privilégié du patronat, il n’en est plus de même avec Marc Blondel, membre du P.S., élu en 1989. Ce dernier a grandi à l’ombre des corons des mineurs du Pas de Calais dont il garde le langage "ouvrier". Entré à la SFIO puis au PS, il rejoindra FO en 1960. Flirtant avec l’ultra-gauche et les milieux syndicaux internationaux, il s’assure les soutiens des trotskistes de Pierre Lambert et des anarcho-syndicalistes d’Alexandre Hebert. Rompant avec l’image rassurante de son prédécesseur A. Bergeron, il n’hésite pas à promouvoir le "syndicalisme de la contestation" espérant capter par son langage radical et au besoin par sa pratique de la chaise vide avec le patronat une partie des adhérents de la CGT (Le Monde du 9-12-95). En fait, c’est l’effet inverse qui se produit, la CGT regagnant du terrain aux dépens de FO. Le patronat dérouté se tourne donc vers la CFDT. FO sort donc affaiblie du dernier conflit de nov-décembre en montrant, sur le terrain de l’unité avec la CGT, sa dépendance pour pouvoir mener des actions "visibles". Et sa position de contestation du plan Juppé la met en minorité au sein du conseil d’administration de la CNAM.
A la Fonction Publique qui est divisée en trois parties (l’État, les collectivités locales, les hôpitaux), on trouve une multitude de syndicats. Les 7 centrales syndicales participent régulièrement aux négociations: CGT, C.F.D.T., FO, CFTC, CGE-PME, FSU, UNSA. Hormis les deux dernières, ces organisations de salariés seront les seules à participer au sommet du 21 décembre. Il y a évidemment d’autres syndicats moins représentatifs: anarchistes, autonomes, SUD, le groupe des dix. Au cours de la grève de nov-décembre un pôle contestataire CGT-FO-FSU-SUD s’est formé contre un pôle réformiste CFDT-CFTC-UNSA-CGE PME.
La CFTC (Confédération Française des Travailleurs Chrétiens) d’obédience chrétienne, tenant la présidence des Caisses d’Allocations familiales, forte dans l’enseignement privé et en Alsace, et la CGE-CGC (Confédération Générale de l’Encadrement-Confédération Générale des Cadres), comprenant les cadres et agents de maîtrise dans les grandes entreprises industrielles surtout, réunissent 100 000 adhérents.
L’UNSA (Union Nationale des Syndicats Autonomes), faux nez de la FEN, regroupe 8 fédérations de plusieurs branches et revendique 350 000 adhérents, surtout dans la Fonction Publique. Avec 19,5% des voix, ses organisations sont arrivées en tête lors des élections professionnelles organisées dans la Fonction Publique d’Etat entre novembre 1991 et novembre 1994 (Le Monde du 20-12-95). Elle est née en 1993, un an après l’éclatement de la Fédération de l’Education Nationale (FEN) qui a perdu la moitié de ses adhérents. Les proches du Parti Socialiste, qui ont gardé le contrôle de la FEN, se sont alliés aux syndicats autonomes, avec lesquels ils partagent l’appui à une politique contractuelle. L’UNSA, qui a tenu son congrès constitutif en juin 95, comporte deux principales composantes: la FEN avec 170 000 adhérents (100 000 enseignants surtout de l’enseignement primaire, 70 000 agents techniques et administratifs de l’Education Nationale) et la Fédération Générale Autonome des Fonctionnaires (FGAF) avec 130 000 adhérents policiers, greffiers, agents territoriaux et hospitaliers. Une demi-douzaine de petites fédérations rassemble 50 000 personnes à la SNCF (Fédération maîtrise et cadres), à la RATP, dans l’agriculture (FGSOA chambre d’agriculture), l’aviation civile ou le milieu du spectacle (réalisateurs de télévision et de cinéma, artistes). Quelque 10% des effectifs de l’UNSA relève du secteur privé.
La FSU (Fédération Syndicale Unitaire) est née comme l’UNSA de l’implosion de la FEN en 92 entre une branche proche des socialistes (UNSA) et l’autre proche du PCF (FSU). Elle est composée en majorité d’enseignants et est forte de 17 fédérations et de 170 000 adhérents dont 80 000 dans le second degré.
SUD (Solidaires, Unitaires, Démocratiques) est né il y a 7 ans de l’exclusion de sections CFDT de la Poste (le mouvement des "camions jaunes" de 1988). C’est le 2ème syndicat aux élections professionnelles de 1995 à France Télécom derrière la CGT et devant la CFDT, et le 4ème à la Poste. Il revendique 8000 adhérents. Après les grèves de nov-décembre et l’éclatement de la CFDT cheminot, s’est formé SUD-Rail avec seulement 7% des cheminots CFDT. De nombreux opposants à la ligne confédérale de la CFDT ont préféré "le combat intérieur" plutôt que de rejoindre SUD qui représente pour eux un enfermement dans le corporatisme. La secrétaire générale de SUD-PTT déclarait en février 96 (Le Monde du 9-2-96): "Nous n’avons pas l’intention de devenir une confédération. Cela nécessiterait un projet syndical clair et une base interprofessionnelle que nous n’avons pas. Ce qui est important, c’est que SUD-PTT, Sud-Rail, le Syndicat national unifié des impôts (SNUI) et d’autres travaillent davantage ensemble". En effet une structure devrait rassembler ces différentes composantes: le "groupe des dix". Créé en 1981 par des syndicats autonomes qui pensaient que l’arrivée de la gauche au pouvoir allait entraîner une recomposition du syndicalisme, ce groupe rassemble aujourd’hui 18 syndicats qui représenteraient 60 000 adhérents. Structure encore informelle bâtie autour de SUD-PTT (10 000 adhérents) et du SNUI (20 000 adhérents), ce groupe est en train de s’organiser avec un pôle banque finance, un pôle aviation civile, le CRC Santé-sociaux issu du mouvement des infirmières de 88, etc.
La division syndicale est donc extrême. A la SNCF, les cheminots, qui ont encadré, stimulé, pris la tête de tous les mouvements et manifestations depuis le 24 novembre, sont représentés par 7 syndicats. Quatre ont un rôle déterminant, 2 confédérés CGT, C.F.D.T., et 2 autonomes la FGAAC (Fédération Générale Autonome des Agents de Conduite, purement catégorielle), la FMC (Fédération Maîtrise et Cadres: 11% des voix aux élections professionnelles, issue d’une scission de la CGT en 1948, non rattachée à une confédération); les trois autres sont FO, CFTC, CFE-CGC. Une intersyndicale menée par la CGT s’est formée avec la CGT-CFDT-FO-CFTC-FMC-CFE CGC et négocie avec la direction. Les cheminots représentent moins de 1% des salariés mais totalisent 10% des journées de grève en France; ainsi du 1-1-95 au 31-10, 716 préavis de grève ont été déposés dont 21 d’ampleur nationale (Le Monde du 1-12-95).
Le patronat a su tirer les leçons des grèves de novembre-décembre 95. Dans un article du 11-2-96, Le Monde relate le séminaire du 29 janvier qui a réuni le conseil exécutif du CNPF sur l’état du syndicalisme en France et sur la conduite patronale à adopter. On y a commenté une note rappelant que la France est le pays où il y a le plus de syndicats et le moins de syndiqués et qu’au cours des quinze dernières années, plus de la moitié des effectifs se sont évaporés (le taux de syndicalisation aujourd’hui est de 8%; 5% pour le privé) avec une forte concentration dans le secteur public. Selon cette note, "la récente crise a révélé des réalités un peu en sommeil: l’évanescence des adhérents n’a pas fait obstacle à la mobilisation; le syndicalisme contestataire a été remis en selle (...); la CGT a prouvé sa force, la maîtrise de son organisation et, surtout, sa capacité de blocage [sic! ]". Depuis 50 ans, on est passé d’un syndicalisme d’adhérents, payant une cotisation, à un syndicalisme de mandatés. Les cotisations, qui constituaient 80% des budgets des organisations en 1955, ne représentaient plus que 20% en 1990, indique la note.
Ce syndicalisme "de rente" rend les syndicats "incontournables", mais ils y "perdent leur emprise sur des militants livrés à eux-mêmes. Les chefs d’entreprise ont été frappés du décalage, durant la crise de novembre et décembre 1995, entre un secteur public en ébullition et un secteur privé remarquablement calme. Ils ont été interloqués de voir une sorte de mai 68 se traduire, le 21 décembre, à l’Hôtel Matignon, par une victoire des représentants patronaux, qui ont obtenu qu’on n’y parle ni de salaires ni de temps de travail. (...) Les membres du conseil ont été d’accord pour constater la crise des syndicats. Ils ont souligné que le regain de la fin de l’année dernière cachait une fragilité dangereuse, car les responsables syndicaux sont coupés d’une base de plus en plus réduite, qui les perçoit comme des apparatchiks. Le patronat vit, là encore, un paradoxe puisqu’il est contraint de négocier, au niveau professionnel, avec des organisations syndicales, tout en sachant qu’en cas d’explosion sociale, au plan national comme au niveau de l’entreprise, il risque de se retrouver devant des "collectifs" ou des "coordinations" inexpérimentés [sic!], peu représentatifs d’autre chose que du coup de sang qui les motive et souvent inspirés par des résurgences gauchistes [en clair, le patronat craint la résurgence d’organisations de classe!]. Le CNPF aimerait pouvoir conforter les syndicats ayant pignon sur rue, avec lesquels il a l’habitude de s’affronter et de signer bon nombre d’accords, mais lesquels? Les "réformistes" de la CFDT, de la CFTC et de la CGC, dont on a vu, de façon spectaculaire lors du sommet du 21 décembre, qu’ils s’opposaient aux "contestataires" de la CGT et de FO? Les patrons sont trop réalistes pour se prêter à ce manichéisme: pour la négociation interprofessionnelle et de branche, FO arrive en tête des signataires syndicaux, avec un taux de 73% et pour les négociations d’entreprise; la CGT (46%) pointant juste derrière la CFDT (55%). Le patronat est pour le dialogue social, mais le problème est de savoir avec qui discuter. Le président de l’Union des industries métallurgistes et minières affirme que la crise de décembre a révélé des acteurs nouveaux, des forces transversales, susceptibles d’inquiéter et de bousculer organisations et méthodes traditionnelles". Il souligne "l’irruption des syndicats autonomes regroupés dans le "groupe des dix" et le réveil des trotskistes ou des anarchistes de la CNT. Les collectifs, faisant fi de toute étiquette syndicale, prennent de court des appareils désarçonnés.(...) Le syndicalisme semble s’orienter autour de deux pôles: l’un, contestataire, avec la CGT et FO, antimaastrichtien; l’autre, réformiste et européen, mené par la CFDT, la CGC et la CFTC. Selon lui, les entreprises seraient bien avisées de favoriser la constitution d’un pôle réformiste".
Et selon nous, communistes, le pire pour les travailleurs est la constitution de ce pôle syndical faussement contestataire formé par les centrales CGT-FO dont le rôle historique présent est celui de dévier les luttes de classe sur la voie du réformisme et donc du défaitisme. LES VRAIS BRISEURS DE GREVÉ, CE SONT ELLES! Ce sont elles qui ont négocié à genoux avec le patronat et le gouvernement, alors qu’elles avaient derrière elles un prolétariat en lutte. Le mouvement de novembre-décembre méritait mieux que ce sommet bidon du 21 décembre dont le menu, imposé par le patronat et le gouvernement, n’offrait que quelques sucreries écæurantes. Ce sont ces organisations à la verve agressive pour défendre les "acquis" sociaux historiques des travailleurs mais au geste stérilisant qui ont empêché la résurgence d’organisations réellement classistes et qui ont "organisé" le mouvement pour mieux l’anesthésier et le conduire au bourreau bourgeois. Commentant l’attitude des centrales syndicales, le Monde du 26 décembre fait les louanges de leur grand art: " En première ligne, marquée de près par FO, qui ne pouvait être présente dans les grèves qu’à travers cette alliance inédite, la CGT a maîtrisé le mouvement tout au long, surfant sur les vagues du mécontentement, évitant le débordement politique. Du grand art! Rusant avec les surenchères de Marc Blondel, elle a bien "tenu" les grèves (concentrées sur la SNCF, la RATP et la Poste) et bénéficié, pour les manifestations, de l’effet FO, qui a gardé, dans l’opinion, l’image modérée du temps d’André Bergeron. Dans cette crise atypique, où les salariés du privé se sont tenus à l’écart des grèves tout en restant en sympathie avec les grévistes, la CGT, plus tribunicienne que jamais, a su être le porte-voix de manifestants qui, au-delà du refus du plan présenté par Alain Juppé, exprimaient leur "mal-vivre" au bout de treize ans de rigueur salariale et de montée du chômage.
"Regardée avec scepticisme lorsqu’elle expérimentait son "syndicalisme de proximité", à l’écoute de salariés auxquels elle ne voulait plus imposer des revendications venues d’en haut, la CGT a démontré son savoir-faire à la SNCF. Ayant tiré les leçons du long conflit de décembre 1986, elle a cueilli les fruits de son immersion. A la différence d’il y a neuf ans, aucune coordination n’a troublé le jeu". On ne peut écrire plus limpidement.
Reprenons maintenant le fil des événements. Le retour des vacances donne le ton que prend désormais le gouvernement Chirac-Juppé; les promesses électorales sont envolées. Le 20 septembre, au milieu des attentats terroristes, le projet de loi de finances pour 1996, adopté en conseil des ministres prévoit des prélèvements obligatoires atteignant le niveau record de 44,7% du produit intérieur brut (hausses fiscales sur la TVA, le tabac, etc...). En Octobre, prenant le relais du malaise exprimé par les jeunes des banlieues, les étudiants après une rentrée scolaire désastreuse soulignant la pénurie en enseignants, en locaux, en matériel éducatif, en budget, démarrent. Le lundi 9 Octobre, les étudiants de Rouen lancent la grève qui gagnera ensuite d’autres facultés, accompagnant ainsi le mouvement des travailleurs pour se terminer comme ce dernier dans la confusion. Les facultés parisiennes ne rejoindront la grève que le 16 novembre; des contingents de lycéens rejoindront aussi les grévistes étudiants. Les syndicats étudiants essaieront d’encadrer les revendications en formant une coordination nationale avec les deux UNEF, la CNT et la LCR.
Les syndicats de la Fonction Publique lancent un mouvement de grève pour la journée du 10 Octobre afin de protester contre le blocage des salaires. La grève est largement suivie (55% des fonctionnaires, 382 000 manifestants en France dont 22 000 à Paris selon le ministère de l’Intérieur). Le 16 Octobre, le ministre de la Santé (qui sera rapidement remercié), annonce que le forfait hospitalier journalier passe de 55 francs à 70 francs; le taux directeur de l’évolution des dépenses hospitalières est réduit de 3,8% à 2,10 pour 1996. La nouvelle tombe alors que les forums régionaux de la protection sociale, sensés préparer l’opinion à la réforme de la S.S., battent leur plein. Les syndicats dénoncent ce procédé, estimant que les forums perdent toute raison d’être, et en boycottent quelques uns. Le 18, le ministre de l’économie et des finances accepte un amendement visant à supprimer la demi-part supplémentaire dont peuvent se prévaloir un couple de concubins avec enfant. Le 25, les cheminots lancent une journée de grève contre le projet de contrat de plan Etat-SNCF qui se présente comme un plan de sauvetage de l’entreprise publique et sa dette de 175 milliards de francs; or cette dette comprend les investissements demandés par l’État pour le TGV, soit 154 milliards de francs, tandis que les infrastructures routières sont financées par l’État.
Le 26, M. Chirac annonce à la télévision une période d’austérité pour le monde du travail et s’engage à réduire le déficit budgétaire français pour que la France soit prête pour la monnaie unique au 1er Janvier 99. Fin Octobre, selon Le Monde du 23-11, Blondel rencontre le président du CNPF qui lui affirme qu’il ne rompra pas l’alliance avec FO (sic!) qui dirige la CNAM depuis 28 ans, c’est-à-dire qu’il n’y aura pas de prochaines élections à la S.S., si ce dernier accepte le principe d’une réforme de la S.S. Blondel aurait même été d’accord sur l’utilisation par le gouvernement d’ordonnances. Le lundi 30 Octobre, 8 syndicats (CFDT, CFTC, CGC, FO, CGT, FEN, FSU, UNSA) se réunissent au siège de la CFDT et se mettent d’accord pour une déclaration commune qui admet le principe d’une réforme de la S.S. Le 31 Octobre, les organisations patronales (CNPF, CGPME, UPA) et quatre syndicats représentatifs (CFDT, FO, CFTC, CGC) sur cinq signent un accord national interprofessionnel sur l’emploi qui annonce une diminution du temps de travail comme moyen de faire reculer le chômage (c’est-à-dire, travailler plus pour gagner moins, et des créations d’emploi bien illusoires) mais qui renvoie aux branches le soin d’organiser celle-ci. Engagé depuis février 1995 avec les 5 grandes confédérations syndicales, dans des négociations contractuelles inédites, car autonomes des pouvoirs publics, le CNPF est en effet passé d’un refus de discuter de la réduction du temps de travail en mars à un accord cadre signé ce 31 Octobre.
La CGT a refusé de signer dénonçant que la réduction du temps de travail est le décor cachant la déstabilisation du statut des salariés: "La CGT fera tout pour bloquer les effets les plus pervers de ce texte, lors des négociations dans les branches professionnelles" déclare L.Viannet (Le Monde du 2-11-95). M.Blondel affirme pour sa part: "Il s’agit d’un relatif échec. (...) Nous signons parce que nous sommes partisans de la négociation collective et que nous ne voulons pas que le gouvernement et les parlementaires s’en saisissent". C’est-à-dire que ces derniers se passent des syndicats: la bourgeoisie a-t-elle encore besoin de ces négociateurs qui ne représentent plus qu’une part mineure des salariés, quand d’autre part il n’y a plus rien à négocier? Le CNPF est beaucoup plus clair quant au but de l’accord: "Nous avons fait un pas important dans le domaine de l’aménagement et de la réduction du temps de travail, mais dans un sens qui permette d’améliorer leur compétitivité"., c’est-à-dire la productivité des travailleurs et sans création d’emploi substitutive. Un deuxième accord portant sur les négociations dans les entreprises dépourvues de représentation syndicale rencontre l’hostilité conjointe de nos syndicats "contestataires", CGT et FO, qui y voient des négociations sans la présence d’organisation syndicale! Crime de lèse majesté! A l’exception de la CGT, les partenaires sociaux du patronat et des salariés se congratulent de leur journée de négociations. Soulignons de façon impertinente que ces accords seront au menu du sommet du 21 décembre et que cette fois-ci la CGT y adhérera: trois semaines de lutte pour en arriver là!
Le gouvernement veut donc réformer le régime de la Sécurité Sociale, qui comme l’affirme M.Blondel au Monde du 23-2-96 constitue avec l’école laïque et le SMIC la spécificité française.: "Si l’on touche à l’un de ces piliers, ça explose", affirme-t-il. Il faut donc y toucher adroitement et avec l’aide des centrales syndicales! Celles-ci sont donc invitées à réfléchir: "Des conversations, je dis bien des conversations, ont eu lieu", continue notre compère. Le 10 novembre, M.Blondel, accompagné de A. Hébert (ancien responsable de l’union départementale FO de Loire Atlantique et membre du bureau politique de l’ex-OCI, devenu le Parti des Travailleurs) et de P. Lambert (principal dirigeant du Parti des Travailleurs), rencontre J. Chirac; à sa sortie, il se dit "rassuré sur certaines craintes" et relève que "la volonté de remettre en cause les régimes particuliers, notamment les retraites, s’estompent". Le 11, M.Blondel se rend au ministère du travail et, après une longue entrevue avec le ministre J. Barrot, pavoise: "La S.S. est sauvée". Le 12, le ministre s’entretient avec l’ensemble des syndicats (il reçoit dans l’ordre: CNPF, CFTC, CFDT, CGC, FO, UPA, CGPME, CGT) et leur dessine les grandes lignes du plan d’assainissement de la Sécurité Sociale; seule la CGT refuse le principe d’un prélèvement pour couvrir la dette de la S.S. Le 13, le comité confédéral national de FO appelle à une grève interprofessionnelle de 24h le 28 novembre pour défendre la S.S., les salaires et l’emploi. Les 13 et 14 se déroulent les débats à l’Assemblée nationale sur la réforme de la S.S sans que les parlementaires connaissent le contenu complet du plan Juppé.
Le 15 novembre, le premier ministre, Alain Juppé, présente à l’Assemblée son plan d’assainissement de la S.S. et demande un vote de confiance. Après son discours, les parlementaires (et les syndicats) demeurent stupéfaits de son "audace" et l’ovationnent. Même les socialistes n’en croient pas leurs oreilles! Il s’agit là d’une véritable révolution du système français de S.S. depuis sa création en 1945, 28 ans après les ordonnances de 1967 qui en avaient déjà modifié le mode de fonctionnement, ne laissant aux syndicats qu’une gestion formelle, celle réelle revenant à l’État. M.Blondel, dans l’interview déjà cité, déclare sur la S.S. et l’échec du mouvement de l’automne: "L’échec, c’est le contrôle du Parlement. Même si les partenaires sociaux étaient des gérants théoriques, même si le gouvernement fixait les taux de remboursement et le taux de prélèvement, nous étions sous tutelle, mais nous restions libres de la gestion. Nous pouvions contrôler que cet argent-là était bien utilisé aux fins pour lesquelles il était prélevé". C’est-à-dire la santé des travailleurs? Soyons plus précis: le secteur de la Santé, les marchés pharmaceutiques et médicaux, les hôpitaux publics et les cliniques privées, etc... En effet, ce secteur représente une dépense de 1800 milliards de francs par an (FO accusera ce jour-là l’État de "rafler les 2200 milliards de francs constitués par les cotisations sociales"!), et la dette de la S.S., qui monte et qui descend selon les estimations, doit être épongée... sur le dos de la santé des travailleurs. Les principaux points du plan Juppé sont donc les suivants: le RDS (Remboursement de la dette sociale) est institué pour treize ans au taux de 0,5%; les retraités imposables et chômeurs indemnisés au-dessus du SMIC voient leurs cotisations maladie passer de 1,4 à 3,8% en deux ans; la gestion paritaire des caisses de S.S. est remise en cause: les membres des conseils d’administration ne sont plus élus mais désignés et le directeur général sera nommé en conseil des ministres (FO n’aura plus la haute main sur la nomination des directeurs de caisse!).
L’emprise du patronat qui se pose en garant de la rigueur de gestion est renforcée, et le vote par le parlement d’un taux annuel d’évolution des dépenses sociales constitue un attaque frontale contre les acquis sociaux dans le domaine de la Santé (les professionnels de Santé, les Hôpitaux, l’industrie pharmaceutique, les assurés sociaux auront des comptes à rendre!). Et enfin les régimes spéciaux de retraite doivent assurer, comme dans le secteur privé (mesure prise sous le gouvernement Balladur en 1993), 40 ans de cotisations. Or, la question était considérée par tous, syndicalistes et politiques, comme un domaine explosif: "Les retraites, c’est de la nitroglycérine! A manier avec précaution!" disaient les conseillers techniques de l’Hôtel Matignon et du ministère de la Fonction Publique, lorsque le Premier Ministre avait envisagé en Octobre leur réforme. "Si vous passez en force, les cheminots vous arracheront les rails!", prédisait un syndicaliste chevronné. La CFDT, CFTC, CGC réclamaient un audit des régimes spéciaux, et l’UNSA, FSU, CGT, FO refusaient catégoriquement toute réforme. Au dernier moment, A. Juppé, sans rien expliquer ni négocier, lance le cri de guerre aux retraites des régimes spéciaux, au grand dam des centrales syndicales, exclues ainsi de la décision, et devant rendre des comptes sur ce point à leurs troupes. L’Assemblée vote la confiance par 463 voix contre 87 (P.C.F. et P.S.) et 10 abstentions.
Les centrales syndicales sont donc estomaquées de voir le gouvernement toucher aux retraites de la Fonction Publique et FO de se voir dépouiller de la CNAM! M.Blondel hurle: "C’est la fin de la S.S., c’est la plus grande opération de rapt de l’histoire de la République". Viannet déclame: "Nous sommes en présence d’un véritable plan de saccage. Depuis 30 ans, aucun gouvernement n’était allé aussi loin dans l’agression contre notre système de protection sociale". La CFDT de son côté, hormis le point sur les retraites, soutient le plan Juppé. Les 7 fédérations de la Fonction Publique, réunies à la Bourse du Travail, appellent à une manifestation nationale le 24 pour protester contre la réforme du régime des retraites. M.Blondel fait pression sur sa fédération pour qu’elle se retire, mais les fédérations FO de la Poste, des Finances, des cheminots refusent.
Le 17, se déroule une grande manifestation nationale des étudiants qui rassemble plus de 200 000 étudiants et lycéens. Le ministre de l’Education, F. Bayrou avait concédé la veille l’octroi de 150 millions de francs. Le 19, le ministre de l’Économie et des Finances annonce que la suppression de l’abattement fiscal de 20% dont bénéficient tous les salariés assujettis à l’impôt sur le revenu est à l’étude (ce projet sera repoussé par A. Juppé le 5 décembre)! Le 24, la journée de grève est suivie largement. Le ministère parle de 500 000 manifestants en France dont 22 000 à Paris; 37% de fonctionnaires ont fait grève contre 57% le 10 Octobre. A Paris, L.Viannet est à la tête de la manifestation sans le leader de FO. N.Notat est agressée par des militants CFDT et doit s’enfuir... Les cheminots se prononcent pour la grève générale afin de lutter contre le plan Juppé et le contrat de plan SNCF; le 24, ils comptent 50% de grévistes (85% chez les agents de conduite, 40% chez les cadres) contre 66% le 10 Octobre. A la Poste: 45,7% de grévistes contre 66% le 10 Octobre.
Le 27, la grève générale démarre à la Poste dans certains centres de tri (Rouen, Caen, Grenoble,...) et à la RATP (Régie Autonome des Transports Parisiens: bus, métro et RER).
Le mardi 28, à l’appel de FO rejoint par la CGT (à une semaine de son congrès national) et la FSU, une autre journée de grève de 24h a lieu. On apprend (Le Monde du 28-11) que M.Blondel pour sauver sa "manif" a dû pactiser avec la CGT: pour la première fois depuis la scission de 1947, les secrétaires généraux FO et CGT seront côte à côte dans le carré de tête du cortège à Paris et une poignée de main devant les photographes est prévue! La grève générale s’étend à d’autres centres de tri encadrée par SUD et la CGT. L’idée d’une manifestation nationale prévue le dimanche 17 décembre dont FSU, SUD, le "groupe des dix", la fédération des mutuelles de France, sont à l’origine, prend corps, et une réunion doit réunir à la Bourse du Travail les fédérations de la Fonction Publique. A. Juppé désigne une commission menée par M. Le Vert sur les réformes des régimes spéciaux de retraite, qui devra entamer un dialogue avec les syndicats et rendre son rapport dans quatre mois!
Le jeudi 30 novembre, à l’occasion du débat organisé à l’Assemblée nationale sur l’avenir des services publics (le rapport du ministre de l’Industrie, Franck Borotra, porte sur leur adaptation aux règles européennes et leur ouverture à la concurrence), des manifestations ont lieu en France avec des salariés EDF-GDF, de la Poste, de la SNCF, soit 160 000 manifestants selon le ministère dont 20 000 à Paris. Ce 30 novembre, se déroulent aussi des manifestations étudiantes émaillées de violents incidents à la faculté des Sciences Jussieu de Paris et à Nantes. A EDF-GDF, la CGT parle de 67% de grévistes ce jour-là. La date du 30 a été choisie il y a 3 semaines, avant que les postiers, les cheminots et les étudiants ne s’y joignent, par les syndicats CGT, CFDT, FO, CFTC de EDF-GDF; sur 21 sites nucléaires, 7 observent ce jour-là une grève générale de la production, mais la direction reste maîtresse des importations.
Le vendredi 1er décembre, A. Juppé réunit les ministres concernés par les grèves; des contacts sont pris avec toutes les organisations de salariés et d’étudiants. Une rupture du front syndical se concrétise avec le refus de la CFDT, CFTC, UNSA et CGC de participer à la réunion à la Bourse du Travail pour organiser la journée du 17 décembre: pour ces syndicats, le gouvernement a fait des concessions avec la création de la Commission Le Vert. A la CFDT, la Fédération des Transports, des Finances, de la Justice, le SGEN sont pour la participation. La CGT est en pointe du mouvement et propose aux autres centrales d’organiser une journée nationale le mardi 5 décembre: la CGT veut "obliger" le gouvernement à négocier. Elle est à la tête de tous les mouvements de grève: à la SNCF, à la Poste, à EDF-GDF, à la RATP mais peu de mobilisation dans le secteur privé malgré ses bastions dans la métallurgie et le secteur automobile. Des intersyndicales se forment localement mais il n’y a pas de résurgence de Coordination comme en 86. Le samedi 2 décembre, M.Blondel radicalise son discours en appelant à généraliser la grève et au retrait du plan Juppé comme préalable à toute négociation; dans son interview au Monde du 23-02-96, il déclare: "A la fin de la manifestation [du 28 novembre], nous sentons bien que les gens sont déterminés. Je reste avec eux un moment. J’ignore cependant, à ce moment-là, que l’on va vers une grève de 20 jours. Ce sont les salariés qui en décident ainsi, soutenus par l’opinion publique".
Le congrès national de la CGT s’ouvre le dimanche 3 décembre à Montreuil et le Conseil national du PCF le 5-6. Les fédérations n’appellent pas à la grève générale; elles veulent forcer le gouvernement à négocier, contre l’avis de délégués portés par le mouvement et convaincus que la CGT va appeler à la grève générale. Lors de son discours d’ouverture, L.Viannet ne demande pas le retrait du plan Juppé, supplie même le premier ministre de négocier et s’oppose à la grève générale. Des délégués contestent l’appel à la négociation; une moitié des intervenants plaident pour la grève générale, certains jugeant que l’absence de mots d’ordre clairs rend "floue" et "ambiguë" la position de la CGT. La grève générale est "la seule voie pour créer un rapport de forces pour faire reculer le gouvernement" et "le congrès doit montrer la détermination de la CGT à aller jusqu’au bout", estime un cheminot. Le lundi soir, le gouvernement annonce qu’il est prêt à négocier sur les régimes spéciaux de retraite; il met une sourdine à son projet d’allongement de la cotisation-vieillesse. M. Le Vert pourrait proposer soit une augmentation de la cotisation de retraite, soit la diminution des prestations des retraités. Le ministre de la Fonction Publique, D. Perben, reçoit les 7 fédérations de fonctionnaires dont la CGT et FO ce lundi soir. Le gouvernement n’a pas l’air inquiet, le nombre des grévistes de la Fonction Publique étant très faible: 2,2%, écrit Le Monde du 6 décembre. M. Chirac à Cotonou déclare: "Nous avons du courage et nous avons du temps"; le pouvoir se donne en effet 4 mois pour légiférer par ordonnances sur le plan Juppé.
Le mardi 5, au congrès de la CGT, Viannet veut rassurer ses troupes et fait du retrait du plan Juppé un préalable à toute négociation. C’est la motion appelant "à généraliser partout la grève pour le retrait du plan Juppé" qui est adoptée par vote à main levée à une large majorité; pour plusieurs délégués, ce n’est pas le rôle du congrès confédéral de lancer un appel à la grève générale et ils mettent en garde contre la tentation de "transformer le congrès en tribune d’où tomberaient des slogans". C’est à la base de décider! Si FO peut appeler à la grève générale sans que cela prête à conséquence puisque ce syndicat est peu présent dans le privé, il n’en est pas de même pour la CGT. Le congrès "salue" et "soutient" [moralement s’entend] les grévistes. Il en profite aussi pour faire disparaître de ses statuts l’exigence de "la suppression de l’exploitation capitaliste"! SUD dans un tract du 18 décembre écrit: "L’absence au niveau des confédérations CGT et FO d’un mot d’ordre clair de grève générale, partout, s’est certainement fait sentir, surtout dans le secteur privé", mais ne se dédouane pas pour autant de la CGT. Lors du conseil national du PCF, M. Hue, malgré les protestations de militants, annonce que la politique du PCF se concentre sur la "demande de M. Juppé d’ouverture de négociations" et s’oppose à la grève générale pour ne pas "rompre" avec le gouvernement! "Le PCF n’a pas attisé le mouvement social, mais il l’accompagne et lui apporte son soutien", écrit Le Monde du 6 décembre, tout en discutant avec les autres organisations de gauche (trotskistes) et les écologistes pour élargir sa "base" électorale. La grève s’étend dans les centres de tri de la Poste (80 centres sur 130 sont touchés) mais ceci ne correspond qu’à 2% de grévistes (3500 sur 220 000 agents) à la Poste.
Ce mardi 5 décembre a lieu une journée de grève tandis que A. Juppé annonce à l’Assemblée nationale qu’il maintient ses réformes sur la S.S. mais recule sur les retraites; il affirme qu’ "il faudra donc une réforme, sans bouleversement brutaux, dans la durée et la concertation"... Au 12ème jour du conflit, les manifestations réunissent 520 000 personnes (800 000 selon les organisateurs) dont 32 000 (160 000 selon les organisateurs) à Paris. C’est un succès; la grève a été plus suivie dans l’ouest que dans l’est (l’Alsace a un taux de chômage nettement inférieur au reste de l’hexagone et sur le plan syndical, la CFDT y domine), dans le sud (moins industriel et où le secteur public occupe un rôle prépondérant) que dans le nord (industriel et carrefour européen prometteur d’emplois) du pays. Le secteur privé a peu suivi les appels de la CGT et FO à la généralisation de la grève, y compris dans les entreprises à forte tradition syndicale comme l’automobile de Renault (70% pour la CGT). L’Education Nationale compte ce jour 11% de grévistes selon le ministère dont 12% dans le premier degré, 8,5% dans les collèges, 16,5% dans les lycées, 16% dans les lycées professionnels. Les syndicats CGT, FO, FSU, FEN, SGEN-CFDT appellent à une journée de grève interprofessionnelle le jeudi 7.
La journée du jeudi 7 décembre rassemble 700 000 personnes en France (1 300 000 selon les organisateurs) dont 16 000 à Paris en raison du caractère "local" donné aux actions de protestation. Les cheminots ont ouvert partout la marche, avec des revendications qui dépassent le corporatisme; mais le privé suit peu. Un cheminot, délégué CFDT à la gare Saint Lazare, déclare (Le Monde du 9-12): "On sent bien que, pour le privé, on est des locomotives. Et maintenant ça émerge dans les AG: on voudrait aussi se battre pour ramener les salariés du privé aux 37 annuités. En 1936, on a obtenu les 40 heures hebdomadaires; en 1995, on en est à 39. (...) On comprend pourquoi le PS est pâle. La rue est en train de remettre en cause tous les pantins institutionnels. Pendant dix ans, les socialistes au pouvoir ont fait les restructurations industrielles que la droite avait rêvées sans oser les faire. Et maintenant, c’est la droite qui nous propose des réformes que la gauche rêvait de faire si elle avait eu du temps. On croyait élire des hommes politiques, finalement on a des comptables. Y compris dans le style, ils ont fini par se ressembler. En 1968, on avait les réacs en face; c’était simple, on savait où on en était. Aujourd’hui, on a en face des gens qui se disent "ouverts", partisans du dialogue. Si on dit qu’on n’est pas d’accord, ils répondent que "vous n’avez pas compris", comme s’il n’y avait pas d’idéologie, comme si les problèmes étaient techniques, et ils recommencent à nous "expliquer". Le clivage serait entre ceux qui comprennent et ceux qui ne comprennent pas. En fait, il n’y a qu’une idéologie: la leur".
Le soir, J. Barrot invite les syndicats pour le samedi 9. La CGT et la FSU appellent à manifester le mardi 12; FO se rallie.
Le samedi 9, J. Barrot reçoit donc les syndicats, la CFDT puis, la CFTC, la CFE-CGC, la CGT, FO (M.Blondel avait d’abord refusé de venir exigeant une négociation globale du plan et non plus son retrait préalable; finalement il vient), et les présidents des caisses de S.S. Tandis que les négociations se poursuivent à la SNCF sur le contrat de plan, les syndicats de la RATP refusent de négocier avec la direction. Dans la soirée du samedi et la journée du dimanche, les contacts syndicats et gouvernement se multiplient.
Le dimanche 10, au congrès de la CGT, la ligne de L.Viannet triomphe. De son côté, M.Blondel s’aligne sur la ligne de la CGT et du PCF, et ne fait plus du retrait du plan Juppé un préalable à la négociation. Le premier ministre annonce à la télévision sa proposition d’un sommet social qui portera sur la réduction du temps de travail et l’insertion professionnelles des jeunes; il renonce à remettre en question les retraites des fonctionnaires, suspend le contrat de plan SNCF, ajourné sine die, et enfin recevra lui-même les syndicats le lundi. Les syndicats du pôle réformiste appellent alors à la reprise du travail!
Tandis que la reddition s’organise, une lutte vigoureuse oppose les mineurs de charbon lorrains de Freyming-Merlebach à la direction de Charbonnages de France et aux forces de l’ordre. Leur âge de départ à la retraite est fixé à 55 ans, et le plan Juppé remet en question cet acquis. Les mineurs réclament une revalorisation de leur salaire de 2,5% pour 1995 ainsi qu’un réaménagement du déroulement de leur carrière. Les manifestations du jeudi 7 ont "dégénéré" en affrontements très violents avec les forces de l’ordre. Le vendredi matin à 7h, 2000 mineurs se sont rassemblés devant les bâtiments de la direction des Houillères à Freyming-Merlebach pour protester contre les violences de la veille, les quatre puits de Lorraine étaient en grève.
Le Monde du 10 raconte ainsi les événements: "Une fois rassemblés, les mineurs ont marché vers les bâtiments de la direction, poussant devant eux des poubelles enflammées. Ils ont alors été dispersés par les gendarmes mobiles qui ont tiré des grenades lacrymogènes. En lançant des objets enflammés contre les bâtiments, les mineurs ont provoqué plusieurs débuts d’incendie, qui ont été maîtrisés. Vers 9 h, quelques dizaines de manifestants se sont rendus à la centrale Emile-Huchet, à quelques kilomètres de là, où ils ont arrêté deux groupes de production d’électricité et réduit l’activité des autres. Les contacts noués vers 10h entre les représentants syndicaux et la direction des Houillères n’ayant pas abouti, les affrontements ont redoublé d’intensité. Aux actions de harcèlement menées par les mineurs, les forces de l’ordre ont répondu fermement, notamment pour dégager l’un d’entre eux grièvement blessé. Devant la violence des affrontements, certains mineurs redoutaient de voir la situation mal tourner. Les grenades lacrymogènes à effet de souffle répondaient aux jets de pierres, de boulons ou de cocktails Molotov. "Je n’ai jamais vu une telle manifestation", affirme un mineur en reconnaissant avoir déjà vécu des heurts, mais jamais aussi longs, ni dans une telle atmosphère de tension. Pour ramener le calme à Freyming-Merlebach, le préfet de la région a proposé la tenue d’une rencontre avec l’intersyndicale à la sous-préfecture (...) Vendredi soir, les mineurs maintenaient l’occupation de la centrale Emile-Huchet".
Et Le Monde du 12-12 parle de deux journées de batailles rangées autour du siège de la direction qui a fait une cinquantaine de blessés: "Les CRS et gardes mobiles ont tiré des balles en plastique, lancé des grenades lacrymogènes. Les mineurs s’étaient équipés de casques, de lunettes de protection, de masques antigaz, de manches de pioche et de boulons. L’un d’eux a même saisi un bulldozer qui passait par là pour foncer sur une haie de CRS et s’écraser contre le mur d’un commissariat. Un début d’incendie a été déclenché. Le président de la CFDT, un leader respecté chez les mineurs, a été grièvement blessé par une grenade reçue en plein visage. Un gendarme mobile et une trentaine de mineurs ont été blessés. Francis a la jambe criblée d’éclats de "toutes les saloperie qu’ils mettent dans leur grenade. Mais ça va. Fallait voir les gars avec les manches, ils chantaient la Marseillaise, même les Arabes la chantaient", raconte-t-il à ses copains. On ne fait plus la grève pour conserver son emploi. La grande peur s’est éclipsée. La décision de fermer la mine en 2005 s’est accompagnée d’un "pacte charbonnier" qui fera mourir la mine en douceur". Le préfet a invité le samedi l’intersyndicale CGT-CFDT-CFTC-FO et la direction des charbonnages de France et celles des Houillères du Bassin de Lorraine à renouer la négociation salariale rompue cet été. Après deux jours de négociations, quatre mesures salariales ont été proposées pour tous les mineurs des Charbonnages (15400 personnes): le salaire minimum annuel est porté pour 1995 de 81 000 à 85 000 francs; l’augmentation générale de 0,5% prévue pour le 1er Octobre est avancée au 1er juillet 1995; la prime de poste est majorée de 3% au 1er juillet 95 et une prime uniforme de 550 francs sera versée à tous les salariés avant la fin de l’année. Les mineurs du Bassin de Lorraine ont obtenu une journée supplémentaire de congé et une avance anticipée du versement de la prime d’intéressement estimée à 500 francs. Le travail reprenait progressivement le lundi 11 dans trois puits sur quatre à Freyming-Merlebach, et les grévistes quittaient la centrale électro-thermique. Mais les mineurs lorrains reprennent avec le sentiment d’avoir "fait une grève pour rien": "Tous nos copains blessés pour 30 francs, 50 francs supplémentaires. La paie, elle restera toujours à 7300 francs", se fâche un ancien. "C’est 500 francs, 700 francs qu’on veut en plus tous les mois", demande un autre". (Le Monde du 12-12).
Reprenons le fil des événements nationaux. Le mardi 12 décembre se déroule, à l’appel de la CGT, FO, SUD, FSU et de certaines sections de la CFDT, la journée de manifestations la plus importante du mouvement avec 270 cortèges, 985 000 manifestants (2,2 millions selon les organisateurs) dont 61 000 (200 000 selon les organisateurs) à Paris selon le ministère. Marseille a passé le cap des 100 000 manifestants avec une prédominance de la Fonction Publique et le plus gros bataillon est celui des enseignants (c’est à Marseille qu’est née la FSU); FO et CGT ont défilé côte à côte, car depuis le début du mouvement, les deux syndicats faisaient des cortèges séparés dans la ville. La situation sociale du département avec 20% de chômeurs à Marseille explique l’ampleur du mouvement. A Paris, L.Viannet et M.Blondel ont échangé une nouvelle poignée de main. A la suite de cette journée, la CGT demande le retrait du plan Juppé, et appelle à une journée nationale de manifestations pour le samedi 16; elle est rejointe par la FSU, le "groupe des dix" et FO. En fait il s’agit maintenant de clore les luttes.
Le jeudi 14, les syndicats cheminots rencontrent le ministre des Transports qui promet le gel des restructurations et le principe d’une négociation salariale début 96. Le 15 au matin, la CGT-cheminot propose que les cheminots "puissent décider de modifier les formes actuelles du mouvement, en préservant leur unité et leur vigilance"; elle n’appelle pas explicitement à la reprise du travail, décision qui reste du ressort des AG! "Modifier l’action", c’est en clair suspendre la grève, déclare un militant CGT cheminot de la Gare du Nord, qui en 1986 avait rejoint la Coordination; dans ce mouvement de novembre-décembre, la CGT a accompagné les luttes, mais il ne se remet pas de l’attitude de la centrale pour terminer la grève: "On nous spoliait de ce qu’on avait mis en place: une démocratie ouvrière, tous les matins dans les AG" (Le Monde du 21-12). La CFDT-cheminot n’appelle pas non plus à la reprise du travail, mais "prendra acte des décisions de la base"! Même position pour FO-cheminot. A la RATP, CGT et FO annoncent une reconduction au moins jusqu’à dimanche. L’AG de la SNCF Gare du Nord à Paris vote le vendredi 15 au matin la reconduction de la grève (8 voix contre sur 200 personnes); or l’après midi la radio annonce que "les fédérations FO et CGT des cheminots estiment que le mouvement de grève se termine" au vu des délibérations des AG.
Le Monde du 17 écrit: "Gare du Nord, un responsable CGT ne cache pas son amertume de voir "se déclencher les vieux réflexes des fédérations et des confédérations pour terminer une grève. Ce mouvement était d’une autre nature qu’un simple conflit social. Il était devenu une critique des élites, du libéralisme imposé à coups de triques et de dégraissages, de richesses non partagées, d’une société qui n’était plus faite pour l’homme. Au point où il était arrivé, ce mouvement avait besoin d’être politique. Il avait entraîné plein de consciences nouvelles et on n’avait pas le droit de les trahir". En écho, vendredi soir, un délégué FO de la gare Saint Lazare confie qu’il était persuadé que les directions confédérales de la CGT et FO" n’avaient jamais voulu aller à la grève générale. Viannet et Blondel chiaient dans leur froc à cette idée. Le mouvement allait être trop spontané, trop autonome. On l’a bien vu sur le terrain. Ils ont freiné des quatre fers pour qu’on organise des comités de grève générale dans chaque quartier". Le responsable de la CGT n’est pas surpris par cette mécanique du juste rapport de forces: "Au niveau de la fédération des cheminots, les victoires catégorielles sont indéniables. Au niveau de la fédération, Viannet pourra d’autant mieux négocier qu’il n’a pas cherché l’affrontement absolu contre Juppé. Il a pensé qu’il n’y avait pas d’alternative à Juppé. Il y a dû avoir aussi quelques consultations auprès du PCF". Un vieux classique, soupire-t-il. "Le danger, c’est que les gens, on l’a vu dans le mouvement, n’avaient plus confiance dans la gauche qui avait pactisé avec les marchés. Ils voient maintenant les syndicats reculer. A l’avenir, qu’est-ce qui restera?".
Le samedi 16 au matin, 6 lignes du métro (RATP) sur 15 sont ouvertes, et 194 établissements SNCF sur 356 ont voté en AG la reprise du travail. Les manifestations nationales de ce jour ont moins d’ampleur que celles des journées précédentes: 586 000 manifestants selon le ministère dont 56 000 à Paris (300 000 selon les organisateurs), 60 000 à Marseille (120 000 selon les organisateurs). La CGT suivie par FO annonce qu’elle va participer au sommet du 21. De même la journée d’action organisée par la CGT et la FSU le mardi 19 a peu d’écho et rassemble 5000 manifestants à Paris, 4500 à Marseille, 9000 à Bordeaux. Tandis que le travail reprend partout, les postiers des centres de tri de Caen et de Marseille, ainsi que les traminots de Marseille poursuivent le mouvement contre le travail à double statut. Le CNPF accepte d’aller au sommet du 21 pour "faire barrage à toute dérive" sur les salaires et la réduction du temps de travail. En effet le patronat redoute les conséquences du sommet social sur le secteur privé et refuse toute remise en question des accords sur le temps de travail qu’il a signés au cours des derniers mois avec les syndicats. Il "exige que toute question concernant les salaires soit totalement exclue du débat", mais aussi "tout sujet faisant supporter des charges supplémentaires aux entreprises". De nombreux chefs d’entreprise estiment n’avoir pas à faire les frais des fautes gouvernementales, alors que la situation était jusqu’alors calme dans le privé (sic); d’ailleurs les sommets n’ont plus de raison d’être au moment où la mondialisation de l’économie oblige chaque entreprise à s’adapter en permanence (Le Monde du 20-12). Le gouvernement refuse donc d’inscrire les salaires à l’ordre du jour et veut donner la priorité à l’emploi, à la réduction du temps de travail. Seules les confédérations seront invitées à Matignon; l’UNSA et la FSU seront donc exclues de ces chères conversations. En conclusion, l’essentiel du plan Juppé demeure; le gouvernement a dû mettre sous le boisseau en attendant des jours meilleurs son contrat de plan SNCF et la remise à plat des régimes de retraites du secteur public.
Le jeudi 21 décembre se déroule donc le fameux sommet social de 15h à 1h du matin à Matignon avec 8 ministres, le patronat (CNPF, CGPME, UPA), et les confédérations (CGT, FO, CFDT, CFE-CGC, CFTC). A l’issue du sommet, nos deux compères contestataires L.Viannet et M.Blondel font la grosse voix du mécontentement, menaçant de reprendre la lutte, tandis que la CFDT et la CFTC sont plutôt satisfaites. Il n’y a pas de grands changements par rapport à l’accord déjà signé le 31 Octobre sur la diminution du temps de travail, hormis que le calendrier des négociations par branches est plus serré et que cette fois-ci la CGT a signé!
Au milieu de cette pantalonnade syndicale et de l’extinction des luttes, le conflit se durcit au centre de tri postal de Caen et pour les traminots de Marseille. A Caen, un mois après le début de la grève, 190 des 300 salariés se déclarent toujours pour la poursuite du mouvement, encadrés par une intersyndicale CGT-FO-SUD. Depuis le début, ils réclament l’embauche de la cinquantaine de personnes ayant un contrat à durée déterminée. Les grévistes de la Régie des transports marseillais, en grève depuis le 7 décembre, encadrés par une intersyndicale (CGT, CFDT, FO, CSL, SUP) menée par la CGT, réclament la suppression d’un statut qui pénalise 300 salariés (sur 2700) embauchés après 1993; en effet, ceux-ci travaillent deux heures de plus par semaine et sont payés 1000 francs de moins par mois que leurs collègues plus anciens. Début janvier, 27 agents sont appelés à comparaître devant le conseil de discipline de l’entreprise, tandis qu’une trentaine de grévistes sont traduits devant la justice pour entrave à la liberté du travail. Des heurts violents opposent les grévistes aux forces de l’ordre. Le 9 janvier, les traminots obtiennent satisfaction: le retour au statut unique datant de 1942 de tout le personnel. C’est un échec pour la politique bourgeoise qui consiste à contourner la question explosive de la suppression des statuts, notamment dans la Fonction Publique, par des contrats de droit privé pour les nouveaux embauchés. Des entreprises publiques ont déjà réussi le passage, comme la Seita privatisée, ou la Caisse des dépôts et consignations. Des bastions statutaires ont fondé des filiales régies par les conditions du secteur privé; la liste est longue, de la SNCF au CEA (Énergie atomique), de France Télécom à Air France. A Marseille, la différence de salaires et d’horaires était bien trop criante; et conclut Le Monde du 13 janvier: "A vouloir gagner sur tous les tableaux, le mauvais exemple est venu de Marseille qui n’a pas su rendre acceptable, sinon attractif, le passage d’un régime à un autre"! Le 10, les salariés du centre des transports postaux de Marseille obtiennent la titularisation de 5 auxiliaires. Ce n’est pas un hasard si le PCF, profitant de ces victoires, organise le 19 janvier à Marseille "la rebelle", capitale du mouvement social selon un des dirigeants des traminots, un forum qui réunit 3000 Marseillais avec des représentants du PS, de la LCR, des Verts (Lutte Ouvrière n’a pas répondu à l’invitation). Et vogue le navire de la défaite...
Nous, communistes, affirmons face à la racaille réformiste
et réactionnaire, que le mouvement de novembre-décembre du
prolétariat français, a permis aux travailleurs anesthésiés
par la prospérité et le défaitisme des compromissions
syndicales de retrouver le
chemin de la lutte de classe.
Lors du prochain combat qui ne saurait tarder, ils seront à leur
poste de combat pour empêcher que les traîtres et les agents
du Capital dévient une énième fois le fleuve de l’insurrection
prolétarienne vers le grand mirage de la conciliation nationale.
La bannière tricolore n’éclipsera pas le drapeau rouge des
insurgés. Les syndicats de classe renaîtront et les travailleurs
retrouveront dans le Parti de classe leurs traditions de lutte, leurs
armes
théoriques et la voix du Communisme.
Après la grève émouvante et majestueuse des cheminots de décembre 95, voici celle incisive des prolétaires de la route de novembre 96. Rappelons en quelques phrases les dernières grandes luttes dans le secteur du transport de cette décennie: la grève des cheminots de 1986, corporatiste, menée par les coordinations en dehors des syndicats officiels, et ayant soulevé une maigre sympathie parmi la masse des salariés; la courageuse grève des cheminots de décembre 1995, non corporatiste, cherchant à entraîner le reste des salariés qui dans leur ensemble sympathisait avec la grève, menée par une intersyndicale (union, "forcée" par les salariés, des centrales syndicales) avec à sa tête la CGT, se terminant par une farce de négociations entre les centrales syndicales, le patronat et l’État avec le maintien d’avantages acquis par la lutte des anciens et remis en cause par le plan Juppé; et enfin la grève de novembre 96 des salariés de la route, déterminée, encadrée par une intersyndicale bien contrôlée par la base, ce qui fait que le gouvernement ne pourra pas la laisser pourrir comme en décembre 95, mais sera contraint de conclure en toute hâte. Deux semaines de lutte, pas plus, et les prolétaires ont arraché de nouvelles concessions: la retraite à 55 ans, la reconnaissance de certaines heures de travail non comptabilisées, et acquis l’expérience précieuse d’une lutte syndicale digne de ce nom.
Dans Le Monde du 28-11, le "patron des patrons" du Calvados (région de Caen et Rouen touchée par les grèves de 95 et 96), comparant les deux dernières grèves, celle des cheminots de décembre 95 et celle des salariés de la route de novembre 96, déclarait: "L’impact est plus rapide, plus violent, plus grave qu’il y a un an. Nous pouvons nous passer d’un train, nous ne pouvons pas travailler sans trafic routier". En effet l’alimentation en carburant, en produits alimentaires, en pièces détachées pour les industries de toutes sortes se fait désormais par la route. En quelques décennies, les voies des transports de marchandises se sont totalement transformées de façon à s’adapter à une économie en crise, à la recherche de coût moindre, de main d’æuvre flexible et malléable selon le flux des marchés. Comme le commente Le Monde du 26-11, "le camion a été et continue à être l’enfant chéri d’un choix politique, les pouvoirs publics privilégiant depuis des années la route au détriment du rail ou des canaux pour assurer le flux toujours plus important des marchandises qu’entraînent le marché unique européen et la libération des échanges. Aujourd’hui les jeux sont faits: 68,4% des marchandises sont acheminées par camion en France, le rail et les voies navigables ne se partageant plus que les miettes, respectivement 28,4% et 3,2% du tonnage total. Le fret routier domine largement les échanges à une époque où leur multiplication constitue justement la caractéristique-clé de l’activité économique". Le 18 avril 1955, une loi instituait le système de concession de la construction des autoroutes à des sociétés qui devaient récupérer leurs investissements par l’intermédiaire de péages. Cette concession a permis d’équiper la France d’axes routiers majeurs, mais provoqué du même coup la dynamique du "tout-camion". Les poids lourds sont devenus plus efficaces, plus rapides, plus souples que les trains ou les péniches.
L’ouverture du marché unique européen, son extension à l’Europe du Nord et de l’Est ont conforté la tendance. La géographie n’a-t-elle pas donné une place stratégique à la France, entre le nord et le sud de l’Europe, au carrefour des grands flux de marchandises? Une autoroute en a appelé une autre, dans des zones nécessitant des travaux de plus en plus coûteux en secteur périurbain ou montagneux.
De son côté, le réseau routier traditionnel, qui était déjà le plus performant du continent, s’est amélioré spectaculairement. C’est ainsi qu’au cours des quinze dernières années la route a absorbé plus de 60% des investissements publics en infrastructures. Et que les sociétés d’autoroutes, engagées dans une course éperdue pour répondre à l’extension du trafic – en vingt ans, celui des marchandises a augmenté de 70% – se sont endettées à hauteur de 121,6 milliards de francs, voisin de celui de la SNCF et qui devrait, selon l’Association des sociétés françaises d’autoroute, atteindre 230 milliards de francs à l’horizon 2005.
L’État a encouragé le mouvement en offrant au fret routier des conditions de concurrence extrêmement favorables par rapport au rail (dont le fret a diminué de 13% depuis 1985), bien que, selon l’Agence de l’environnement et de maîtrise de l’énergie, un camion de 35 à 40 tonnes consomme deux fois et demi plus d’énergie qu’un train complet pour transporter une tonne de marchandises sur un kilomètre. Les pouvoirs publics ont donc institué une sous-tarification du gazole, de la taxe à l’essieu et des péages. Résultat: les poids lourds usent les infrastructures et polluent l’atmosphère infiniment plus que la voiture individuelle (et "a fortiori" que le train ou la péniche), mais ils paient, proportionnellement, beaucoup moins.
Parallèlement, l’État a opéré le transfert sur la collectivité publique des coûts sociaux et environnementaux de la circulation des poids lourds: bruit, pollution, gaz à effet de serre, accidents matériels et corporels... que la direction générale de l’énergie et des matières premières du ministère de l’Industrie évalue à 24 milliards de francs par an et que la cellule prospective du ministère de l’Environnement estime, elle, à au moins quatre fois plus.
Les conditions ont donc été réunies pour que le camion s’impose. "Dans les raisonnements économiques habituellement pratiqués, l’avenir n’a pas d’importance, écrivent les auteurs d’un rapport de la cellule prospective du ministère de l’Environnement. Les calculs ignorent la représentation des irréversibilités, les modèles fonctionnent sur l’extrapolation du passé sans intégrer les effets de seuil et de rupture caractéristiques des domaines du social et du vivant". Voici là une belle description du mode de fonctionnement du système capitaliste; et il en est encore qui bercent d’illusions les salariés en leur promettant d’arriver à une société plus harmonieuse sans mettre en l’air les bases économiques qui produisent l’incohérence, le chaos, la destruction, l’oppression et la misère psychique et physique!
Ainsi la belle réussite économique du fret routier permet le "flux tendu" dans l’activité économique, c’est-à-dire un meilleur ajustement de l’offre et de la demande en termes de mobilité des marchandises et de gestion des stocks. Qu’importe si cette belle réussite se fonde sur la "vie de galérien" des chauffeurs avec des journées de travail interminables et incomplètement rémunérées. Dans ce secteur le droit du travail et les réglementations de sécurité, dont la France est si fière, ne sont guère respectés, et les entorses au droit commun sont un des avantages parmi tant d’autres octroyés aux patrons des routiers. 35 000 entreprises de transport routier emploient en France plus de 200 000 salariés. 90% des entreprises de transport routier ont moins de 50 salariés. Le temps de travail est souvent supérieur à 240 heures par mois (au lieu de 169 heures dans le droit commun). Artisans routiers et salariés de très petites entreprises gagnent quelques fois à peine le SMIC. Selon deux rapports de la commission de comptes nationaux de transports et le Commissariat général du Plan, si on devait appliquer la législation, les coûts du transport de marchandises par camions seraient supérieurs d’environ 20% (Le Monde du 26-11)!
En 1984 les patrons routiers lancèrent un mouvement contre le prix du carburant et le ministre P.C.F. des transports, Charles Fiterman, où les chauffeurs servirent de simple masse de manæuvre pour le patronat. En juillet 92, les routiers bloquèrent la France pendant 2 semaines. Le conflit lancé au départ par les patrons transporteurs contre le permis à points avait "dérapé" vers les revendications sociales des chauffeurs, exprimées par le biais de Coordinations. De ce conflit était sortie l’élaboration du "contrat de progrès" signé en novembre 1994 par deux organisations patronales, l’UFT et l’UNOSTRA (regroupant entre le tiers et le quart des entreprises) et deux syndicats de salariés, FO et la CFDT. Il établissait un socle de règles sur les temps de conduite et les prix abusivement bas: le texte prévoyait de ramener, à partir du 1er octobre 1995, le temps de travail à 240 heures par mois, à partir du 1er janvier 1997 à 239, à partir de 1999-2000; et l’accord ne raisonnait plus en heures de conduite, mais en temps de service (déchargement, attente de chargement, etc..). Mais les employeurs affirment que la mise en æuvre de ce contrat est rendue difficile par la conjoncture déprimée du secteur; les prix ont diminué de 3,4% en 1995 et l’activité a baissé de 4,6% au premier semestre 96. Selon la CFDT, pas plus de 5% des entreprises de transport appliquent le contrat contre 1/3 selon le patronat. Le jeudi 7 novembre 1996 les deux principales organisations patronales, l’UFT (Union des Fédérations des Transports dominée par la première organisation patronale du secteur, la FNTR ou Fédération Nationale des Transports Routiers qui représente les grosses et moyennes entreprises; les commissionnaires qui organisent les transports sont représentés par un syndicat membre de l’UFT et ont des intérêts éloignés de ceux de la FNTR) et l’UNOSTRA (fédère de nombreuses entreprises artisanales du transport) manifestent pour obtenir des aides des pouvoirs publics, notamment sous la forme d’une défiscalisation du carburant.
Le lundi 18 novembre, les chauffeurs salariés commencent un mouvement de grève. 54% d’entre eux (depuis 1990 le taux de syndicalisation a augmenté de 10 points) sont syndiqués dans 5 fédérations: la FGTE (Fédération Générale des Transports et de l’Équipement; son secrétaire général adjoint est un cheminot qui a participé à la grève de la SNCF de décembre 1995; elle revendique 50 000 adhérents dont 13 000 routiers et autant de cheminots) est la première organisation salariale du secteur (18% aux élections professionnelles de 1994 pour le comité d’entreprise) et est dans l’opposition au sein de la ligne confédérale de Nicole Notat; la CGT (11,5%); FO (11%); la FNCR (Fédération Nationale des Chauffeurs Routiers, autonome soit 5%); la CFTC (2,5%); la CGC (1,5%) et autres organisations (4,5%). A la différence du mouvement de décembre 1995, aucune coordination ne viendra supplanter les organisations syndicales officielles.
Des centaines de poids lourds bloquent les abords de Bordeaux dont le maire est le premier ministre, Alain Juppé, et les accès aux routes nationales 10 et 137 menant respectivement à Niort et Angoulême; des barrages sont organisés à Vitrolles sur l’autoroute A7, à Toulouse, Strasbourg. Selon la CFDT, 5000 camions sont entrés en action le 19 au soir. Dès le 18, le ministre des Transports, B.Pons reçoit l’intersyndicale CFDT-FO-CGT-CFTC-FNCR. Le 20, l’intersyndicale expose en 7 points ses revendications: "Réduction réelle du temps de travail avec embauches correspondantes; paiement à 100% de tous les temps de travail; retraite à 55 ans pour les chauffeurs et les métiers pénibles; augmentation des salaires; arrêt des licenciements et des soi-disant plans sociaux; arrêt des emplois précaires voyageurs et marchandises; suppression des 10 jours de carence maladie; refonte de la convention collective permettant de revaloriser toutes les professions de ce secteur d’activité; reconnaissance du droit syndical". Syndicats et patronat demandent l’implication de l’État dans les négociations. Jeudi 21, le blocus des routes s’étend à une cinquantaine de villes avec des barrages, filtrants ou non et autres "opérations escargots" auxquels prendraient part entre 40 000 et 50 000 camions selon les syndicats, 10 000 selon les chiffres officiels. Les routiers bloquent l’accès des dépôts de carburants à Bordeaux, Caen et dans le Sud-Est où sont concentrées les raffineries pétrolières du Sud de la France. Les camionneurs communiquent entre eux par C.B. et interviennent dès que des camions citernes tentent de s’approvisionner. La solidarité des autres salariés est présente sous forme de collecte d’argent, d’aides matérielles des communes pour les chauffeurs immobilisés dans leurs camions (locaux pour les sanitaires, repas chauds).
Des mouvements de grève débuteront dans les compagnies pétrolières où la situation sociale est là aussi tendue et dans certains dépôts de la SNCF comme Sotteville-lès-Rouen le 27-11. Le 22-11 le secrétaire général de la CFDT-Alsace annonce une rencontre avec le syndicat allemand des routiers salariés. Ce jour-là a lieu la deuxième séance de négociation entre l’intersyndicale et les patrons transporteurs qui sont d’accord sur les revendications mais demandent l’aide financière des pouvoirs publics. Cette séance est présidée par un représentant du ministre des Transports. Le 26, on compte 160 barrages, fermés ou filtrants; l’Est est le plus touché avec 51 barrages contre 29 dans le Nord, 27 en Rhône-Alpes et 7 en II de France. Les dépôts de carburant restent la cible privilégiée des grévistes. Les préfets doivent prendre des arrêtés de réquisition pour assurer la distribution de carburant aux services de sécurité et de santé. Le 26 au soir, le nombre des barrages est passé à 190 montrant la détermination des grévistes. Le gouvernement veut en finir rapidement car le conflit commence a avoir des effets sur l’activité économique du pays et de plus la CGT a appelé pour le 27 à une journée de mobilisation des salariés en solidarité avec les chauffeurs routiers (qui sera un échec).
La 6ème séance de négociations débouche sur un protocole d’accord, notamment sur la durée et la rémunération du temps de travail et sur la retraite à 55 ans; pour cette dernière, de façon à ne pas créer un précédent pour le reste du secteur privé (la réforme du système privé des retraites date de 1994 sous le gouvernement Balladur amenant la durée légale de cotisation de 37 ans à 40 ans), on conclut à une retraite anticipée sous forme d’un "congé de fin d’activité": de 57 ans à 60 ans, le salarié toucherait 75% de son salaire payé par l’État pour les 4/5ème et par la profession pour le reste; de 55 à 57 ans, c’est la profession seule qui assurerait le financement de 75% du salaire brut. Actuellement, le transport routier bénéficie d’un système de retraite à 60 ans, géré par la Carcept, fédérant 53 000 entreprises, 506000 cotisants et cette caisse est en bonne situation financière. Mais cet accord sur les retraites ne concerne pas l’ensemble des métiers pénibles du transport, mais seulement les chauffeurs routiers. Le gouvernement promet des allégements des charges sociales. Avant d’apposer leur signature, les syndicats doivent soumettre ce protocole aux camionneurs. Et le 28 les propositions concernant le paiement du temps de travail et l’augmentation des salaires sont jugées insuffisantes par les grévistes.
240 barrages couvrent la France. L’intersyndicale commence à
se diviser sur les revendications à défendre en priorité,
la CGT misant sur l’extension du conflit qui ne se fera pas, la CFDT et
FO désirant une solution rapide et donc un compromis. L’accord a
permis d’effectuer des avancées comme la préretraite, le
temps de travail, les frais de déplacement et le délai de
carence pour les congés de maladie (ramené de 10 à
5 jours, alors qu’il est de 3 jours pour les autres salariés), mais
pour les routiers il reste insuffisant sur les augmentations de
salaire.
Le 29 novembre, 12ème jour de grève, le nombre
de barrages fléchit (222 à 8h du matin). Le ministère
des Transports veut en finir avec ce conflit (le gouvernement anglais
réclame
à son homologue français l’indemnisation des milliers de
transporteurs anglais bloqués dans l’Hexagone) et propose de procéder
par décret pour le paiement intégral des temps de travail,
hors temps de conduite, de façon à imposer la décision
au patronat des routiers. Le 29 à 15h les négociations étaient
conclues au ministère des Transports. Toutes les organisations
syndicales,
à l’exception de la CGT, ont signé cinq des six protocoles.
Les textes signés portent sur la retraite à 55 ans, les frais
de déplacement des chauffeurs, la durée de la carence maladie,
la reconnaissance du droit syndical et le renforcement de
l’interdiction
de circuler le dimanche, notamment aux camions étrangers. Le sixième
protocole paraphé uniquement par les organisations patronales portent
sur la question du temps de travail et prévoie une réunion
entre les partenaires sociaux le 2 décembre pour se mettre d’accord
sur un texte de décret, décret à signer au plus tard
le 15 décembre. Le nombre des barrages chutait de 190 à 16h
à 46 à 17h30, bien qu’aucune organisation syndicale à
l’exception de la CFTC n’avait formellement appelé à la reprise
du travail, estimant que l’initiative devait en revenir à la base.
Nous saluons chapeau bas, la belle victoire des prolétaires de la
route et la vigueur de leur lutte contre le pouvoir de l’État et
le patronat!
Les attentats terroristes à Paris durant l’été 95 désignent de façon dramatique l’extrémisme islamiste en France comme fourvoyeur de la lutte de classe des prolétaires maghrébins en particulier et comme outil de terreur contre les prolétaires en général.
Dans un contexte de crise économique avec son cortège de répression, d’aggravation de la misère et du chômage, de terrorisme sur les travailleurs actifs présentés par le cæur des mass-media comme des privilégiés et par la classe au pouvoir comme des "citrons à presser toujours plus", le prolétariat apparaît comme une masse inerte et silencieuse. Les grèves éclatent de qui de là, et souvent sans l’écho de la presse. Au contraire cette dernière nous sert largement les massacres yougoslaves, les épisodes terroristes, les émeutes des jeunes de banlieue, les manifestations des étudiants. En effet la jeunesse s’agite dans tous les sens (Cf. à l’article de La Gauche n°22-23 sur le mouvement de mars 1994), incapable de se résigner à n’accepter que les vaches maigres. La violence urbaine augmente. Un rapport de la direction centrale des renseignement généraux publiés dans Le Monde du 21-07-95 donne un état des lieux de la violence urbaine dans un millier de quartiers difficiles en France. Si un tiers des quartiers observés sont indemnes de violence, il s’y développe des formes plus insidieuses de malaise social: désespérance, autodestruction, trafics discrets mais lucratifs qui occupent un certain nombre d’adolescents et d’enfants et pour lesquels les dealers locaux mettent fin à des actes pouvant attirer l’attention des services répressifs sur leur quartier. Les 684 autres quartiers ont connu 600 incidents violents en juin 95 contre 374 en juin 94; 197 quartiers ont une sécurité très dégradée, les titulaires de l’autorité institutionnelle n’y suscitant ni crainte ni respect! Au total, l’Ile de France est la plus touchée par la violence urbaine (226 quartiers), puis les régions Provence-Alpes, Côte d’Azur (89), Rhône-Alpes (62), Nord-Pas de Calais (61).
La carte du dialogue n’est plus à l’ordre du jour. Le gouvernement Chirac concocte un retour en force de l’État dans les banlieues sous la forme d’un plan de velours qualifié de "plan Marshall": augmentation des effectifs policiers, création de centres d’accueils pour les mineurs délinquants récidivistes, et le tout agrémenté d’emplois d’utilités sociales soporifiques pour des salaires mensuels misérables (4000,00F pour 32h par semaine). Certains parlent même de délimiter des "zones franches" à statut spécial pour les quartiers difficiles; et déjà l’armée mitraillette au poing arpente les lieux. Un système d’exclusion se met en place sous nos yeux. Ne parlons pas de celui déjà bien au point que les pudibonds nomme "le secours aux plus démunis" et qui ne représente qu’un système d’exclusion des pauvres; il est encadré par des æuvres charitables subventionnées par l’État et les dons privés pour loger le peuple croissant des sans-abri et distribuer les soupes populaires. Un réseau particulier pour l’accès aux soins a été institutionnalisé avec les SAMU (Secours Ambulances Mobiles d’Urgence) dits "sociaux" pour les grandes villes qui 24h sur 24 patrouillent dans les rues pour ramasser, réchauffer, soigner et hospitaliser dans des endroits "spécifiques" les pauvres de la nation!
Que se passe-t-il donc dans les banlieues profondes! Quels spectres y hantent les rues maussades et effraient les bourgeois grands et petits! La hargne des jeunes, le désespoir des chômeurs? Réfléchissons un peu. Qui vit donc là, si ce n’est le prolétariat, actif ou au chômage, chassé des grandes villes par le coût des loyers, ou enraciné là par les cités de béton construites près des usines ou des grandes entreprises. Évidemment que la crise économique sévit dans ces zones comme la peste, et que les taux de chômage y sont les plus hauts, atteignant jusqu’à 25 % de la population, que le prolétariat le plus atteint est celui immigré, principalement maghrébin! Et c’est bien de cette poudrière, de cet ennemi historique que nos dirigeants ont peur. Les explosions de colère, la petite délinquance, les extrémismes de tout ordre, les désespoirs de tout acabit s’y concentrent hardiment. C’est de ce vivier aussi qu’est né le parcours tragique de Khaled Kelkal, ce jeune fils de prolétaires maghrébins qui n’a trouvé comme expression à sa révolte que la voie du terrorisme islamiste.
Mais laissons parler le maire de Vaulx en Velin, dans la banlieue de Lyon, où Khaled et sa famille vivaient, et où les premières émeutes de jeunes remontent à 1990. Il s’insurge, dans un article du Monde du 10-10-95, contre les descriptions apocalyptiques que font les journalistes des banlieues en général et de Vaulx en Velin en particulier. En voici quelques extraits: "Vaulx en Velin est à l’image de ce qu’a vécu la France au cours du XX siècle (...); elle a accueilli en moins d’un siècle 44 000 personnes venues de 38 pays. Il y existe 1350 entreprises, 300 associations et clubs sportifs et 45 000 personnes. Depuis octobre 1990, elle est devenue l’une des villes symboles des banlieues à cause des cités HLM (habitat à loyer modéré), des émeutes, des détresses sociales. Les mass-média les ont dépeints avec condescendance, crainte et un mélange malsain de fascination et de mépris; délinquance et criminalité, intégrisme et racisme se nourrissent mutuellement et exploitent la misère et l’exclusion. Il y a des catégories sociales qui subissent durement les évolutions économiques alors qu’elles sont les plus fragilisées. Et si les banlieues sont présentées comme un poids mort pour la collectivité nationale, n’oublions pas qu’elles sont surtout un énorme potentiel économique, urbain, démographique, culturel (c’est nous qui soulignons!). Que 25% de la population active vaudaise soit au chômage est un pur scandale contre lequel nous développons des efforts acharnés: mais cela indique aussi que 75% est productrice de richesse, contribue au développement de l’agglomération lyonnaise (c’est nous qui soulignons!) (...) Vaulx en Velin est, aujourd’hui comme depuis un siècle, ce que notre société en fait; elle pose les problèmes de la société. Il est grand temps d’en finir avec les discours anesthésiants sur la situation économique difficile, les sacrifices à faire. La crise n’existe pas pour toutes les catégories, dans tous les secteurs. Selon l’INSEE, les 20% les plus pauvres de la population française ne disposent que de 6,01% des revenus des ménages, alors que les 20% les mieux lotis en absorbent 43,85%, soit une part 7 fois plus grande. En matière de patrimoine, la part est 156 fois supérieure! Au cours du dernier quart de siècle, pendant que le taux de chômage quadruplait, la production des entreprises a doublé. Dans le secteur privé et semi-public, 60% des salariés gagnent moins que le salaire moyen alors que les revenus des marchés financiers ne cessent d’augmenter et sont les moins taxés".
Notre polémiste en arrive à la conclusion habituelle des "braves démocrates" que la raison de tous ces malheurs en revient à la mauvaise nature de l’homme, c’est-à-dire à un mauvais partage des richesses produites, et qu’un meilleur choix des élus mènerait au Nouveau Monde! Misérable mirage! Nous marxistes savons bien que ce partage inégal est INHERENT au système social capitaliste et appartient complètement au mode de fonctionnement de cette société de classe basée sur l’exploitation de l’homme par l’homme et non sur la bonne ou mauvaise nature de l’être humain! Ce partage inégal est inéluctable, insurmontable, quelque soient les bonnes volontés et les bonnes intentions de nos élus écologistes. Que vive le mode de production communiste grâce à la Révolution prolétarienne qui renversera le vieux monstre capitaliste!
Les différents gouvernements qui se sont succédés depuis plus d’une décennie ont cherché à prévenir et circonscrire les mouvements dans les banlieues. Le "mouvement beur" des jeunes maghrébins de 1981 soutenu par le gouvernement Mitterand avec ses grèves de la faim, ses marches pour l’égalité (1983), le mouvement "Jeunes Arabes de Lyon et Banlieue" ou JALB, les associations créées par les jeunes issus de l’immigration pour promouvoir les valeurs républicaines (sic) et soutenues par des subventions publiques sont en perte de vitesse: l’illusion que la vie associative générerait des emplois est dénoncée aujourd’hui comme une vaste duperie, un moyen pour le pouvoir social-démocrate de récupérer les jeunes et s’en servir en fait pour protéger l’ordre social. La crise économique aggrave les fractures sociales, l’exclusion; les différences sont exacerbées et se muent en antagonismes (racial, religieux, ethnique). Les jeunes maghrébins qui il y a dix ans voulaient devenir "français" ne trouvent plus de répondant et cherchent d’autres racines, d’autres références.
Un article du Monde du 21-11-95 intitulé "La crise du modèle français d’intégration" dépeint clairement le tableau: "Tout se passe comme si la "machine à assimiler", qui a permis depuis plus d’un siècle à des millions d’étrangers de devenir de bons Français, s’était peu à peu grippée, à mesure que la crise économique rendait impraticable la voie la plus efficace: l’intégration par le travail. (...). Ne doit-on pas plutôt redonner vigueur au fameux "modèle républicain"? Ces thèmes ont été au centre des débats du 6ème Festival international du film d’histoire, organisé à Pessac (Gironde) du 14 au 20 novembre, avec la participation de divers médias, dont Le Monde, et consacré cette année aux "émigrants". Ils ont donné lieu, entre deux projections, à des discussions souvent vives, en particulier le dernier jour, lorsque se sont affrontés Jean Claude Barreau, conseiller de Jean Louis Debré, ministre de l’Intérieur, et Henri Leclerc, président de la Ligue des droits de l’homme, sur des sujets aussi brûlants que le foulard islamique, le code de la nationalité ou les lois Pasqua. L’intégration, ont constaté la plupart des intervenants, s’est toujours faite dans la douleur et souvent même d’une manière moins respectueuse des droits des individus qu’aujourd’hui. Dans l’entre-deux-guerres, comme l’a rappelé l’historien Pierre Milza, on ne se contentait pas de renvoyer les clandestins, on n’hésitait pas à expulser par trains entiers des étrangers titulaires d’un contrat de travail. (...). Les pessimistes (...) constatent que ce qu’on appelle le "modèle républicain", même s’il n’a jamais été vécu comme tel à l’époque où il fonctionnait le mieux, n’est plus aussi "performant" qu’autrefois. Pascal Perrineau, directeur du Centre d’études de la vie politique française, a rappelé les principales composantes de ce modèle: priorité au "lien politique" sur le lien ethnique ou culturel, choix d’une "logique d’égalité" contre une "logique de communauté", rôle fondamental de l’école, respect de la laïcité. (...) Olivier Duhamel, politologue, a regretté que les gouvernements, de gauche comme de droite, n’aient pas manifesté la volonté d’imposer l’application du modèle républicain et qu’ils aient opté pour une politique de répression. Politique symbolisée par les lois Pasqua, dont Alain Rousset, maire socialiste de Pessac, a demandé solennellement l’abrogation et que Jean Claude Barreau a défendues en affirmant qu’elles étaient l’expression d’un consensus des gouvernements successifs, de Michel Rocard à Édouard Balladur". Et cet article de conclure avec nous que la question de l’immigration ne peut pas être isolée de la question sociale!
En effet le prolétariat le plus touché par le chômage est celui maghrébin; et ceci s’explique non par son origine géographique mais par le fait qu’il constitue largement la main d’æuvre non qualifiée, celle la plus atteinte dans la crise économique. La fracture entre riche et pauvre prend de plus en plus l’aspect d’une fracture entre Arabes et non Arabes. L’Islam, pratiquement absent des préoccupations des jeunes issus de l’immigration maghrébine jusqu’à la fin des années 80, est devenue aujourd’hui l’une des rares sinon la seule référence (Cf. Le Monde du 9-10-95). Le prosélytisme musulman avec ses bataillons de militants "barbus" en djellaba recrute efficacement parmi les jeunes maghrébins. La guerre du Golfe en 1990, la bataille contre le port du foulard dans les écoles, la répression plus ou moins ferme (accompagnée de "discussions" diplomatiques secrètes) contre le FIS, la lutte contre le GIA et la mort en direct (vue à la télévision en France et en Algérie) de Khaled, sont vécues comme autant d’atteintes à l’identité arabe, musulmane. Le Monde du 13-10-95, citant une thèse sur le mouvement islamiste algérien, écrit: "La première percée de l’islamisme en France s’est déroulée pendant la guerre du Golfe en 90, alors que le FIS remportait ses premiers succès électoraux en Algérie. En désignant toute une communauté comme une menace potentielle, en confondant systématiquement Arabes, musulmans et terroristes en puissance, on a vu, en France, une minorité de jeunes assumer cette stigmatisation puis la revendiquer à travers l’idéologie islamiste. D’autre part avec leur "Ni Français, ni Algériens, ni Arabes mais Musulmans", les islamistes ont réussi à leur fournir une identité qui transcende leur appartenance sociale. Cela explique qu’ils recrutent dans des milieux extrêmement différents, aussi bien des jeunes beurs de la deuxième génération, des fils d’anciens harkis, des Français convertis. On retrouve en France comme en Algérie les deux figures du mouvement islamiste, l’exclu et le jeune diplômé en situation d’échec. Les islamistes s’intéressent d’autre part directement aux préoccupations des jeunes: socialisation, soutien scolaire, salles de sport".
Le parcours de Khaled, ce jeune maghrébin impliqué dans l’attentat du T.G.V. à Lyon cet été et abattu par les troupes d’élite de l’armée française, est exemplaire. Il raconte son histoire dans un interview réalisé le 3-10-92 par un chercheur allemand en sciences sociales et politique pour une étude de terrain sur les conflits multiethniques, et que publie Le Monde du 7-10-95 après la mort du jeune homme survenue le 29-9-95. Ce chercheur venu à Vaulx est mis en contact avec Khaled, alors en liberté conditionnelle et qui n’a pas encore été recruté par le terrorisme islamiste. Le jeune homme, âgé de 22 ans, s’explique longuement. Il est issu d’une famille algérienne de 6 enfants vivant en France depuis 1973; son père a été licencié en 1990; son frère aîné est en prison pour une attaque à main armée; il devient délinquant en 1990, est condamné à 4 ans de prison. C’est un élève brillant jusqu’à son arrivée au lycée en 1990; au collège, institution précédant le lycée, Français et Maghrébins vivaient bien ensemble, s’entraidaient, avaient des bons rapports avec les enseignants: "on était sain, tranquille". Au lycée, il prend conscience de la fracture riche-pauvre, de la concurrence ("Au lycée dans ma classe, il y avait que les riches (...) vous aviez un trou de mémoire, ils vous disent rien, ils cachent (...) Il n’y a pas de contact avec les profs"); il a le sentiment qu’il doit oublier sa culture, c’est-à-dire son origine arabe: il doit en fait cacher sa "pauvreté". Il préfère rompre avec ce monde et rejoint celui des voleurs où "on ne regarde pas le mec quand il arrive", et par lequel on peut avoir de l’argent, des "choses" que les parents ne peuvent offrir, un monde où il se sent "libre". "C’était surtout une question de vengeance, explique-t-il. Vous voulez de la violence, alors on va vous donner de la violence. On parle de nous seulement quand il y a de la violence, alors on fait de la violence". Sa famille (père, mère, frère) essaie d’intervenir, il les quitte: "je suis parti parce que je savais que j’avais tort". Il commente ainsi les émeutes à Vaulx en 1990: " C’est tous des gens au chômage qui voulaient dire: Stop! Pensez à nous! Vous avez l’air de jouer la belle vie en ville, mais regardez un peu ce qui se passe dans l’agglomération, la misère, la drogue".
Sa se passe mal avec le système judiciaire: "Franchement en tant qu’Arabes, la justice ne nous aime pas. Il y a une justice à deux vitesses". En prison, il partage la cellule avec un frère musulman et apprend à lire, à écrire et à parler l’arabe: "J’ai bien appris ma religion, l’islam; j’ai appris une grande ouverture d’esprit en connaissant l’islam. Tout s’est écarté. Et je vois la vie... pas plus simple, mais plus cohérente (...) Je ne suis ni arabe, ni français; je suis musulman: je ne fais aucune différence. Si maintenant le Français devient un musulman, il est pareil que moi, on se prosterne nous devant Dieu. Il n’y a plus de races, plus rien, tout s’éteint, c’est l’unicité, on est unis (...) C’est la reconnaissance d’autrui, on est frères même si on ne se connaît pas". Ce qu’il voulait: "Travailler, donner tant à mes parents, mettre de l’argent à côté pour plus tard, accumuler de l’argent, me marier, avoir des enfants, avoir une vie comme tout le monde. La vie, c’est quoi? C’est progéniture, élever des enfants (...). Moi, j’aimerais faire une chose: quitter la France entière. Oui, pour toujours. Aller où? Ben, retourner chez moi en Algérie. J’ai pas ma place ici".
Comme l’écrivait Marx dans "La critique de la philosophie du droit de Hegel": "La religion est l’auto conscience et l’auto sentiment de l’homme qui ne s’est pas encore trouvé ou qui s’est perdu (...). La religion est le soupir de la créature opprimée, l’état d’âme d’un monde sans âme, parce qu’elle est l’âme des états d’âme sans âme".
On peut imaginer le parcours de Khaled de 1992 à 1995. Il est bien vite happé par la propagande islamiste démagogique et celle du GIA qui parlent d’une religion "universelle" et qui prônent d’abattre par la violence armée terroriste cette société corrompue. Le FIS (Front Islamique du Salut) a été légalisé en Algérie en 1989 puis interdit en 1992. L’annulation des élections législatives en Algérie qui lui étaient favorables a conduit le FIS dans l’illégalité, mais ses dirigeants ont été accueillis à bras ouvert dans le monde entier (France, Belgique, Allemagne, Suède, Angleterre, USA). Sa branche armée s’appelle l’Armée Islamique du Salut (AIS). Le FIS, encadré en cela par différentes diplomaties occidentales et arabes, s’est maintenant engagé dans un processus de rapprochement avec d’autres forces politiques aboutissant en janvier 1995 à la "Plate-forme de Rome" qui a reçu l’aval de l’AIS: ainsi le 13 janvier 1995 sous les auspices de la communauté catholique romaine Sant’Egidio, plusieurs grands partis de l’opposition dont le FIS ont signé un accord à Rome qui appelait à boycotter les élections présidentielles tout en demandant au futur vainqueur M. Zeroual d’ouvrir le dialogue.
Des éléments antérieurement encadrés par le FIS mais échappant désormais à son contrôle, les Groupes Islamistes Armés ou GIA s’opposent à toute discussion et craignent de voir la direction du FIS se tailler la part belle en cas de compromis. La direction politique du FIS à l’étranger affiche donc une détermination à s’arrimer à d’autres forces politiques, mais elle produit des publications qui revendiquent les actions violentes que l’AIS mène en Algérie contre le clan au pouvoir, et surtout, comme nous le dénonçons, nous communistes, contre les masses pauvres algériennes. En effet la guerre civile en Algérie prend de plus en plus nettement l’allure de deux clans bourgeois en conflit pour le pouvoir mais dont les actions violentes entre eux aboutissent à terroriser le prolétariat et les masses pauvres algériennes prêts à se mettre en mouvement. En Algérie sévit la guerre civile qui a déjà fait des dizaines de milliers de morts en quelques années. Le FIS et les forces gouvernementales frappent les masses accablées par la crise économique dans un pays où les choix économiques du gouvernement du FNL ont sacrifié l’agriculture et ont aboutit à un véritable fiasco sur le plan industriel. Les attentats du FIS et la répression féroce du clan au pouvoir se font "à l’aveugle" montrant combien leur hantise commune est la révolte des opprimés et leur but la conservation du rapport d’exploitation des classes. Le FIS n’est donc aucunement l’expression du désarroi des pauvres mais plutôt celui d’une partie des classes moyennes algériennes qui revendique un monde plus "juste" pour leurs intérêts propres de classe, et qui cherche à détourner à son profit une partie du mécontentement prolétarien.
Le discours démagogique du FIS est celui d’un parti d’extrême droite à la Le Pen: nettoyage des corrompus, retour aux rapports moraux anciens (famille, travail, patrie)! En France le parcours de l’extrême droite lepeniste est concluant de ce point de vue là (cf. Le Monde du 4-11-95). Après avoir connu dans les années 84-86 une poussée parmi les commerçants et les travailleurs indépendants, puis dans les années 88-89 une percée du côté des artisans, l’extrême droite des années 90 gagne du terrain du côté des jeunes, des ouvriers et des employés. Son électorat se décompose en 30% d’ouvriers, 25% de chômeurs, 16% d’employés, tandis que les électorats du parti trotskiste de A. Laguillier comprend 38% d’ouvriers, celui du P.C. de M. Hue 34%, celui du P.S. de Jospin 31% et celui du clan RPR au pouvoir 26%! Le Pen gagne du terrain dans les fiefs socialistes et staliniens! 15% de voix aux élections présidentielles de 1995, 8% à celles municipales avec trois mairies (Toulon, Orange et Marignane) du sud de la France! Ses mots d’ordre démagogiques avec ses appels au peuple français récolte les fruits de l’amertume des exclus; et pour ratisser encore plus large sous des oripeaux moins "scandaleux", ce parti fait désormais des procès à ceux qui le qualifie d’extrême droite! Le camp des partis d’extrême droite a donc, aujourd’hui et une fois encore, un rôle de plus en plus important dans la lutte à mort qui se joue depuis plusieurs siècles entre bourgeoisie et prolétariat!
Les diplomaties occidentales dont les bourgeoisies dépècent les richesses de l’Algérie ont à cæur d’assurer la "sérénité" du pays. Faut-il user du bâton ou de la carotte? De La dictature ou de la démocratie? Faut-il soutenir les soldats de l’Islam ou les militaires déguisés en démocrates? Les ballets et arabesques des politiciens semblent incompréhensibles à celui qui ne veut pas utiliser les lunettes marxistes. Le général Zeroual démocratiquement élu président de la République algérienne en novembre ne ferait-il pas un parfait Rabin: réconcilier les deux clans bourgeois sur le dos du prolétariat algérien bien naïf? Il faut aussi régler son compte au GIA qui pousse à l’exportation du conflit pour des raisons de survie politique. Il semble en effet qu’il soit exclu des tractations qui ont lieu entre le FIS, les militaires au pouvoir et d’autres États (notamment ceux français et américain). La prise d’otages des 238 passagers d’un avion Air France le 24-12-94, l’exécution de l’imam Sahraoui à Paris en 95 et la série d’attentats de ces derniers mois en sont les manifestations. Après quelques errements et maladresses du ministre de l’Intérieur français et après que le gouvernement britannique se soit décidé à aider ses collègues français en difficulté, la liquidation du GIA sera bientôt chose faite. Comme l’explique en effet la presse britannique (cf. Le Monde du 5-11-95), à la suite de l’attentat commis à l’aéroport d’Alger en août 1992, un certain nombre d’islamistes algériens se sont réfugiés à Londres, dont une dizaine de députés élus sous l’étiquette du FIS, profitant d’une politique d’accueil libérale. En raison de sa politique arabe et des nombreux capitaux arabes investis en Grande Bretagne, le ballet du gouvernement britannique montrait aussi des figures compliquées. Londres est devenue le centre international de la presse en langue arabe; il s’y édite plusieurs quotidiens. Le journal Al Ansar est distribué devant certaines mosquées servant de centres de propagande islamique. Des groupes islamistes sont particulièrement actifs, recrutant essentiellement parmi les jeunes musulmans originaires du sous-continent indien, ce qui fait dire au Times qu’il existe à Londres une internationale islamique toute dévouée à la cause de l’islam, par la force ou la persuasion. Il y aurait en Grande Bretagne entre dix et vingt mille résidents algériens, légaux ou clandestins. Un certain nombre d’extrémistes y sont étroitement surveillés par la police et les services de sécurité. Ainsi le "donneur d’ordres" du réseau terroriste du GIA se trouverait à Londres où il exerce une activité ouverte de propagande, de collecte de fonds et de distribution du bulletin du mouvement du GIA, Al Ansar.
Mais l’affaire se complique aussi avec l’antagonisme d’intérêts qui opposent les bourgeoisies française et américaine. Comme le souligne Le Monde du 19-10-95, la France porte à bout de bras l’aide internationale à l’Algérie. L’aide annuelle française serait environ de 6 milliards de francs et c’est la France qui sollicite le soutien et l’aide financière auprès des banques ou de ses partenaires de Bruxelles, pour le rééchelonnement de la dette commerciale ou publique algérienne. Ce n’est pas un hasard si l’ancien colonisateur doit servir, ad vitam aeternam, de caisse de résonance aux joutes politiques des ex-colonisés. En fait la présence massive en France de la communauté d’origine maghrébine (environ un million de personnes possède la nationalité algérienne; 600 000 d’entre elles sont allées voter dans différents bureaux électoraux en France grâce à l’aide efficace des autorités françaises) et les investissements économiques et financiers de la bourgeoisie française en Algérie constituent les données essentielles. Mais l’Amérique de Clinton a les dents longues et aimerait goûter plus largement aux richesses algériennes en pétrole, gaz et diamants.
Un commentaire prudent d’un écrivain musulman de l’été 95 paru dans le Herald Tribune du 19-10-95 nous en dit long sur le ressentiment de certains milieux arabes; en voici quelques extraits: " En juin 1994, le Président Bill Clinton provoqua une furieuse controverse quand il apparut qu’il suggérait la présence des islamistes dans la structure du pouvoir algérien. (...) L’Iran et divers partis islamistes avaient avant accusé Washington de soutenir les généraux algériens. Ils révisent maintenant leurs opinions: l’Amérique favorise les islamistes contre les généraux afin d’obtenir une plus grande part des ressources algériennes. En février 1995, les veuves d’écrivains, de journalistes et de juges algériens assassinés tinrent un meeting de protestation à Bruxelles. Le pivot de l’action invectiva la tentative des États Unis de dominer le Maghreb. Les insurgés doivent avoir été tellement encouragés par l’administration Clinton qu’ils ont évité de nuire aux Américains, qui sont absents de la longue liste des étrangers assassinés en Algérie depuis 1992. Selon des rumeurs venant d’Afghanistan, des guérillas arabes ont formé une unité spéciale pour frapper les intérêts américains, mais les Algériens en Afghanistan refusèrent de s’y joindre dans la crainte de compromettre les relations avec Washington. Les Musulmans anti-islamistes et d’autres à travers le monde furent exaspérés par la position américaine. Parmi les nombreuses théories conspiratrices qui circulent actuellement, une des plus populaires dans le Moyen Orient et l’Afrique du Nord est que l’islamisme est une création américaine pour maintenir la région arriérée et économiquement dépendante de l’Occident. Selon cette version, chaque fois qu’un pays de la région fait des progrès, l’extrémisme surgit. La raison de cela? La valeur de la nuisance des islamistes est insignifiante comparée aux bénéfices provenant du maintien de la région dans les fers du sous-développement. Voici le plus puissant mythe conspirateur du monde musulman d’aujourd’hui, aussi incroyable que cela puisse paraître, et une conviction profondément partagée par les paysans du Pakistan, les intellectuels d’Iran, les bureaucrates de Syrie, les policiers d’Égypte, les travailleurs du Soudan et les femmes d’Algérie. Des communiqués officiels américains qui présentent l’islamisme comme une alternative ou une nécessité démocratique sont alarmants. Les extrémistes les voient comme une lumière verte, les autres entendent les cloches funéraires. Il ne se passe pas une semaine sans que ce sujet n’apparaisse sous une forme ou sous une autre dans la presse arabe. Les politiciens américains semblent ignorer que l’histoire réelle ou imaginée des opérations secrètes américaines au 20è siècle est plus que suffisante pour convaincre le plus grand nombre que les États Unis sont activement impliqués dans la création de conflits politiques. Les communiqués sur l’autodétermination peuvent être lus de diverses manières: soit comme des autorisations pour la lutte armée, la trahison et l’abandon, soit comme autant de promesses de soutien actif ou de collaboration avec l’ennemi. Bien qu’il y ait un débat aux USA sur le soutien à des mouvements politiques étrangers qui seraient considérés comme inadmissibles chez soi (et pas seulement ceux concernant l’Islam), pour beaucoup d’observateurs, la politique U.S. est souvent déroutante. Ceci est particulièrement vrai en ce qui concerne l’Égypte et l’Arabie Saoudite, tous les deux étant essentiels dans les progrès de l’islamisme. Le soutien pour une grande part sans discernement de ces régimes équivaut, selon certains musulmans, à négocier avec les insurgés islamistes". Chose faite.
L’histoire du jeune Khaled est exemplaire. La radicalisation
religieuse
des jeunes Français issus de l’immigration et des prolétaires
maghrébins en général représente en fait pour
la bourgeoisie, dans une situation sociale de récession économique,
de paralysie prolétarienne, d’absence quasi complète de souffle
révolutionnaire communiste, un moyen d’utiliser la révolte
pour ses propres fins de classe, d’éviter que la hargne ne se retourne
contre elle. Car le danger actuel d’abord pour la bourgeoisie française
est que la guerre civile algérienne, dans laquelle elle est directement
mêlée par ses soutiens financiers et politiques aux différents
clans bourgeois algériens, ne se répande dans les banlieues
françaises et les métros parisiens, et ensuite que l’attaque
en règle que la bourgeoisie internationale mène contre le
prolétariat ne dégénère ouvertement en guerre
de classes. En Algérie, FIS et clan au pouvoir sont unis dans un
même combat: sauver la peau de cette société incapable
de nourrir ses masses en empêchant la seule classe potentiellement
révolutionnaire de se mettre en mouvement. Ces deux clans bourgeois
s’opposent sur les moyens à utiliser: la dictature religieuse ou
une dictature civile plus ou moins teintée de démocratie.
Le résultat des dernières élections présidentielles
de novembre 95 et le recul du FIS et de ses soutiens politiques
montrent
que la bourgeoisie internationale (au premier rang de laquelle se
trouvent
les gouvernements français et américain en lutte entre eux
pour le dépeçage des richesses algériennes) a opté
pour la carte démocratique qui a déjà tant servi pour
dévoyer le désespoir des classes travailleuses. Messieurs
les bourgeois, ce n’est qu’un sursis. A bas la dictature bourgeoise! A
bas la démocratie! Vive le mouvement révolutionnaire communiste!
Vive la dictature prolétarienne!
L’assassinat de Rabin, un demi-siècle après la création de l’État d’Israël, revêt une signification emblématique: pour la première fois, dit-on, dans l’histoire du pays un homme politique hébreux aurait été tué par un autre Hébreux. Il ne s’agit pas là du geste d’un fou; les enquêtes et le bon sens indiquent que les responsabilités de l’homicide impliquent des membres de l’État à ses plus hauts niveaux. L’assassin, qui a fait partie d’unités spéciales de l’armée, est en effet membre du Shin Bet, le service de contre-espionnage et de sécurité intérieure. Ainsi se brise finalement le mythe romantique de l’unité et de la "différence" de la société israélienne, qui montre elle aussi les féroces luttes de faction qui divisent la classe au pouvoir dans tous les États capitalistes. Le mensonge de cette idéologie interclassiste qui a constitué pendant des années le fondement de la solidarité nationale contre "l’ennemi" qui aurait été toujours et uniquement extérieur, se dévoile.
L’assassin – le "parricide" – convaincu d’avoir agi "au nom de Dieu" pour le salut d’Israël (Voici un autre Fondamentalisme), est certainement le fils de la politique apparemment ambiguë que Rabin représentait, en continuité avec celle que les pères fondateurs d’Israël avaient menée, c’est-à-dire une ligne politique qui avait voulu mélanger les principes d’un État moderne, démocratique, se réclamant directement dans certaines de ses composantes d’un socialisme utopique, avec ceux d’un État ethnique, "hébraïque", revendiquant une continuité tout aussi absurde qu’instrumentale avec les royaumes bibliques. Cette superstructure mythologique, qui a régné pendant cinquante ans, s’est dissoute progressivement avec l’affirmation, sous la pression de nécessités économiques puissantes, de la position pragmatique de Rabin, partisan d’accords de "paix", devenus une obligation, avec les pays arabes et avec l’O.L.P. sous l’égide américaine. Ceci représente les intérêts de la bourgeoisie israélienne comme de ses sæurs arabes, comme celle des USA. Le jeune auteur de l’attentat, qui revendique le Grand Israël promis par Dieu au peuple élu, représente, avec l’Église hébraïque, la petite bourgeoisie qui n’accepte pas les nécessités de la realpolitik capitaliste mondiale.
Le prolétariat ne peut que se réjouir de l’écroulement de ce mythe, parce que sur lui, instrumentalisant l’histoire tragique des peuples hébreux et palestinien, les bourgeoisies israélienne et arabe ont réussi pendant des décennies à encadrer les prolétaires, contraints de travailler et de combattre sous la menace de l’ennemi de race. Pendant des décennies, les prolétaires du Moyen-Orient se sont ainsi pliés à la collaboration avec leurs propres bourgeoisies et à la défense de leurs États et gouvernements. Mais des événements internationaux, la crise économique qui se fait sentir depuis des années même en Israël, et des événements régionaux comme la guerre du Liban, en 1984, de caractère ouvertement impérialiste et les rébellions successives dans les territoires occupés ont contribué à briser ce lien damné interclassiste.
Le prolétariat israélien a vu s’effondrer année après année le mythe de l’État hébraïque, démocratique, social démocratique. Et la non soumission dans les territoires occupés a certainement accéléré ce processus. Aujourd’hui la solidarité entre les classes en Israël menace de céder sous le poids social de l’état de guerre permanente auquel s’ajoute une crise économique sans fin reliée à la crise générale du monde capitaliste, tandis que s’est épuisé l’élan accumulé lors des guerres romantiques qui ont amené à la constitution de l’État.
Ces analyses, jointes aux considérations sur les avantages économiques que les capitalistes israéliens tireraient de la normalisation des relations avec les États voisins, ont convaincu Rabin le réaliste à prendre le chemin de l’accord avec les Palestiniens, en cherchant à céder le moins possible pour obtenir le plus. L’occasion propice s’est présentée avec la crise qui a touché l’O.L.P. après son malheureux appui à l’Iraq dans la guerre du Golf. L’État d’Israël avec ces accords n’entend rien céder et veut seulement se libérer de la charge de la répression et de l’assistance sur des millions de prolétaires palestiniens, et intervenir chirurgicalement pour s’opposer à ce que ceux-ci s’assimilent à la société et au prolétariat israélien. Les résultats de la conférence économique d’Amman, qui s’est conclue à la mi-octobre par l’annonce de la constitution d’une "Banque pour le développement du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord", avec cinq milliards de dollars de capitaux à investir, en témoignent: "Le résultat pour les Israéliens est indubitable: le scénario réalisé à Amman – en vue aussi que Tel Aviv en finisse rapidement avec l’embargo arabe – réserve à l’économie de l’État hébreux un rôle de remorqueur, voire dominant, dans toute l’aire du Moyen Orient. Managers et techniciens des compagnies israéliennes de tous les secteurs qui participeront aux projets, font tout pour démontrer l’irremplaçabilité du know-how et de la technologie israélienne qui n’a pas de concurrents dans la région" (Manifesto du 9-11-95).
L’État de la bourgeoisie israélienne a entrepris et conduit les tractations avec l’O.L.P. et avec les États voisins sans omettre un seul jour d’arrêter de massacrer les adolescents qui manifestent dans la rue leur désespoir; il a fermé durant de longues périodes les frontières contraignant à la faim des dizaines de milliers de travailleurs palestiniens, d’autres dizaines de milliers ont été remplacés par des immigrés russes ou directement par des travailleurs provenant d’Asie orientale.
L’assassinat de Rabin, qu’on a voulu interpréter comme un attentat contre le "processus de paix", retardera par conséquent bien difficilement le cours entrepris avec les accords d’Oslo 1 et 2, le traité conclu avec la Jordanie et celui en phase de discussion avec la Syrie. Cours que la propagande occidentale présente comme des pas fondamentaux après celui historique, accompli par Begin et Sadat, qui mena à la paix avec l’Égypte. Mais la politique de l’État d’Israël ces dernières années, politique dont Rabin a été l’interprète efficace, est en effet beaucoup plus complexe; à la mi-août 95, commentant l’accord préliminaire avec l’O.L.P., rédigé le 11 août, Shimon Pères déclarait: "L’accord laisse dans les mains israéliennes 73% de la superficie des territoires (occupés), 97% de la sécurité et 80% de l’eau". "En effet – souligne Le Monde Diplomatique – seules les grandes villes arabes passeraient effectivement sous l’autorité palestinienne et seraient entourées de colonies et de troupes israéliennes appelées à garantir la sécurité". On risque ainsi de ne créer qu’un réservoir de main-d’æuvre, bantoustans misérables, véritables viviers pour le terrorisme. Selon ce que rapporte la revue "Limes", "le 5 octobre Rabin, face à une Knesset surchauffée qui s’est prononcée avec la plus petite majorité possible (61 contre 59) en faveur de l’accord du 28 septembre (Oslo 2), a réalisé une mise au point cartographique de l’accord négocié ou encore à négocier: a) la partie orientale de Jérusalem, annexée en 1967, reste à l’État hébreux; b) idem pour les colonies hébraïques de Maalé Adunim, Givat Zeed et Gusb Etzion, respectivement à l’est, nord-ouest et sud de la capitale, de même pour les installations d’Efrat et de Beitar près de Bethléem. Rabin a par ailleurs affirmé ne pas avoir l’intention de démanteler la plus petite des colonies durant la période d’intérim de l’autonomie (1994-1999), et qu’il autorisera au contraire leur développement en fonction de la croissance démographique naturelle; c) la "barrière de sécurité" israélienne passera par la vallée du Jourdain (...). Les Israéliens prévoiraient l’annexion des zones dans lesquelles les Hébreux sont majoritaires: la Grande Jérusalem, le bloc Etzion et les contours de la Ligne Verte de 1948. En tout, selon Tufakji (un géographe consultant de l’O.L.P.), 20% et non 11% de la Cisjordanie". En conclusion Rabin a affirmé que par conséquent l’entité palestinienne qui naîtra à côté d’Israël sera "moins qu’un État".
D’ailleurs Pères, constituant le nouveau gouvernement israélien fin novembre, dans lequel il n’a pas inclus de ministres arabes, a évidemment reconfirmé les intentions de Rabin en répétant que Jérusalem demeurera unie sous la souveraineté israélienne, et que "même si nous avons atteint un accord avec les Palestiniens, nous comprenons les préoccupations des colons, nous sommes responsables de leur sécurité et de leurs besoins quotidiens". Encore une fois la "colombe" fait le travail du "faucon". Vis à vis des Palestiniens, leur politique est la même que celle qui en 1948 poussa l’armée sioniste, avec l’appui de l’impérialisme, à occuper des milliers d’hectares sur lesquels vivaient des centaines de milliers de paysans arabes, en en chassant les habitants par la force, ce qui amena le premier gouvernement israélien à approuver une série de lois pour la protection de la population hébraïque qui sousclassaient les autres citoyens en les transformant, en particulier les Palestiniens, en main d’æuvre à bon marché.
"Paix contre territoires" disait la propagande durant des années; dans une région déchirée par des guerres continuelles, dans un monde à l’aube d’un troisième massacre impérialiste, le slogan a certainement de l’effet. Mais les traités de paix que stipulent les États ont peu de signification pour celui qui chaque jour est en guerre pour sa survie. L’État d’Israël a signé un traité de paix avec la Jordanie, a conclu les accords avec l’O.L.P., mais il n’a pas fait, et ne pourra pas faire la paix avec les déshérités du Moyen-Orient. Et pourtant Shimon Pères, qui a partagé avec Rabin les plus grandes charges de l’État et du Parti travailliste, est conscient des causes véritables de la "révolte des pierres", quand il écrit qu’ "il y a des ressemblances entre le fondamentalisme en Algérie et celui de Gaza. Même s’il s’agit de deux histoires complètement différentes, dans ces deux cas comme dans beaucoup d’autres, le fondamentalisme est une protestation contre la pauvreté, la désillusion, l’ignorance. Les deux tiers de la population du Moyen-Orient souffrent à cause d’un niveau de vie très bas – moins de 700 dollars par an et par tête – et cette réalité crée en soi illusions et haine, belliquosité et révoltes". (Limes, 4/95).
Nonobstant la conscience de ce danger pour la stabilité sociale de toute la région, partagée naturellement par les sommets de l’O.L.P., les accords d’Oslo n’ont pas amené pour les territoires occupés et "autonomes" ces améliorations du niveau de vie promis par beaucoup et par beaucoup plus encore espéré: "Le chômage ("Manifesto" du 17-11) est proche de 50%. Depuis la signature des accords d’Oslo en 1993 à aujourd’hui, la situation a empiré. Entre décembre 1987, date du début de l’Intifada, et avril 95 le nombre des Palestiniens des Territoires employés en Israël est descendu de 120 000 à 15 000, une chute de 87,5%. Le nombre de ceux qui travaillent dans une ville et demeurent ailleurs est ensuite remonté à environ 30 000, mais Israël – comme Rabin le soulignait souvent – a décidé de ne plus absorber la main d’æuvre palestinienne, préférant, pour des raisons de sécurité, "importer" des travailleurs asiatiques et de l’Europe de l’est, surtout des Roumains. Les pertes pour l’économie palestinienne, causées par cette politique, ont été désastreuses. Elles sont calculées à au moins deux millions de dollars par jour (...). Aujourd’hui le revenu par tête à Gaza ne dépasse pas mille dollars, et en Cisjordanie il est de peu supérieur". Israël continue à poser de grandes difficultés non seulement au trafic commercial entre les Territoires et les États arabes, mais aussi entre la Cisjordanie et Gaza; le résultat en est que "l’économie palestinienne reste en effet largement dépendante d’Israël. Et puis 60% des fonds internationaux jusqu’alors parvenus aux Palestiniens (environ 900 millions de dollars) a servi à payer les salaires des policiers de l’Autorité nationale et des dépendants des divers ministères. Par contre les investissements pour les usines, les infrastructures et le soutien aux petits et grands investisseurs ont peu avancé". Au lieu de "nouvelles perspectives", l’indépendance reconquise a amené une exacerbation de la répression: à Gaza les 6000 policiers prévus ont été augmentés, avec la permission israélienne, à 20 000, et ceux-ci constituent les uniques "postes de travail" créés. La police palestinienne et celle israélienne collaborent activement: exécutions sommaires, arrestations, tortures, fermeture des journaux de l’opposition par la police palestinienne fraternelle sont désormais à l’ordre du jour.
Divisées par mille intérêts particuliers et opposés, les bourgeoisies du "Moyen-Orient en ébullition" ont de la peine à accoucher de cette Fédération inter-ethnique, laïque, démocratique, qui leur permettrait de mieux vaquer à leurs sales affaires. Depuis des années le mythe de l’État palestinien s’est réduit pour l’O.L.P. – représentante adéquate des viles classes bourgeoises et foncières palestiniennes, qui acceptent bien le talon de la police hébraïco-palestinienne sur les travailleurs – à la revendication de l’indépendance pour la Cisjordanie et Gaza, un petit État décidément réactionnaire, écrasé entre la Jordanie et Israël.
Voici donc: ce qui est défini comme un "processus de paix" par les trompettes de l’information mondialisée, n’est rien d’autre que la tentative de retarder la recomposition de classe du prolétariat dans la région contre toutes les bourgeoisies belliqueuses et affameuses.
A ceci s’ajoute la volonté de la part des USA d’instaurer au Moyen-Orient ce "nouvel ordre mondial" qui leur permettra d’augmenter leur présence directe et indirecte dans la région, considérée de première importance, comme plate-forme de départ pour "une hypothétique action militaire tant en Europe qu’en Afrique, tant dans le Sud-Est européen en direction de l’ex Union Soviétique, qu’en Asie centrale et naturellement dans l’Océan indien"; d’autre part ceci leur permettra de contrôler les "réserves pétrolifères mondiales les plus accessibles et les moins chères". (Le Monde Diplomatique 10/95). Cette politique est naturellement centrée sur l’État d’Israël, allié traditionnel de Washington et à cause de cela largement subventionné, comme le démontrent les ultimes initiatives des USA avec la promesse du transfert en 1999 de l’ambassade américaine en Israël de Tel Aviv à Jérusalem, qui représente une reconnaissance de fait de la souveraineté israélienne sur toute la ville.
Le destin de ces deux tiers de la population du Moyen-Orient qui souffrent à cause d’un niveau de vie très bas, n’intéresse aucun des Grands faiseurs de paix. L’assassinat de Rabin ne retardera donc pas un seul instant le chemin entrepris pour construire cette "paix", et ni le parti de quelques milliers de colons, même armés, ni l’action du terrorisme islamique ne constituera un obstacle.
Mais la grande réserve qui se construit en Cisjordanie et à
Gaza, réserve de main d’æuvre à bon marché que
l’on utilise selon les besoins, pourra, si le programme du communisme
révolutionnaire
rejoint un noyau de ces masses déshéritées qui luttent
depuis des années sans aucune perspective de classe, éclater
comme une bombe entre les mains de ses architectes, donnant par son
explosion
une véritable espérance à des millions de prolétaires.
La réunion générale du parti a été convoquée du 4 au 6 octobre à Turin. La section locale s’est encore une fois montrée très efficace pour l’accueil des camarades, tant et si bien que tout s’est déroulé sans imprévu ni perte de temps. Nos sections de Madrid, Paris, Naples, Bolzano, Gênes, Florence, Sarzana, Taranto, Parme, Cortone étaient largement représentées.
Comme d’habitude nous avons dédié l’après midi du vendredi et la matinée du samedi à la vérification collective de l’avancement des travaux et à la programmation des différents comptes rendus.
Il s’est agi d’une véritable convergence et intégration des diverses forces et contributions personnelles, et non d’un "règlement de comptes" selon l’usage du gangstérisme politique des congrès bourgeois. Le prouvent les bons résultats de nos activités, surtout faites d’études et de propagande, de conférences publiques et d’interventions dans les rares manifestations de lutte de classes.
Nous avons examiné l’état d’avancement des publications du parti dans les différentes langues et échangés les documents et textes nécessaires. La possibilité d’étendre le réseau de distribution a aussi été évaluée. Nous avons ensuite abordé les résultats de la propagande parmi les travailleurs et clos par l’exposé de la situation financière des diverses sections, et les prévisions de dépenses.
On confirmait à une camarade la charge de compléter l’index
par argument des différents travaux et articles du parti, désormais
plus que cinquantenaire, qui sera mis à la disposition de tous les
groupes de travail. Écrits qui reflètent une tradition cohérente
de pensée et de bataille communiste dont notre petit noyau militant
est fier.
Déterminisme et physique moderne
La séance du samedi après midi a été ouverte par un rapport sur le déterminisme et la physique moderne. Ce rapport dans sa première partie traitait certaines relations centrales de la dialectique matérialiste: le passage de l’abstrait au concret et le rapport entre l’universel et le particulier.
Se référant à la fameuse citation de l’introduction de 1857, "Pour la critique de l’économie politique", l’exposé démontrait que chez Marx le concret dans la pensée se réalise au moyen de l’abstrait. Dans la pensée le concret assume la forme d’une synthèse de nombreuses déterminations, chacune reflétant seulement un aspect de la réalité concrète. Ces déterminations abstraites dépassent leur abstraction seulement par leur intégration, permettant la reproduction du concret dans la pensée.
C’est pourquoi toute théorie qui prétend cueillir le concret en isolant les déterminations particulières et en se concentrant uniquement sur quelques unes ne pourra parvenir à la vérité, qui est toujours concrète.
Pour faire comprendre la conception de la dialectique matérialiste par opposition à l’éclectisme et à la métaphysique, le débat entre Lenin et Boukharine au 8ème et 10ème congrès du parti russe était rapporté. Dans le premier congrès Lenin critique une conception unilatérale et métaphysique de la dialectique; Boukharine, niant tout le capitalisme primaire dans l’impérialisme, avait analysé le capitalisme de façon unilatérale, oubliant que du point de vue de la dialectique matérialiste l’objet doit être apprécié dans sa totalité, parce que c’est seulement de cette façon qu’il est possible de formuler une théorie unitaire qui puisse embrasser l’objet dans l’ensemble de ses relations et déterminations, comme unité du multiple.
Dans le second congrès est critiquée la conception éclectique de la dialectique qui consiste à définir le concept en se limitant à en indiquer les différentes déterminations, quand la dialectique exige que l’on tienne compte sous tous leurs aspects des rapports dans leur développement concret.
Le rapport dialectique entre l’universel et le particulier a été développé à partir d’un commentaire fondamental de Lenin sur un passage de la Grande Logique de Hegel: "Une formule magnifique: non seulement un universel abstrait mais un universel qu’embrasse en soi la richesse du particulier, de l’individuel, du singulier toute la richesse du particulier et de l’individuel".
Lenin renvoie expressément à Marx. En effet Marx dans le Capital découvre les déterminations universelles de la valeur au moyen de l’analyse du cas particulier de la circulation simple des marchandises. Le concept de la forme simple de la valeur est un exemple clair de concret universel qu’embrasse en soi la richesse du particulier. Dans cette forme, comme dans une cellule, se cache toute la richesse restante des formes plus complexes et développées des rapports capitalistes, comme il en résulte des abondantes citations de Lenin, de Marx et du parti. Dans la mesure où le phénomène particulier, immédiatement exprimé dans le concept, la forme réelle mercantile du lien entre les producteurs, est dans le même temps le fondement générique universel d’où se développent toutes les formes restantes.
Le rapporteur exposait ensuite les grandes lignes de la seconde partie du rapport, non encore terminée, concernant les questions du déterminisme dans le champ historique et naturel. Outre l’abandon de l’objectivité de la réalité, la bourgeoisie, avec l’interprétation «de Copenhague» de la mécanique quantique, a renoncé au déterminisme et au principe de causalité dans le monde microscopique. Avec les «théories du Chaos» elle étend le principe d’indétermination au monde macroscopique.
Le vingtième siècle se termine par la démolition
de ce qu’il avait hérité, à travers des luttes gigantesques
des siècles précédents. La démolition du déterminisme
du côté bourgeois est aujourd’hui un moment essentiel de la
lutte de classes entre bourgeoisie et prolétariat, et la reprise
à grande échelle de la lutte révolutionnaire comportera
parmi tous les moments centraux la réaffirmation du matérialisme
et du déterminisme.
Origines du séparatisme basque
Après une brève pause un second rapporteur exposait la poursuite de l’étude sur les conditions historiques dont est issu le mouvement séparatiste des provinces basques. Était traitée la période de la révolution industrielle (ports, chemins de fer, etc.) qui entraînait l’enrichissement rapide d’une partie de la région, au début favorisée aussi par des investissements étrangers, en particuliers anglais, dans l’industrie minière. Les provinces basques devinrent les plus industrialisées et modernes de toute l’Espagne. En même temps qu’apparaissait le prolétariat, en partie immigré des régions les plus pauvres de la péninsule, débutèrent les luttes ouvrières, bien que dirigées par un parti socialiste déjà enclin au compromis et au parlementarisme.
La revendication d’une législation particulière pour le pays basque, différenciée de celle de Madrid, surgit à la fin du siècle. Elle était réclamée autant par la grande que par la petite bourgeoisie et par les propriétaires terriens, mais pour des motifs opposés: la grande pour s’assurer des impôts minorés et l’accès facilité au marché national, la petite et les propriétaires fonciers contre la grande et par nostalgie du passé. Les fondateurs officiels du Parti National Basque se présentent surtout comme hostiles aux transformations modernes de la société rurale, hostiles à l’immigration d’ouvriers espagnols, et férocement ennemis des idéologies qu’elles apportaient avec elles, socialistes par exemple. Le Parti Socialiste Espagnol ne sut alors y répondre que par le nationalisme, poussant les ouvriers immigrés à un racisme spéculaire et à une opposition absolue à la langue et aux spécificité des travailleurs basques.
Dans les dernières années du siècle, le gouvernement de Madrid commença la répression des courants séparatistes, incarcérant et fermant des journaux.
Dans les grèves des mineurs du début du 20ème siècle,
les nationalistes basques prirent résolument position contre les
ouvriers et pour la réaction armée des industriels et des
commerçants, jusqu’à demander à l’État "oppresseur"
central l’autorisation de s’armer contre la grève.
Parti et centralisme organique
Un troisième camarade exposait une approche propédeutique de l’histoire des vicissitudes internes du parti dans son histoire séculaire. De la définition de classe, parti, fonction du parti ressort le caractère fondamental de la structure du parti communiste: le centralisme.
La classe n’est pas la somme d’individus rassemblés seulement d’un point de vue statistique. Elle est un mouvement exprimant une finalité historique commune à ces individus et à laquelle ils tendent le plus souvent non consciemment. C’est le parti qui définit cette finalité historique et le chemin pour y parvenir: c’est une doctrine et une méthode d’action. La classe commence à être telle si elle exprime sa finalité historique, donc son parti. La classe présuppose le parti. Le parti est le gardien pour la classe de la conscience de sa tâche historique. Sa fonction est l’encadrement des énergies prolétariennes dans l’action révolutionnaire. Cette action a son sommet dans la dictature du prolétariat.
Le centralisme est la nécessaire conséquence de la doctrine marxiste. Nier le centralisme signifie nier le marxisme en bloc. Mais le centralisme ne suffit pas à définir le parti de classe, il est caractéristique aussi des institutions de la classe bourgeoise, et parmi elles en première ligne de son État. Le centralisme du parti communiste a des formes, méthodes, instruments qui lui sont propres, différentes de ceux de l’État bourgeois, lui aussi de classe.
Les rapports entre les militants, la structuration du parti en une hiérarchie de fonctions diverses et la succession des camarades dans ces fonctions, la nécessaire discipline sont le résultat non de recettes organisatives particulières établies «a priori», ni de méthodes coercitives, ni de carriérisme, mais de l’unicité des buts définie complètement non dans des opinions ou la capacité d’individus, mais dans une doctrine impersonnelle et connue de tous, dans un programme, dans un ensemble prévu de normes tactiques invariantes, auquel tout le parti, du centre à la périphérie, se soumet.
Ceci s’obtient et se maintient seulement avec le déroulement
correct du travail collectif du parti: défense et précision
de la théorie, interprétation cohérente des faits
nouveaux de la lutte entre les classes, participation active aux luttes
que les masses entreprennent et à leurs organisations.
Cours de l’économie capitaliste
Dimanche les exposés reprenaient avec le travail méthodique du parti sur les données économiques. Travail de mise à jour qui confirme les thèses marxistes sur le cours catastrophique du capitalisme. Selon une méthode établie depuis des décennies, nous avons examiné la croissance économique des plus grands états impérialistes et du monde dans son ensemble, en utilisant les indices de la production industrielle qui permettent d’examiner le mouvement du capital industriel sous sa forme marchande.
Aux USA la production industrielle, qui avait dépassé son rythme de croissance maximale et réduit sensiblement son rythme d’accumulation, a connu dans le second quadrimestre un nouvel élan qui amène la durée actuelle de l’expansion à cinq années et la masse de la production bien au delà du maximum atteint avant la récession. Ce sont des résultats que les autres centres impérialistes envient relativement, mais la comparaison avec les durées des précédentes expansions de l’après guerre et l’incrément moyen annuel qui s’est délimité dans ce bref cycle, établissent que l’accumulation du capital se déroule avec des rythmes réduits typiques de sa vieillesse capitaliste et du contexte mondial de dépression.
Au Japon et en Allemagne, la reprise de la production industrielle
est
incertaine et le volume respectif de la production est à un niveau
bien inférieur au maximum précédemment atteint. La
comparaison des évolutions des incréments relatifs du produit
industriel, entre l’Allemagne unifiée et la zone Ouest, permet de
vérifier l’effet bénéfique sur le taux d’accumulation,
pour l’Allemagne prise dans son ensemble, de la destruction massive de
capital survenue en 1990 dans la zone Est. Ce qui confirme la structure
sociale de cette dernière (l’ex RDA) et la thèse marxiste
de la nécessité, en régime bourgeois, de la destruction
de capitaux et du gâchis social de travail humain présent
et passé.
En Russie, la production industrielle en chute depuis sept ans continue
toujours de s’effondrer. Bien que cette chute commence à ralentir,
l’on assiste à un colossal remaniement, qui correspond à
la course forcenée à l’accumulation que l’industrie a connu
pendant presque 50 ans, et qui a coûté d’énormes tourments
au prolétariat russe et entraîné le prolétariat
mondial dans une gigantesque tromperie.
Les difficultés au contraire du plus grand impérialisme en Europe, l’Allemagne, se reflètent dans toute l’aire. Et la forte croissance de la production industrielle en Italie, qui lui a permis la meilleure récupération européenne sur la récession, est désormais en redimensionnement très rapide. Les jeunes capitalismes montrent ne pas soutenir longtemps les hauts rythmes de croissance atteints. Il a fallu trois années à la production industrielle mondiale, qui en est à sa quatrième récession avec 1990, après les 30 années d’accumulation ininterrompue de l’après guerre, pour revenir au maximum précédent.
Ceci confirmait donc que le cycle conjoncturel actuel a une allure faible et incertaine, qui continue avec un rythme d’accumulation de capitalisme sénile. Le rajeunissement du capital apporté par les deux guerres mondiales est épuisé depuis longtemps. Les difficultés croissantes du capitalisme minent les illusions d’un bien être grandissant, alimentent les poussées matérielles pour la lutte économique et sont la garantie de la reprise de la lutte et du parti de classe et de sa force victorieuse.
Le mouvement des prix, ceux des matières premières en baisse par rapport au pic atteint précédemment dû à une année abondante, ceux au détail d’inflation basse, ceux à la production en diminution (Allemagne et Japon) ou d’inflation réduite, était cohérent avec la croissance faible et ralentie et correspond à une déflation débutante.
Les illusions bourgeoises misent sur les pouvoirs indépendants et miraculeux de la monnaie conventionnelle de papier, sur le crédit et sur l’État, sur les théories d’une production capitaliste qui constituerait une issue suffisante en elle-même ou qui nécessiterait une consommation improductive sans pause qui la rendrait éternelle. D’un côté le danger aux USA que le cycle capitaliste se lance dans une phase de tension extrême et d’euphorie précédent la crise, de l’autre l’anxiété bourgeoise en Europe pour sortir de la stagnation, alimentent de pompeuses propositions, pour une reproduction élargie harmonieuse du capital, et d’infinis débats sur les « mérites » et « démérites » de l’inflation, et sur la présence ou l’absence de la déflation.
Nous affirmons, sur la base de nos textes, que ce sont toutes de
vieilles
théories, présentées comme des nouveautés mais
que l’on peut ramener à celles combattues et démolies par
Marx et démenties par 150 années d’expérience historique.
Question militaire: la seconde guerre mondiale
Dans ce rapport nos thèses sur la guerre, déjà exposées aux réunions précédentes, étaient brièvement résumées: la guerre impérialiste est une nécessité pour la classe dominante pour maintenir sa domination de classe en résolvant la crise de surproduction par une destruction massive de capital, de travail mort accumulé et de travail vivant ; c’est-à-dire le massacre de millions et de millions de prolétaires. Les bourgeoisies en guerre entre elles pour se partager les marchés et redéfinir entre elles les différentes zones d’influence, se fédèrent immédiatement quand surgit la menace d’une rupture de l’ordre social en quelque endroit du monde.
La guerre impérialiste se termine après une terrible saignée par l’occupation du territoire de l’ennemi défait et qui n’est plus en mesure d’assurer l’ordre social.
La chronologie de la seconde guerre mondiale était ensuite reprise, depuis le semblant de bataille contre l’Angleterre à l’hiver terrible de 1941 dans la campagne de Russie.
L’invasion ratée de l’Angleterre ne fut pas due à des causes militaires, mais au fait que l’Allemagne, bien que forte militairement, ne l’était pas assez pour se substituer à l’Angleterre dans le rôle de gendarme de l’ordre mondial impérialiste.
De nombreuses propositions d’accords furent rejetées par l’État anglais, qui y était poussé par les USA. Ces derniers, suivant une stratégie avisée, incitèrent à ce que l’Europe s’entre-déchire et s’affaiblisse. Ils intervinrent sur le théâtre des opérations quand il était devenu évident que l’Allemagne avait perdu la guerre après la défaite de Stalingrad et lorsque les contondants étaient épuisés.
La grande masse de la puissante armée allemande n’était engagée ni sur la Manche, ni en Égypte ; sans ennemi, elle était composée en grande partie de prolétaires, alors que la crise de surproduction n’était pas encore résolue, elle constituait un danger pour la paix sociale ; voilà pourquoi l’attaque à la Russie fut décidée. L’attaque préventive des Balkans fut stratégiquement nécessaire. Une pénétration en Russie avec les flancs à découvert aurait été trop risquée. Mussolini qui pressentit l’intervention tenta d’en profiter en intervenant, mais sombra dans le ridicule.
La guerre éclair se révéla un désastre et
une tragédie. L’armée russe sous les terribles coups de butoir,
vacilla mais ne s’effondra pas. Il fut ensuite impossible à l’Allemagne
de trouver un "statu quo" précaire pour lui permettre d’affronter
les États Unis.
Le Rêve du Communisme, un Besoin
La dernière relation fut consacrée à la poursuite du thème sur le communisme.
Le næud de la mystique, de toute mystique, consiste en l’intuition d’une totalité originelle dans laquelle ne sont pas encore différenciés un « sujet » et un « objet ».
Il y a ceux qui voient dans ce type de réalité une expression « primitive » de promiscuité à oublier et à exorciser, parce que source de chaos et manquant de ces distinctions fondamentales qui sont considérées comme essentielles à la civilisation. D’autres au contraire la considèrent comme une réalité ubiquitaire et rassurante, rappelant une époque de félicité, un éden ou un âge d’or. La confrontation entre « expériences mystiques » d’origine culturelle et géographique différentes, conduit à la constatation d’un faisceau de forces qui peut aboutir à la libération d’une immense énergie sociale, tout comme une particule élémentaire représente un concentré d’énergie qui peut se trouver libéré dans certaines conditions.
Le communisme scientifique ne craint pas de reconnaître le communisme utopique comme son prédécesseur, non pas pour en exalter le caractère mystique, mais pour démontrer que le but qu’il visait est justifié et nécessaire.
La communauté humaine déploiera une appartenance commune, dans laquelle les individus ne ressentiront leur lien mutuel, non pas comme contraignant, mais comme une expression naturelle et libre.
Dans la vision qui nous regarde, la mystique n’est plus « cette nuit où toutes les vaches sont noires », mais la fin des divisions de caste et de classe. L’individu n’est pas cet atome libre, mais une unité en harmonie avec le macrocosme: vision symétrique et fidèle de la totalité.
Si les expériences mystiques occidentales et orientales semblent s’opposer, elles ont en commun le culte de l’unité; nous dirons qu’elles sont monistes. Toutes se proposent le dépassement des divisions (comme celle de l’esprit et du corps), des lacérations qui empêchent l’unité de l’être humain.
Notre excursion tend à mettre en lumière les points les plus saillants de la tradition communiste, jusqu’à l’affirmation du concept d’espace-temps. Concept qui n’est pas une renonciation théorique, mais le point d’arrivée de la connaissance dans le domaine de la physique de Riemann à Einstein. Il ne s’agit pas d’élucubrations, mais du résultat de l’expérience collective de l’humanité souffrante et des théoriciens les plus clairvoyants et les plus ouverts, notamment dans le domaine des sciences, mais surtout conscients d’appartenir à l’humanité et dépourvus de préjugés idéologiques et de classe. La preuve se trouve dans notre compréhension de l’organisation et de l’adhésion au programme et non pas dans des rites particuliers et dans l’existence d’examen de passage qu’un groupe particulier de sacerdoces imposerait.